Dans les lignes, à travers les âges. Guy Delhasse raconte Liège en toutes lettres
David Lombard
Texte
Dans Liège en toutes lettres, Guy Delhasse raconte comment les écrivain(e)s ont écrit la ville de Liège depuis 1823.
De ses vies ouvrière, politique, religieuse, sociale, scolaire à celles de ses commerces, de ses transports, de ses arts, et de sa gastronomie, Liège y rayonne à tous les coins de rues et dans pléthores de lignes d’auteurs et autrices (in)connu(e)s pour se graver dans nos mémoires.
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Surnommé «le gardien de but de la littérature liégeoise» par Bernard Gheur, puis «l’arbitre de ses élégances» par Armel Job dans sa préface, Guy Delhasse1 est un auteur à multiples facettes.
Des guides et promenades littéraires aux romans noirs, chroniques, récits biographiques et chansonsgraphies, son œuvre est toujours restée proche de Liège, la ville qu’on ne quitte jamais véritablement.
Dans Liège en toutes lettres, son hommage le plus récent aux lettres de la Cité ardente, Delhasse affirme qu’«il existe bien une «littérature liégeoise» depuis 1823, c’est-à-dire un engagement littéraire qui propose un ensemble de romans et de nouvelles, de poèmes qui met en évidence le patrimoine urbain par le biais de l’invention».
À la lecture de ce dernier, on ne peut que rejoindre l’équipe Delhasse car si «une ville sans fiction n’a pas d’avenir», le futur de Liège est écrit et s’écrit encore.
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Liège, ou la seule ville qui a son surnom dans le titre d’un roman, La cité ardente, d’Henry Carton de Wiart, mais elle reste ardente pour de multiples raisons, qui comprennent son passé industriel. Dans son premier chapitre, Delhasse plonge le lecteur dans les bassins houiller puis sidérurgique.
Par exemple, si Victor Hugo et Graham Greene ont prêté quelques lignes aux années les plus prospères de Liège, c’est Alexis Curvers qui donne à l’industriel liégeois des allures de sublime dans Printemps chez des ombres, qui apparait bien plus propre que les usines sales de Jean Jour dans La fenêtre sur le quai.
Avec un sérieux teinté d’humour, Delhasse rappelle un des nombreux rachats de la société sidérurgique et charbonnière Cockerill-Sambre alors que Liège est en pleine «full Mittal jacket» dans L’année des fers chauds de Dominique Delahaye2.
Jean Jour — fréquemment cité aux côtés de Christian Libens, Bernard Gheur, Paul Dresse, Armel Job, et évidemment Curvers et Simenon — revient dans une partie consacrée aux commerces liégeois (boutiques, épiceries, boucheries…), dont il fait l’apologie dans sa trilogie d’Un gamin d’Outremeuse.
Quelques classiques que tous Liégeois(e)s (ou non-Liégeois(e)s d’ailleurs) devraient connaître: Christian Libens rappelle l’existence dans Un œil à la lune et l’autre crevé de la librairie Béranger place Cockerill, qui deviendra la célèbre et très fournie Pax, Christophe Winchowski remarque dans Le noyé du Pont Barrage la délicieuse pâtisserie Lechanteur rue Saint-Paul qui vend «les meilleurs éclairs au chocolat de la ville», et Hélène Delhamende nous parle dans son recueil Disparitions des deux enseignes encore bien vivantes que sont Stoffels et Chez André.
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On se promène et on arrive aux marchés, sur la place du Marché, mais aussi sur la seule et unique Batte3, à laquelle Delhasse rend un hommage des plus poétique:
«La reine millénaire, princesse de cœur de tous les Liégeois et des autres […]. Batte à mille pattes, batte à pain dur à travers les siècles, sans se soucier des romans qui la battent de mille mots colorés.»
