© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

André Romus, 1928-2015 (Hommage)

Maxime Coton

Texte

Lorsqu’un poète meurt, on court toujours après quelque chose à dire qui semble devoir s’assoupir dans la poussière de notre propre oubli, déjà proche, inquiétant d’indifférence. On se dépêche, on encense, on polit. Comme si l’homme, en s’éteignant perdait sa complexité, plus vulnérable sans droit de répartie. Plus juste parce que mort ? Comme si les mots qu’il avait désormais laissés ne suffisaient plus. En leur présence, malgré elle, nous sommes gagnés par le vide :

   « Parfois quelque chose de nous / survit dans quelqu’un qui nous aime :/en lui se tient le champ de notre éternité. » XXX

Le Parfois qui ouvre ce poème d’André Romus donne le ton. Le quelque chose situe la poésie à sa juste place, celle du doute, du presque rien qui peut toujours s’éteindre. C’est peut-être autre chose qui restera — un geste, une odeur, un rire — lorsque l’homme ne sera plus là pour incarner ses livres, donner le change à l’effervescence du milieu littéraire. Qui sait ?

Le poète est mort il y a un an. À l’heure d’écrire ces lignes, il est trop tôt pour dénombrer les restes, déterminer le caractère essentiel de ce qui serait son œuvre. De plus, cette dernière — si elle existe — n’a pas besoin de moi pour s’ériger. Le costume du critique ne me sied pas. C’est autre chose que je voudrais parcourir ici : la poésie comme partage dont André Romus serait un chantre. Aussi, mon propos sera de l’ordre du témoignage. C’est à travers ce prisme qu’il doit se lire, à la lueur de quelqu’un qui a vécu, en sa présence, la poésie d’André Romus. XXX

   « Non pas /dire le jour /non pas même peut-être célébrer l’aurore/mais obéir /à la dictée des premiers mots vers la clarté /dire cela / – rien que cela – / mais le dire » XXX

- Silence
Traversé de contradiction, le travail du poète s’est, dès l’origine, bâti sur une tension qu’il ne s’agissait pas de sublimer, mais plutôt d’aviver sans cesse comme un gage, un signe tangible de l’exigence de vivre. Au risque de s’y perdre, de désarçonner le lecteur.
À ce titre, le paradoxe le plus flamboyant de son écriture est le silence qu’elle a côtoyé pendant trente ans ! En 1951, le poète publie Promesses du jour.

Trois ans plus tard, Voix dans le labyrinthe. Les livres — quoiqu’empreints d’un classicisme reflétant peu la curiosité formelle, aventureuse du poète — sont d’une grande tenue. On peut déjà y déceler un engagement dense envers l’écriture, un ancrage, l’expression d’une nécessité.
Comment, dès lors, expliquer le gouffre bibliographique qui s’ensuit (Demeure de l’été paraitra en 1988, précédé de peu du dieu caché — que Romus omettra systématiquement par la suite dans sa bibliographie et qu’on est en droit, de par la nature circonstancielle des textes qui constituent le recueil, de considérer comme annexe à son œuvre) ?
Souvent questionné, le poète avancera une explication qui me parait insuffisante :

   « Ma ferveur pour la poésie a cessé le jour où le bonheur quotidien m’a donné, parfois, ce que je cherchais en elle » XXX.

Outre le fait qu’elle ne rend pas justice au caractère sacré que Romus conférait à la poésie (qui continue à peupler sa vie de lecteur régulier, fervent pendant toutes ces années, et à marquer durablement sa philosophie de vie), cette allégation nous détourne de l’essentiel : avant d’être une expression, la poésie est un rapport au monde. Un socle de vie. Le poète, dès lors qu’il est institué tel par la société, via l’accréditation d’une publication, fût-elle dérisoire, risque de l’oublier. Mais ce n’est pas lui qui parle, c’est quelque chose en lui qui, sous de multiples formes dont l’écriture n’en est que la plus communément admise, parle XXX. André Romus ne s’est jamais mépris sur la question. Ni abandon ni obstacle, son silence en est la preuve, ainsi que l’affectueuse distance qu’il gardera jusqu’au bout avec le milieu poétique.

