Sollers-Rolin. Une constellation épistolaire
Véronique Bergen, Frans De Haes, Jean-Luc Outers
Texte
Sous la direction respectivement de Frans De Haes et de Jean-Luc Outers, deux tomes de la correspondance entre Philippe Sollers et Dominique Rolin ont été publiés chez Gallimard XX, avant la sortie de deux autres volumes XX. Fait rarissime dans le champ de la correspondance, les lettres de l’un et de l’autre sont publiées dans des volumes séparés. Œuvre sidérante, tout entière portée par la passion absolue que nouèrent Philippe Sollers et Dominique Rolin jusqu’à la mort de celle-ci en 2012, cette constellation épistolaire offre une plongée souveraine dans un lien électif, un amour d’exception, une complicité de vie, de création.
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« Mon amour,
On a vraiment fondé un pays qui n’existe pas, et qui, pourtant, existe davantage que toutes les régions de la planète. Pays d’espace-temps-page, de lignes et de lettres, réglé par une vibration qui n’en finit pas. Un peu comme il y a une autre Venise dans Venise, un double qui n’a rien à voir avec ce que les gens viennent visiter et toucher.» Lettre de Philippe Sollers du 21 juillet 1977
« Quand je te dis que tes lettres me sauvent, c’est que chacune d’elles est justement ce que tu appelles la coupe instantanée qui nous relie ensemble plus étroitement que jamais, la forme du suspens absolu, la base qui se pense elle-même. Ton langage enserré enferme une essence d’une force atomique immense. Chacune de tes phrases est une bombe. Cela explose dans ma tête et me reconstruit jour après jour. Oui, mon amour, nous avons besoin, maintenant, au point où nous en sommes, de parachever l’expérience du côté du trenta-due qui est le centre d’un univers de symboles privés.» Lettre de Dominique Rolin du 23 juillet 1968
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Un choix difficile
Le Carnet et les Instants: Frans De Haes, Jean-Luc Outers, vous êtes les maîtres d’œuvre de la publication de la correspondance entre Philippe Sollers et Dominique Rolin. Frans De Haes, vous avez établi, présenté et annoté le premier volume des lettres adressées par Sollers à Rolin de 1958 à 1980 tandis que, vous, Jean-Luc Outers, vous vous êtes chargé des lettres de Rolin à Sollers. Deux autres volumes sont prévus. Très clairement, cette correspondance ne se situe pas en marge de leurs œuvres, mais offre un fabuleux laboratoire de vie, d’écriture sous-tendu par la passion des amants. Une singularité marque ces échanges épistolaires: les lettres de Sollers et celles de Rolin sont séparées, disposant une autre temporalité au dialogue. Un mot sur ce choix? S’imposait-il dès lors que la correspondance est celle de deux écrivains? D’autre part, selon quels critères avez-vous sélectionné certaines lettres au détriment d’autres?
Frans De Haes: Commençons par l’histoire concrète. Dominique Rolin meurt en 2012. La Fondation Roi Baudouin acquiert la correspondance entre les deux écrivains, ainsi que 33 cahiers in-4°, le « Journal intime » de Dominique Rolin. Elle dépose plus de 10.000 pages d’écriture à la Bibliothèque Royale de Belgique, qui complètent ainsi le riche fonds Rolin des Archives et Musée de la Littérature, situés dans le même édifice. Le classement chronologique prend des mois, l’encodage minutieux quelques années ! Le tout sous la direction de Bernard Bousmanne, conservateur de la section des Manuscrits.
Je suis de près ce long travail et corrige au fur et à mesure, tout en préparant déjà le choix. En réalité, les archivistes de la Royale ont commencé le travail avec les lettres de Sollers, les plus difficiles à déchiffrer ! Lui-même n’écrit-il pas, le 7 juillet 1988:
« Heureusement que j’ai avec moi la loupe ! Sinon, je ne pourrais pas me relire deux fois sur trois. J’écris avec le dessous du cerveau en forçant le poignet, dans l’oreille. Les yeux se perdent en chemin » (Lettre inédite).
