Le tandem de Cuistax. Rencontre avec Fanny Dreyer et Chloé Perarnau
Fanny Deschamps
Texte
En janvier 2013 apparait sur les tables de librairies bruxelloises un étonnant fanzine pour enfants. Imprimé en bleu et rouge, le Cuistax numéro zéro débarque comme « une boite de chocolats de Noël qui arrive en retard » XX, c’est-à-dire comme une délicieuse surprise au creux de l’hiver. Onze auteures/illustratrices bruxelloises y racontent des histoires de chaussettes, proposent un tour de magie, un zoo à découper, expliquent la recette du cougnou ou tracent un ciel polaire à colorier.
Depuis ce numéro inaugural, deux Cuistax paraissent chaque année. Ce joyeux magazine, ludique et graphiquement audacieux, tient grâce à la volonté de ses deux fondatrices, Fanny Dreyer et Chloé Perarnau, ainsi qu’à l’enthousiasme d’artistes qu’elles côtoient. Comme sur les voiturettes bien connues des digues belges, ils sont nombreux à pédaler pour faire avancer Cuistax. Nous avons rencontré le tandem dynamique qui le coordonne.
Origine d’un collectif
Fanny Dreyer et Chloé Perarnau font partie d’une génération prolifique de jeunes illustrateurs bruxellois, aussi motivés que talentueux. Lorsqu’elles sortent de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, elles nourrissent l’envie de créer une publication et développent l’idée d’un fanzine pour faire « autre chose » que ce qu’elles vont créer pour le monde de l’édition, pour « gérer un projet de A à Z, pour ne pas être dépendant d’un éditeur » XX. À ce désir d’indépendance, de faire ce qu’elles veulent et comme elles le veulent, s’ajoute celui de s’entourer d’artistes, de travailler collectivement plutôt qu’individuellement.
C’est la proposition d’une exposition à la Maison des Cultures de Saint-Gilles qui les aide à concrétiser ce projet en leur donnant l’occasion de fédérer un groupe et de publier ensemble. Elles organisent alors une première réunion, afin de rassembler ceux qui sont prêts à s’associer à cette publication alternative. Le collectif Cuistax est né. Petit à petit, celui-ci s’élargit, au gré des sollicitations et propositions, de la part d’auteurs comme de la part de Cuistax. De rencontres en découvertes, le groupe évolue. Certains ne participent qu’à l’un ou l’autre numéro, d’autres sont présents à tous les niveaux, depuis le début.
Un véritable noyau dur s’est formé : Anne Brugni, Sarah Cheveau, Loïc Gaume, Nina Cosco, Adrien Herda, Sophie Daxhelet, Caterine Pellin, Isabelle Haymoz, Jina Choi, Bi-Hua Yang, Jasper Thys, Liesbeth Feys et la graphiste Myriam Dousse.
Autant de talents pour qui Cuistax est l’occasion de faire « autrement », avec parfois plus de liberté, ce qu’ils aiment, tout en développant des projets individuels, en tant qu’auteurs de livres pour enfants ou en publiant dans la presse. Cette publication indépendante et atypique leur offre un espace de création unique en son genre. Ainsi, Chloé Perarnau et Fanny Dreyer ont à leur actif de très beaux albums jeunesse : la première a illustré sept livres pour enfants, dont Il y a belle lurette au Seuil et L’orchestre aux éditions L’agrume, tandis que la seconde a publié six albums dont Moi, canard chez Cambourakis et La poya à la Joie de lire. D’autres acteurs de Cuistax sont des auteurs publiés : Sophie Daxhelet, Anne Brugni ou encore Loïc Gaume.
L’aspect collectif donne à chacun l’élan nécessaire pour élaborer le fanzine. « Ce qui est super avec Cuistax, c’est de défendre un projet que nous sommes plusieurs à porter. C’est alors beaucoup plus facile d’y croire, parce qu’on n’est pas seule face à ses doutes. » Les membres de cette association de passionnés travaillent tous bénévolement pour Cuistax. Mais les avantages par rapport aux magazines classiques en valent la chandelle : indépendance éditoriale, pas de censure, une belle liberté graphique. « Notre seule limite, c’est la compréhension. » Les illustrateurs ont une liberté presque totale. Pas de comité pédagogique ou de psychiatre pour leur dire ce que les enfants doivent voir ou lire. Ici, on sort des cadres prescrits, on propose des images qui sortent des sentiers battus, on donne à voir autre chose aux enfants.
En route / op weg met Cuistax
Chaque Cuistax est axé sur un thème, décliné selon les histoires et rubriques du magazine. Il s’agit d’un sujet parfois saisonnier (Été indien), parfois tout autre selon l’inspiration du moment ou le couple de couleurs choisies en amont (En route, consacré aux moyens de transport). Une fois le thème choisi, les différentes rubriques se répartissent entre auteurs.
