© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Aux sources du Groupe µ

Michel Zumkir

Texte

Il fut une époque où l’on osa rêver qu’œuvrer ensemble, en toute liberté, générait une inventivité, une force et une profondeur que le travail solitaire ou divisé n’apportait pas. Pour certains, l’utopie devint réalité. Ainsi pour le Groupe µ ("mu") qui, en près de cinquante années d’existence et quatre livres fondamentaux, a mis la recherche et l’écriture collectives au service d’une rhétorique du savoir.

À l’occasion de la parution leur dernier ouvrage, Principia semiotica. Aux sources du sens (Impressions nouvelles), nous avons rencontré l’un de ses membres fondateurs, Jean-Marie Klinkenberg.

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Dans quel contexte est né le Groupe µ ?
Le Groupe µ a été créé dans les années soixante, à l’approche de mai 68. Dans ces années-là, de très grands bouleversements avaient lieu, entre autres, dans le domaine de la culture. Parmi les tendances importantes, ce qu’on appelait à ce moment-là les grands paradigmes, on comptait l’impact de la linguistique et de l’anthropologie sur la réflexion littéraire. Nous étions un certain nombre de Liégeois à estimer que le discours sur la littérature était par trop esthétisant, passéiste, historicisant, nous voulions tenir un discours autre, actuel et moderne, dans un souci de liberté intellectuelle. Nous nous sommes saisis de ce qui était dans l’air du temps, cet intérêt pour la linguistique, pour le structuralisme aussi.

Quels sont les membres fondateurs du groupe ?
Nous étions six et nous n’avons jamais été plus nombreux : Jacques Dubois, jeune chercheur en littérature ; Francis Pire, romaniste devenu philosophe ; Philippe Minguet, juriste tout d’abord et titulaire de la chaire d’esthétique à l’Université de Liège ; Hadelin Trinon, spécialiste du cinéma, professeur à l’Insas ; Francis Édeline, ingénieur intéressé par la poésie anglo-saxonne et les approches scientifiques de la littérature ; et moi-même, le cadet du groupe.

Jacques Dubois nous décrivait comme des chrétiens de catacombes. Très rapidement et un peu par jeu, nous avons écrit un livre, sorti en 1970. Rhétorique générale a connu un succès fulgurant, il a été traduit dans une vingtaine de langues. Aujourd’hui, la revue Sciences humaines le considère comme un des cent ouvrages marquants du XXe siècle. Ce succès nous a un peu effarés. Il nous a fait croiser des gens aussi différents que Roland Barthes, Umberto Eco, Roman Jakobson, Gérard Genette.

Est-ce qu’il était habituel, à l’époque, de travailler en groupe ?
Absolument pas. Et ce ne l’est toujours pas. Aujourd’hui, beaucoup de scientifiques signent collectivement mais ont toujours, à leur tête, un chef. Le Groupe µ n’en a jamais eu, il est une sorte de maquette de société sans classe. On peut rapprocher notre écriture collective du phénomène Bourbaki en mathématique : Bourbaki, comme vous le savez, est un mathématicien imaginaire derrière lequel se cachait toute une équipe. Tout cela provenait de cette espèce de joie soixante-huitarde, d’un sentiment communautaire et du fait que nous faisions tout cela pour notre plaisir. Le groupe n’a jamais été institutionnalisé. Il est basé à l’Université de Liège mais n’existe pas dans son organigramme.

Comment s’organisait le travail collectif ?
Quand nous nous sommes retrouvés à quatre, à cette question, Jacques Dubois avait coutume de répondre : Minguet vient et ouvre la porte, Édeline arrive et pense, puis Klinkenberg survient et gratte, à la fin, j’apparais et je signe. Il y a quelque chose de vrai dans cette boutade, Philippe Minguet a toujours agi un peu comme notre manager, il pensait à ce qu’il fallait faire pour que notre travail ne soit pas ignoré, Francis Édeline, lui, a toujours été le plus généreux en idées. Pour ma part, j’ai toujours possédé le sens de la synthèse, je percevais les contradictions et donnais le coup de rédaction finale. Le résultat est une écriture collective qui passe et repasse par le creuset de la discussion, de la réécriture. Avec cette façon de faire, nous nous sommes révélés moins productifs en tant que groupe qu’individuellement. Si nous n’avons fait que peu de livres, ils sont pour moi, et je pense qu’il doit en être de même pour les autres, les joyaux de notre production.

Est-ce qu’il a été facile de publier, Rhétorique générale, votre premier livre, à Paris ?
Nous l’avions envoyé à trois éditeurs et tous les trois ont dit oui. Le premier à répondre a été Larousse, qui souhaitait le publier dans sa collection « Langue et langage », très à la mode à l’époque, une collection où l’on trouvait notamment Sémantique structurale : recherche de méthode de Greimas. Par la suite, lorsque Larousse a remodelé sa maison pour des raisons purement économiques, il a éliminé cette collection. L’ouvrage a été récupéré par Le Seuil, dans sa collection de poche « Point », comme Rhétorique de la poésie par la suite. En 1992, Le Seuil a édité notre troisième grand livre, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image. Raymond Queneau dont je suis un grand admirateur avait lu et apprécié le manuscrit de Rhétorique générale. Il le voulait pour Gallimard, mais il a été plus lent que Larousse. Des amis communs m’ont dit qu’à plusieurs reprises il avait émis le regret de n’avoir pu le publier.