Michel Bodeux la décrit dans les détails dans son roman oublié Liégeoise idylle, alors que ses échoppes «s’animent de cris, de chants, d’aboiement, de sonneries de trams et du meuglement des bateaux». Guy Delhasse (car il fait lui-même évidemment aussi partie de son corpus!) lui accorde une importance différente, étant «la rencontre entre les langues et les cultures de différents pays» dans L’Être pour partir.
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Côté scolaire et académique, Delhasse souligne que «Liège est une folle ville qui a su donner à ses enfants des points de repère pour apprendre « les choses de la vie » dans de nombreux établissements scolaires».
Il est question ici, par exemple, encore de Jean Jour, Paul Dresse et Bernard Gheur, mais aussi de Jean-Pierre Bours et Guy Delhasse dans Clapton a tué ma femme!, son dernier polar également chroniqué sur Karoo.
L’Université de Liège y est aussi décrite sous la plume magistrale d’Arthur Detry dans sa fiction Bettina:
«La ville universitaire est la vieille redoute des libertés belges, l’antique boulevard de nos pères, le sanctuaire où la jeunesse, avide d’aventures et du renouveau, va puiser l’élan généreux et les grandes pensées.»
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Outre les commerces et institutions, Liège en toutes lettres touche les cordes sensibles et les sujets polémiques comme la politique et la religion. D’une main poétique encore, Delhasse écrit: «La ville s’endort chaque jour au rythme de la Meuse, veilleuse millénaire, capricieuse et insoumise malgré ses airs de berges grises. Les romanciers politiques viennent du fleuve tumultueux de l’histoire de la ville.»
Ainsi, Notger de Liège apparait dans La Saga des Lambert de Janine Lambotte comme «le premier homme politique liégeois à vivre grâce aux romans», et Liège troque ses surnoms pour «la cité des prêtres» ou encore «l’égorgeuse de princes et d’évêques» dans le Plumes du coq de Conrad Detrez. Une note de nostalgie viendra s’ajouter avec des descriptions (des chantiers) de la cathédrale Saint-Lambert, une perte consolée par les lettres notamment dans De roses et de Sang de Michel Hody.
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Après la note de nostalgie viennent les notes de musique, même si Delhasse regrette la timidité des romanciers quand il s’agit d’évoquer le quatrième art liégeois.
On remarquera quand même que Carlo Bronne, dans l’Hôtel de l’Aigle noire, raconte la rencontre manquée du célèbre compositeur liégeois André-Modeste Grétry et du moins fameux pour les Liégeois, Mozart. Sans blague chauviniste, Bues pour trois tombes et un fantôme de Philippe Marczewski (prix Rossel 2021 avec Un corps tropical) met en exergue le passé jazzique de la Cité ardente.
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Selon son gardien de but, la littérature liégeoise est avant tout un jeu d’équipe. La chapitre consacré à la vie des écrivains nous présente un florilège du «phénomène d’emboîtement littéraire» consistant à parler d’un autre auteur dans sa propre œuvre littéraire. Nicolas Ancion inclut par exemple Simenon dans La cravate de Simenon, qui se retrouve sur toutes les couvertures et sous toutes les polices car, Delhasse ajoute, «c’est un cas universel […] Il peut être territoire de Liège à lui tout seul comme il peut incarner la distanciation nécessaire aux origines».
Simenon n’est pas seul à profiter des éloges, Jean-Denys Boussart et Renée Brock, par exemple, feront écho à Alexis Curvers.
On dépasse la comparaison footballistique avec des références directes au sport. Paul Dresse, par exemple, raconte Le Standard, le club des «Rouches», dans le Connétable d’Altamura. De manière plus générale, Delhasse recouvre encore ces mentions honorifiques sur le sport d’une toile historique toujours adéquatement présentée et détaillée.
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Le passé résonne avec le présent dans les derniers chapitres sur le divertissement et la gastronomie (car, comme le dit si bien Delhasse, «la mémoire historique de la ville est celle qui se construit par le gosier»!).