   « Le poème est silence /mais silence habité /demeure tacitement habitable / C’est pourquoi celui qui l’écrit /tôt ou tard se taira /devra se taire /chaque phrase de son chant /squattant les chambres du silence /sa voix multiple s’y effaçant /lui-même étant devenu l’hôte /de leur mutuel effacement » (Stèles de cendre).

- Correspondance
Pour André Romus, la poésie n’a jamais été une manifestation solitaire. Les mots ne prennent leur pleine mesure que dans la tractation sensible qu’ils opèrent entre les êtres. Ainsi, son désir insatiable de partage l’a vu entreprendre — en parallèle de son activité littéraire à proprement parler — des dialogues nombreux où la correspondance cherchait constamment à s’établir. Entre deux êtres, deux pensées, deux époques différentes, deux lieux distincts, « entre aujourd’hui et ailleurs » pour reprendre sa formule XXX.

Le plus célèbre de ces dialogues lui fait croiser la route de Patrice de La Tour du Pin. L’histoire est simple : Romus, alors adolescent, se voit prêter, par un jeune prêtre qui fait office de précepteur, un exemplaire de La Quête de joie. Là se trouve sa porte d’entrée en poésie. Le jeune homme, non rassasié par la plénitude que lui confère la lecture, écrit au poète.

S’ensuivront une correspondance — que Romus fera publier plus tard, à la mort du comte XXX — et deux rencontres.

Plus souterraine, mais aussi essentielle pour Romus, est la lecture / correspondance qu’il entretiendra avec Philippe Jaccottet.
S’il admire le travail du poète suisse, ce n’est pas avec révérence et par flagornerie qu’il l’approchera. Bien au contraire ; écrire, c’est toujours risquer, se risquer afin de replacer la poésie au centre d’un mouvement que le poème, en consacrant, fige. Pour Romus, il est nécessaire de prolonger ce que les livres énoncent dans une circulation où les notions de public/privé, dit/tu, senti/compris sont sans cesse remises en question.
Dans ses lettres, la langue châtiée, précise qu’il utilise flirte toujours avec les citations poétiques — issues la plupart du temps des livres de son interlocuteur — qui mettent en contexte autant qu’elles interrogent.

   « Nous sommes dites-vous l’encre des mots / pour la pierre encore non écrite / nous sommes dites-vous l’huile des lampes / par laquelle annoncer le jour / s’il vient / s’il doit venir » (L’huile des lampes).


Mais la grande ouverture d’esprit du poète, son mépris pour les conventions, les ordres établis le pousseront également à initier des amitiés littéraires — du même ordre que celles évoquées ci-dessus — en dehors de l’establishement.
En tant que lecteur curieux, puis pour une brève période en tant que directeur d’une collection aux éditions de l’Acanthe, il rencontrera de jeunes écritures qu’il encouragera (Pascal Leclercq, Karel Logist, Frédéric Saenen, moi-même, parmi d’autres), avec un mélange de bienveillance et d’exigence cinglante.

Au contact de ces formes neuves, sa poésie se libère, se cherche, alors même que son chemin intérieur le conduit déjà — il le sait — vers la mort. Un épuisement physique (né en 1928, Romus a 60 ans lorsqu’il décide de réactiver sa production littéraire avec la publication de son troisième livre) qui écartèle sa soif toujours plus grande de liberté, d’expérimentation, et de manière plus fondamentale, de partage. Un mouvement contraire qui viendra nourrir par petites touches sa production régulière à partir des années 1990.

   « Les mêmes mots, là et ici, / la même question hier qu’aujourd’hui, / un même ensoleillement dans la nuit : / fidélités dont il déclare avoir vécu, / celui dont l’ombre ce midi / sur la voie des tombeaux s’avance » (Stèles de cendre)

- Territoire
Liégeois de naissance et de cœur, André Romus a offert à la ville le cadre de son imaginaire.

Il est vrai que la Cité ardente est un vivier poétique sans équivalent en Belgique francophone. Soirées poétiques nombreuses, revues multiples et de qualité, maisons d’édition exigeantes : tout concoure à créer un véritable microcosme propice à l’ancrage du poète dans la ville. Si ses textes font très peu référence à des endroits précis de la ville, c’est que cette dernière est plus qu’un décor.