Trois choses ensuite ont déterminé la technique d’édition et les choix:
1° Gallimard nous fait savoir qu’il ne peut publier l’ensemble, trop énorme. Un choix s’impose, en quatre volumes;
2° Un jour, à l’avenir, la Bibliothèque Royale, publiera sur son site toute la correspondance des deux écrivains;
3° En commençant le choix de Sollers pour les années 1958-1980, je me rends compte que les lettres les plus intéressantes des deux écrivains ne se répondent pas nécessairement. Avec Sollers et Gallimard il est dès lors décidé de publier alternativement un choix de lettres de Sollers et un choix de lettres de Rolin (d’abord pour la période 1958-1980 ; ensuite, pour les années 1980-2008).
Retenons ici quelques-uns des critères qui ont présidé à ce choix, souvent difficile!:
1° Le rapport significatif que ces lettres entretiennent avec l’enjeu et l’évolution, souvent surprenante, des deux œuvres (c’est d’ailleurs la grande différence entre les deux — elles s’écrivent pourtant « en contact » intime… — qui justifiera pleinement l’adoption de ce que vous appelez une « autre temporalité du dialogue »;
2° le rapport important à la politique;
3° Le rapport conflictuel au milieu artistique et littéraire et les stratégies successivement adoptées;
4° La spécificité de l’amour et de son « axiome » (identité entre amour, écriture et expérience intérieure);
5° Les lectures qui nourrissent les livres composés;
6° La beauté et la richesse des lettres mêmes…
Jean-Luc Outers: C’est Philippe Sollers qui a fait le choix de publier des volumes séparés. Il s’en est expliqué, mettant en avant le caractère littéraire de la correspondance qui constitue une œuvre à part entière. D’autre part, puisque nous publions un choix de lettres (une sur quatre environ pour le volume Rolin), il était impossible de croiser les deux correspondances.
Comme je l’écris dans la préface, «c’est le caractère romanesque de cette passion hors du commun qui a guidé notre choix, un choix qui s’est exercé, il faut le souligner, avec une liberté absolue. Nous avons tout simplement voulu raconter une grande histoire d’amour épistolaire, avec ses bonheurs, ses joies, ses épreuves (…)».
Parmi ces épreuves, il y a la liaison et le mariage de Philippe Sollers avec Julia Kristeva sept ans après la rencontre avec Dominique Rolin. Le séisme que représente cette situation pour D. Rolin et la lente reconstruction qui va suivre constituent l’axe de cette correspondance qui se lit donc comme un roman.
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L’axiome des amants
Le Carnet et les Instants: La correspondance est placée sous l’axiome des amants, à savoir un pacte à la fois amoureux et esthétique, clandestin, noué par deux êtres pour qui écrire et vivre ne font qu’un. Les lettres de Sollers affrontent leur histoire intime, l’actualité, le grand vent de la Chine maoïste et accompagnent le mouvement d’engendrement des œuvres, les phases d’une recherche esthétique radicale. Frans De Haes, pouvez-vous décrire les enjeux, les doutes évoqués dans la mise en œuvre d’un monde-langue (Drame, Nombres, Paradis…)?
F. D.H.: Je crois que, pour Sollers, la phase expérimentale de l’œuvre (l’écriture au plus près d’elle-même, le sujet à la fois dans son éclipse et dans sa continuelle effraction structurée…) a préparé, d’une part, la formidable écriture épique de Lois, de H, surtout de Paradis, qui, par le truchement d’un sujet à la fois un et multiple, prend en charge l’histoire de l’humain avec ses bonds et ses impasses ; et, d’autre part, les nombreux romans, en prise directe sur l’actualité, résistant à ces mêmes impasses, rappelant et faisant revivre du même coup les grandes figures « historiales » de l’art, de la philosophie, de la littérature.
Sans cesse Sollers traverse les genres (romans, essais, entretiens, mémoires). N’oublions pas la phrase où il dit: «… la fonction que j’ai donnée du roman pour aujourd’hui, qui doit être selon moi le réveil, par tous les côtés à la fois, de la poésie.» (je souligne, F. D.H.).