« On essaie de garder un équilibre entre les histoires, les jeux et les bricolages. On aime que l’enfant puisse découper, colorier, puis qu’il y ait aussi une part pour la narration et de belles images », nous dit Fanny Dreyer. Le lecteur est invité à s’approprier l’objet. Chaque numéro propose un poster et un petit cadeau ludique, comme un sticker, des graines à faire pousser, un attrape-rêve à réaliser, un masque à découper, des tatouages… Ce petit plus fait pleinement partie de l’esprit du projet.
Certaines rubriques se retrouvent de numéro en numéro, avec parfois un/e illustrateur/trice qui y est attaché/e. Ainsi, « Caterine Pellin a commencé dans le numéro zéro avec Lucius, son petit loup. Depuis, il revient régulièrement. » Sophie Daxhelet a installé de numéro en numéro sa rubrique magie, farce et attrape. D’autres rubriques récurrentes sont la recette de cuisine, l’interview, le jeu des sept erreurs, ainsi que de petites histoires sur deux ou quatre pages. En fonction du thème, Chloé Perarnau et Fanny Dreyer choisissent l’illustrateur qui réalisera la couverture et le poster. Les deux fondatrices passent un temps tel à toutes les étapes de la réalisation qu’il leur en reste peu pour contribuer au contenu de Cuistax. Elles disent se réserver de « petites choses ».
Dernièrement, elles se sont accordé le plaisir de créer, ensemble, le poster de Dedans / dehors – Binnen / buiten, le numéro paru au printemps 2017.
L’identité belge fait pleinement partie du projet éditorial initial de Cuistax. Le nom du fanzine a été bien évidemment choisi en tant qu’emblème de belgitude. C’est aussi pour cette raison que les deux langues s’imposent dès le départ : Cuistax est entièrement bilingue, adressé tant aux petits francophones qu’aux néerlandophones. Si les deux fondatrices et les différents auteurs sont loin d’être tous originaires du plat pays (Fanny Dreyer est suisse et Chloé Perarnau française), ils ont tous un lien avec Bruxelles. En ce qui concerne sa teneur, le fanzine comprend toujours une rubrique ou une interview en lien avec la capitale. La rubrique Un enfant et Bruxelles interroge un petit Bruxellois sur sa ville au quotidien. Alice, cinq ans, propose que les gens décorent leurs voitures avec des autocollants pour améliorer les routes tandis qu’Émilion, huit ans, explique qu’il ne peut pas faire de roller sur son trottoir parce qu’il est cabossé mais que l’herbe qui pousse entre les pavés, c’est rigolo. Le numéro 8, Dedans/dehors – Binnen/buiten, nous raconte la visite d’un botaniste martien au Parc Josaphat : c’est l’occasion pour Charline Colette et Myriam Raccah d’inviter les petits Bruxellois à observer leur environnement par le biais d’une histoire documentée.
Collaborations et projets parallèles
Au fur et à mesure des numéros, le fanzine bilingue et bicolore a gagné en reconnaissance et en notoriété et suscite intérêt et enthousiasme. Il donne à ses illustrateurs une visibilité certaine, grâce aux nombreux salons de microédition, autant de laboratoires de l’image, auxquels Cuistax est régulièrement convié. Ses deux fondatrices s’y nourrissent de rencontres et influences. Espace d’expression pour de jeunes illustrateurs pour qui il s’agit parfois d’une première publication, le magazine est également devenu le lieu de collaborations diverses.
Ainsi, c’est le collectif qui a réalisé Le carnet du spectateur pour le Centre culturel du Brabant Wallon, publié dans le cadre d’un festival de théâtre jeune public. Le numéro 7, Illustre, est publié en lien avec l’exposition du même nom qui a eu lieu en 2016 au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière. La Fédération Wallonie-Bruxelles a permis de diffuser à très grande échelle Compilax, un numéro spécial fondé sur une compilation des précédents. Compilax a été imprimé à dix mille exemplaires destinés à être offerts, contrastant avec les quelques centaines d’exemplaires que le collectif réalise et distribue lui-même en librairie. Chloé Perarnau et Fanny Dreyer ont aussi réalisé avec les étudiants des Beaux-Arts une petite publication, Bloem Pot, menée à bien en trois jours sur place, en atelier. En revenant là où tout a commencé, elles ont donné aux aspirants illustrateurs la satisfaction de parachever un bel objet en peu de temps.
Dans la série des Cuistax parus, un autre numéro sort du lot. Il s’agit de celui consacré à My Atlegrim, jeune dessinatrice suédoise décédée lors de l’attentat à la station de métro Maelbeek le 22 mars 2016. Elle vivait à Bruxelles et faisait partie du « noyau dur » de Cuistax, auquel elle participait autant par ses illustrations qu’en faisant la « petite main » avec le groupe, lors de la réalisation de vitrines, d’un reliage de numéro, ou d’agrafage de pochettes. Elle commençait à travailler pour la presse, faisait aussi des tapisseries, débutait en céramique. För My est un numéro en hommage, doux et gracieux, recueil d’images et textes réalisé par ses amis, les membres de Cuistax et d’autres auteurs ou illustrateurs qui étaient proches d’elle. Une carte blanche pour chacun qui le souhaitait. « Nous nous sommes mises en retrait, au service du projet. Nous avons surtout veillé à ce que la publication soit cohérente et que les images rendent bien. » Même la mise en page est plus légère que dans Cuistax, s’effaçant pour laisser place à l’univers personnel de My.