C’est là où, dès l’enfance, s’organisera le récit de son existence. Mais aussi cœur d’une géopoétique où se nouent les drames d’une vie : théâtre du Poème.

Plus tard, ses voyages récurrents et prolifiques ne peuvent se lire — à mon sens — que dans cette perspective : la projection nécessaire de la poésie sur la scène de la vie.
Ainsi, c’est l’Italie qui — au détour d’un voyage rendu nécessaire par la mort de son épouse — offrira l’écrin à l’écho que le deuil ouvre en lui. Les portes des mots indispensables à la survie de l’homme qu’il est s’y ouvriront définitivement. Les lieux parlent, donnent le change, suscitent des conversations avec les fantômes autant qu’ils ancrent le poète dans un exil cruel et tendre.

Ensuite viendra le Québec. Là, on ne sait plus très bien qui, du voyage ou de la poésie, nourrit l’autre. Source d’amour plurielle, l’ailleurs favorise l’émerveillement, dans un emballement qui voit la forme des poèmes éclater, leurs tons se multiplier, sans que Romus ne se départisse jamais d’un lyrisme flamboyant, presque baroque.

   « Tout cela va continuer sans nous : / l’étendard du soleil sur les vaisseaux de l’ombre /la journée qui rougit au sang noir des murailles /l’été debout dans l’évidence de l’amour /tout cela continuera encore quelque part sans nous /jusqu’à ce que l’air sulfureux /s’élevant des collines calcinées vers les palais déserts /étouffe à l’angle des miroirs /les reflets attardés d’un sourire d’été /et que la poudre d’albâtre s’échappant des ruelles basses /recouvre les pierres, les vignes et les pas » (Demeure de l’été).

Entre ces trois pôles géographiques (Liège, Italie, Québec) se dessine une carte qui pose les balises des thèmes chers au poète : enfance, amour et disparition.

- Gouffre
Avant de terminer ce portrait impressionniste, il me parait nécessaire de mentionner une dernière facette de Romus.

L’homme et poète aimait le danger : c’était sa manière à lui d’être à la hauteur de l’exigence de sa pensée, de sa sensibilité. Séduit par l’appel du vide, il ne s’est pas contenté de se laisser gagner par le silence. En s’intéressant de près à la psychanalyse, il a éprouvé le phénomène poétique — sa nécessité — par une tentative de déconstruction consciente qui prendra la forme d’un essai (à ce jour inédit) intitulé Psychanalyse et poésie XXX

Ceci étant dit, la longue psychanalyse qu’il a entreprise dès les années 1980 ne l’empêchera pas de continuer jusqu’au bout à produire des surgissements poétiques, des éclats inexpliqués, des zones d’ombre d’une beauté déconcertante, sources d’un éternel recommencement.

   « Ne demeure que ce défaut de toute réponse, /cela seul que nous rêvions de faire durer... //... Mais : /qui le peut ? » XXX

Notes

  1. Demeure de l’été, L’Arbre à paroles, 1989.
  2. Pour une fine analyse, je renverrai aux préfaces que Claude Bommertz a écrites pour Stèles de cendres (Phi, 1999) et Avril sous roche (Phi, 2001).
  3. L’huile des lampes, L’Arbre à paroles, 1996.
  4. Le dieu caché, André De Rache, 1978.
  5. Henry Bauchau exprime magnifiquement cette notion lorsqu’il dit « le poème ne parle que pour écouter » (Du jour au lendemain, entretien avec Alain Venstein, 30 juin 2000, France Culture).
  6. Toi terriblement, éd. du Noroît, 2004.
  7. Patrice de La Tour Du Pin, Lettres à André Romus, Seuil, 1981.
  8. On retrouve ici une parenté avec Henri Bauchau, dont les œuvres ont forgé l’arrière-pays littéraire de Romus.
  9. Le temps à peine, Tétras Lyre, 1995.

Metadata

Auteurs
Maxime Coton
Sujet
Le poète André Romus
Genre
Analyse littéraire
Langue
Français