J.-L. O.: Il est frappant de voir combien les lettres de Philippe Sollers sont soutenues par des préoccupations politiques, littéraires esthétiques… J’exagère à peine en disant que l’amour est l’occasion d’un discours. Pour Dominique Rolin, au contraire, seul compte l’amour, y compris dans le travail de l’écrivain. « Qu’est-ce que vivre sinon aimer? Qu’est-ce qu’aimer sinon écrire? », écrit-elle dans Trente ans d’amour fou. Ses lettres sont véritablement celles d’une amoureuse.
Le Carnet et les Instants: «Commençant à être écrit plus qu’à écrire», lit-on dans la lettre de Sollers datée du 16 juillet 1960. Ce principe d’ouverture à l’au-delà comme à l’en-deçà de la raison se retrouve chez Dominique Rolin. Ce qui se joue dans ces lettres, n’est-ce pas le miroir de ce que vise leurs œuvres respectives, la recherche d’une disparition du soi, d’un troisième corps, d’un au-delà du livre?
J.-L. O.: Comme l’a montré Frans De Haes, la rencontre avec Ph. Sollers marquera une rupture radicale dans l’écriture de D. Rolin. Elle abandonnera la narration classique pour se tourner davantage vers les concepts du nouveau roman (économie du récit, personnages réduits à des pronoms etc.), même si sa voix reste singulière. Ce qui est frappant, c’est qu’à tout moment, elle reste suspendue au jugement de Ph. Sollers à qui elle envoie ses chapitres à mesure qu’elle les écrit. Cela va même très loin: «En réalité, je l’écris sous ta dictée, ce livre, et ta main dirige les mouvements les plus cachés de ma pensée en train de prendre forme», écrit-elle.
F. D.H.: Pour Dominique Rolin, je me permets de renvoyer à mon essai Les pas de la voyageuse (AML et éd.Luc Pire, 2008).
Oui, Sollers a toujours été son premier lecteur, un guide, un incitateur, mais aussi celui qui apprend d’elle la régularité du travail, l’audace de l’introspection, le regard exercé sur le dessin et la peinture.
Elle l’aime et l’admire sans réserve, tout en écrivant, par exemple: « M’adresser donc à lui quand il dort, cela revient à l’inventer: je le capture, il sort de moi dans l’attitude d’un embryon. Il vient du fond de ma tête et de ma gorge, macère un moment sur le lit de ma langue, puis s’écoule avec la salive jusqu’à la double rangée de dents qui contrôlent la transformation de cette mise au monde parlé » » (Les éclairs, je souligne, F. D.H.).
Tout cela est d’une grande audace, parfois inapparente. Mais la correspondance jettera une lumière nouvelle sur cette aventure singulière entre toutes.
Le Carnet et les Instants: La puissance conceptuelle, esthétique, l’intensité amoureuse qui parcourent cette correspondance ne sont-elles pas liées à la clandestinité de la passion, au sceau de la nécessité vitale qui marque la relation épistolaire?
F. D.H.: Cette longue clandestinité a été surtout la garantie de la plus grande liberté, dans la vie comme dans la création. La très particulière fidélité aussi au fameux «axiome».
J.-L. O.: Comme l’a souligné Philippe Sollers, cette clandestinité, s’est imposée à eux dès le départ en raison de leur différence d’âge, vingt-trois ans, ce qui, pour l’époque, semblait impensable. Par ailleurs, il écrit quelque part: «Pour vivre cachés, vivons heureux» ou ailleurs «L’amour ne peut être que clandestin, c’est sa définition.» Je cite ma préface: «Que l’amour est l’exact opposé du social qu’ils fuient l’un et l’autre, ils en sont profondément convaincus.»
Le Carnet et les Instants: Dans le volume de Dominique Rolin, la voix de la passion éclate en chacune de ses missives. Si la rencontre de Sollers avec Kristeva provoque un séisme chez l’auteure des Éclairs, du Souffle, elle ne détruit pas l’axe vital Sollers-Rolin. La ferveur de la passion se double de crises intérieures, de doutes. Jean-Luc Outers, vous qui avez connu Dominique Rolin, que vous a révélé ce continent épistolaire? Quels éclairages apporte-t-il à son œuvre?