Dresse nous rappelle dans Le respect de l’argent que la foire liégeoise n’a été d’octobre que depuis 1872, alors que Grandgagnage dans Voyages et aventures de M. Alfred Nicolas mentionne «Le Point de Vue» et Delahaye dans L’année des fers chauds le bluesy Lou’s Bar, une brasserie et un café encore bien animés aujourd’hui.
Le Carré4 est aussi à l’honneur, notamment dans La danse de Pluton de Frédéric Saenen où apparaissent Le Déluge et Chez Elmas, deux enseignes marquantes mais aujourd’hui disparues, ou dans Faux Simenon de Nicolas Marchal, qui donne des couleurs ardentes au lieu le plus festif de la Cité.
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Delhasse donne (presque) un dernier élan à son anthologie en évoquant les transports avec lesquels se déplacent les personnages de romanciers liégeois, comme le tram 4, cité dans La vie basse de Jean de Beucken: une référence teintée d’une certaine ironie qui rappelle les travaux (interminables?) du nouveau tram de Liège prévu pour 2024 alors que les réseaux de tramway ont disparu de la ville dans les années 1960…
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Enfin, Delhasse termine sur une touche morose (l’hôpital et le cimetière) suivie d’une mise en lumière du tourisme littéraire liégeois, encore toujours bien présent, et toujours bien ardent car «Liège a le vent en poupe, de l’énergie produite par les vents favorables des éoliennes littéraires».
Le chapitre «Mœurs, vie sociale», l’entend même à travers le cimetière et l’hôpital: si Liège, comme toute ville, a ses morts, ceux-ci vivent à travers ses lettres, et si la littérature liégeoise est une niche, elle n’en attire pas moins auteurs et touristes migrateurs.
Ce modeste article offre une balade à la découverte de la littérature liégeoise, mais Liège en toutes lettres est sa randonnée, voire son pèlerinage, accompagné(e) de son meilleur guide.
Avec ces beaux mots, Delhasse clôture en pointant vers le futur: «Le tourisme littéraire, à Liège, est une voie qu’il faut perpétuellement renouveler, présenter, emballer. Ce n’est pas une vieille voix rauque qu’il faut décrasser, mais au contraire une chanson éternelle qui rend la ville plus belle à connaître».
Auteures et autrices, à vos plumes pour un second volume?
© David Lombard, revue en ligne Karoo, 24 janvier 2022
Liège en toutes lettres, Guy Delhasse, Éditions de la Province de Liège, 2021, 359 pages
Notes
1. Ne pas confondre avec l’autre célèbre Guy Delhasse qui fut gardien de but du Royal Football Club de Liège, Un clin d'oeil de Bernard Gheur et Armel Job
2. Les sites industriels Cockerill-Sambre rachetés par le groupe Usinor en 1998, devenus Arcelor en 2001 et Arcelor Mittal en 2006, avant leur déclin et fermeture
3. La Batte de Liège, le plus grand et plus vieux marché de Belgique. Hebdomadaire dominical
4. Le Carré, lieu-dit à Liège qui fait partie des plus vieux quartiers de la ville. Cafés, ambiances et publics divers. Touristes et fêtards. On va «dans le Carré»
Notes
- Ne pas confondre avec l’autre célèbre Guy Delhasse qui fut gardien de but du Royal Football Club de Liège, Un clin d'oeil de Bernard Gheur et Armel Job
- Les sites industriels Cockerill-Sambre rachetés par le groupe Usinor en 1998, devenus Arcelor en 2001 et Arcelor Mittal en 2006, avant leur déclin et fermeture
- La Batte de Liège, le plus grand et plus vieux marché de Belgique. Hebdomadaire dominical
- Le Carré, lieu-dit à Liège qui fait partie des plus vieux quartiers de la ville. Cafés, ambiances et publics divers. Touristes et fêtards. On va «dans le Carré»