Risographie et bichromie : entre contrainte et identité graphique
Au moment où elles pensent le fanzine, Fanny Dreyer et Chloé Perarnau font une découverte capitale dans un salon de microédition à Anvers où des artistes impriment en direct des posters en risographie. Cette technique d’impression, qu’on pourrait comparer à de la sérigraphie automatisée, et dont le rendu singulier confère un charme artisanal, permet d’imprimer de grandes quantités à faible coût. Elles tombent amoureuses du procédé. « C’est à la fois le procédé qui nous séduisait et le fait de pouvoir imprimer en couleur, contrairement aux fanzines classiques », tout en évitant les coûts énormes d’une impression offset. « Cela nous a permis d’obtenir une impression de belle qualité, sur du beau papier, à des prix tout à fait abordables », ajoute Fanny Dreyer.
La risographie, avec son impression en couleur directe, a finalement contribué à forger l’identité graphique du fanzine, particulièrement marquée et qui, depuis, perdure. Un autre choix graphique a été celui de la bichromie, chaque numéro de Cuistax n’étant réalisé qu’avec deux encres, qui varient de numéro en numéro. En ajoutant la couleur obtenue par la combinaison de ces deux encres (choisies parmi une vingtaine de couleurs disponibles) ainsi que différents degrés de saturation en couleur, le procédé offre de nombreuses possibilités tout en conférant une belle homogénéité à l’ensemble.
« Nous avions peur d’obtenir un objet très incohérent », avec une multitude de styles et d’univers sans rapport les uns avec les autres. Le fait de travailler avec seulement deux couleurs unifie les différentes rubriques du magazine, évitant une trop grande disparité de tons. Certains illustrateurs s’y adaptent plus facilement que d’autres, certains n’osant pas toujours utiliser toutes les possibilités, comme la superposition de ces deux encres.
Il arrive aux deux créatrices de Cuistax de pousser les auteurs à aller un peu plus loin quand cela leur semble possible. Mais la liberté de chaque artiste est toujours préservée. Si la risographie comme la bichromie impose une contrainte aux illustrateurs, « le fait de s’exprimer dans un cadre précis leur permet aussi d’être plus créatifs. » La contrainte est devenue un atout, assurant une cohérence graphique appréciable à l’ensemble, et qui rend Cuistax particulièrement reconnaissable. L’aspect technique particulier du fanzine nourrit également leur travail personnel, le fait de travailler par couches (de couleurs) impliquant une manière bien particulière de travailler l’image.
Réunions, travail éditorial, illustrations et textes, traductions, mise en page, impression, diffusion et distribution puis communication… Le collectif, chapeauté par les deux jeunes femmes, se charge de toutes les étapes, même si elles ont petit à petit fait appel à un traducteur et un relecteur. Cuistax est mis en page depuis le début par Myriam Dousse, une amie graphiste. Elle réadapte les bannières au thème de chaque numéro, tout en assurant une impression de continuité et de cohérence d’une publication à l’autre. Un petit bandeau fait le lien entre les différentes rubriques. Ce sont quatre cents exemplaires par numéro qui sont produits de façon locale et presque artisanale. Un travail impressionnant qui témoigne d’une volonté sans faille, nourrie par une véritable passion pour l’illustration.
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Si les fondatrices souhaitent farouchement rester indépendantes et conserver une dimension restreinte au fanzine, elles sont en revanche bien décidées à le faire évoluer. Repenser l’objet, dont la maquette n’a pas beaucoup bougé depuis le début, créer de nouvelles rubriques : elles entendent aller à la pêche aux idées en lançant une réflexion collective. Elles ont ainsi comme projet de créer des objets en parallèle (calendriers, petits jeux, posters…) et préparent une mini-résidence d’artistes (avec Anne Brugni et Sarah Cheveau), qui débouchera sur une exposition dans une galerie d’illustration à Lisbonne, avant de donner lieu à un prochain numéro sur le même thème. Elles ont choisi d’y travailler sur le thème coloré du carnaval, un sujet festif pour une publication qui viendra fêter les cinq premières années d’un projet charmant, réjouissant et atypique.
© Fanny Deschamps, 2017
Notes
1. Édito de Cuistax n°0, Bruxelles, 2013
2. Les propos ont été recueillis lors d’un entretien avec Fanny Dreyer et Chloé Perarnau le 11 juillet 2017.
Notes
- Édito de Cuistax n°0, Bruxelles, 2013.
- Les propos ont été recueillis lors d’un entretien avec Fanny Dreyer et Chloé Perarnau le 11 juillet 2017.