J.-L. O.: Depuis notre première rencontre en 1986, Dominique Rolin m’est apparue comme une femme heureuse dont la quête du bonheur était l’unique moteur de l’existence. Dans cette correspondance et surtout dans son journal intime que je cite à plusieurs reprises, elle est rongée par l’inquiétude, les premières années, et ensuite par la souffrance dès le moment où Julia Kristeva entre dans la vie de Sollers. Dans ses lettres, elle reste réservée et pudique mais dans son Journal, sa souffrance apparaît abyssale. Le monde s’écroule sous ses pieds et elle est au bord du suicide. Il faudra deux longues années pour que les choses reprennent leur cours. J’avoue que j’ai découvert une autre femme que la femme rigolote (son rire était magnifique) que je croyais bien connaître.
Le Carnet et les Instants: Les personnages centraux de cette correspondance, ce sont aussi les lieux (l’île de Ré, Venise, Paris, Boitsfort commune de Bruxelles, Juan-les-Pins…). En marge des échanges sur la littérature, la peinture (l’œil comme aiguillon côté Rolin), la musique (l’oreille du côté sollersien), on découvre une radiographie du monde actuel, de la comédie de la jet set chez Rolin, de la médiocrité de l’époque, du nivellement de l’art, du nihilisme régressif du 20e s. chez Sollers. Comment s’articulent ces niveaux?
F. D.H.: J’oserais dire que c’est leur côté balzacien: ils s’immergent dans « le monde » pour le connaître dans sa comédie sociale et sexuelle, pour en éprouver la prétention et le langage pauvre, déficient. Ils s’en dégagent (Ré, Juan-les-Pins, Venise, sans oublier le « Veineux », surnom de l’appartement rue de Verneuil…) pour le radiographier, en effet, avec la violence et l’humour qui conviennent.
J.-L. O.: Oui, bien sûr, car les amants s’écrivent chaque jour lorsqu’ils sont séparés l’un de l’autre, c’est-à-dire lorsque Sollers s’isole dans la maison familiale de l’ïle de Ré (où Dominique n’aura plus accès dès l’arrivée de Kristeva) ou voyage de par le monde à New York, ou en Chine, par exemple. Ce dernier voyage est une épreuve de plus pour Dominique Rolin qui, faute d’adresse en Chine, lui remettra à son retour le paquet de lettres quotidiennes. Les séjours annuels de Dominique Rolin dans la villa de la milliardaire Florence Gould, montrent un théâtre où la comédie humaine est revisitée par le pouvoir, l’argent, les apparences. Quant à Venise que dans ses romans elle appelle la ville étrangère (toujours la clandestinité), c’est une sorte de serre chaude où les amants se terrent deux fois par an à dates fixes face au canal de la Giudecca.
Le Carnet et les Instants: Un dernier commentaire sur l’invention d’un langage amoureux, d’une langue complice?
J.-L. O.: Il n’y a pas de lettres d’amour sans l’invention d’un langage amoureux qui sert de code aux amants. Les lettres de Dominique sont, par exemple, émaillées d’onomatopées comme: « reuzmankonsa, séleuboneû… » Et ses signatures sont multiples: « Ton thon, ton renard, ta loutre, ton shamour, madame Lebijou, toupetitpopotam » etc.
F. D.H.: Dans le troisième volume on découvrira des mots plus surprenants encore, pas toujours « interprétables », mais très drôles et émouvants.
© Véronique Bergen, Frans De Haes, Jean-Luc Outers, revue Le Carnet et les instants 201, 2019
Notes
1. Philippe SOLLERS, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Frans De Haes, Gallimard, 2017, 390 p., 21 euros.
Dominique ROLIN, Lettres à Philippe Sollers 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2018, 480 p., 24 euros.
2. À paraître en 2019, 2 volumes: Philippe SOLLERS, Lettres à Dominique Rolin 1981-2008, éd. établie, présentée et annotée par Frans De Haes, Gallimard.
Notes
- Philippe SOLLERS, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Frans De Haes, Gallimard, 2017, 390 p., 21 euros. Dominique ROLIN, Lettres à Philippe Sollers 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Jean-Luc Outers, Gallimard, 2018, 480 p., 24 euros.
- À paraître en 2019: Philippe SOLLERS, Lettres à Dominique Rolin 1981-2008, éd. établie, présentée et annotée par Frans De Haes, Gallimard.