Aujourd’hui, vous n’êtes plus que deux dans le groupe. Que s’est-il passé ?
Le Groupe µ, c’est un peu comme Les dix petits nègres d’Agatha Christie. Comme je vous l’ai dit, au départ, nous étions six. À un moment donné, nous avons essayé de nous agrandir mais le miracle de l’écriture collective ne s’est pas reproduit. Nous sommes donc restés six mais très rapidement, après le premier livre, Francis Pire et Hadelin Trinon, exténués par l’expérience de l’écriture collective, nous ont quittés. Nous avons continué à quatre pendant très longtemps. L’amitié est importante dans le groupe. Sans elle, sa longévité ne s’expliquerait pas. C’est à quatre que nous avons fait Rhétorique de la poésie. Après ce livre, Jacques Dubois est parti à son tour, de plus en plus requis par ses productions en sociologie de la littérature. Alors que nous avions entamé le travail sur l’image visuelle, Philippe Minguet est tombé gravement malade. Ce livre commencé à trois a été terminé à deux. Là nous nous sommes dit, Francis Édeline et moi-même, un couple n’est pas un groupe, nous allons le dissoudre. Mais ce livre, Traité du signe visuel, a connu un succès assez considérable. Certains n’ont pas hésité à affirmer qu’il s’agissait d’une refondation de la théorie de l’image comparable à ce qu’avait été, pour la langue, le Cours de linguistique générale de Ferdinand Saussure. Sollicités pour travailler dans des numéros spéciaux de revue, dans des programmes de recherche sur l’image scientifique ou artistique, nous avons été obligés à rester ensemble et à poursuivre nos recherches, jusqu’à aboutir à ce que l’on pourrait appeler une rhétorique de la connaissance et ce nouveau livre.

Si vous continuez à travailler sous le nom de Groupe µ, est-ce parce que vous poursuivez un programme initial et commun ?
Le programme du groupe est, en quelque sorte, déjà contenu dans le titre de notre premier livre, Rhétorique générale. L’idée était de faire une espèce de grand solfège qui expliquerait comment les meilleurs artistes peuvent tirer leur art de leur instrument. Notre premier solfège était linguistique. Nous montrions comment, avec la langue, on pouvait créer toutes les expressions littéraires que nous connaissons et ce, quelle que soit la langue, le genre. Après Rhétorique de la poésie, nous avons commencé à réfléchir à l’expression visuelle. Comme nous étions un groupe interdisciplinaire, et que plusieurs d’entre nous s’intéressaient aux arts plastiques, progressivement nous avons souhaité appliquer à la peinture mais aussi à la danse, l’architecture, à tous les types d’expressions visuelles, les schémas généraux que nous pouvions découvrir. Notre thèse est que l’esprit humain est un et que des mécanismes très généraux sous-tendent toute création, qu’elle soit ou non artistique. Nous nous sommes rapidement aperçus que pour l’image, de quelque nature qu’elle soit, il n’y avait pas de grammaire constituée sur la base de laquelle nous aurions pu travailler. Nous avons dû la concevoir nous-mêmes. La partie consistant à se poser les questions « Qu’est-ce que c’est qu’une image ? » et « Comment fonctionne la communication visuelle ? » nous a pris plus de temps et de ressources que la partie proprement rhétorique. En nous intéressant à la manière dont le corps humain perçoit l’image, une sorte de tournant a eu lieu. Notre dernier ouvrage, Principia semiotica. Aux sources du sens, en est, d’une certaine façon, l’aboutissement.

Quelles en sont les grandes lignes ?
En résumé, nous souhaitons répondre à la question : « Pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien ? » Notre idée est que le corps est la seule chose dont nous disposions tous. Tous les êtres vivants en possèdent un. Pour survivre, en tant qu’individu ou en tant qu’espèce, nous devons rendre manipulable l’univers dans lequel nous nous mouvons, un univers qui s’avère d’une variété infinie. Je prends un exemple : si un vers de terre veut survivre, il s’écartera de toute lumière, il s’enfouira dans le sol pour qu’elle ne le tue pas. Il est donc en possession d’un petit système qui fonctionne par opposition et lui permet de survivre : lumière/pas lumière, vie/non-vie. Je ne prétends pas qu’il est capable de le penser, d’en écrire la grammaire. La linguistique et le structuralisme nous ont montré que nous fonctionnons par des systèmes de simplification, d’opposition. Le sens est la manière dont nous gérons notre environnement, nous lui imposons un certain ordre de façon à le rendre maîtrisable en fonction de nos besoins, des besoins évidemment très variés : tantôt c’est survivre, tantôt comprendre pourquoi le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest... Dès lors, on voit qu’entre le ver de terre et Aristote existe un continuum. Aristote pose évidemment des questions d’une complexité infiniment supérieure à celle du ver de terre mais la véritable frontière n’est pas entre le ver de terre – ni même entre le saumon, le dauphin, le singe – et nous, mais entre le vivant et le non-vivant. À partir du vivant, nous avons déjà une espèce de production de sens. Immodeste, ce livre tente de montrer que le phénomène du sens est universel et répond à des mécanismes relativement simples.

Site internet : groupe-mu.ulg.ac.be





Metadata

Auteurs
Michel Zumkir
Sujet
Le groupe µ ("mu")
Genre
Histoire littéraire
Langue
Français