© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Bon anniversaire, Commissaire!

Christian Libens
,
Howard Curtis

Texte

Maigret est né il y a nonante ans. Simenon est mort il y a trente ans… Tous les prétextes de commémorations sont bons quand il s’agit de (re)découvrir l’œuvre richissime d’un romancier de génie! Deux anniversaires que nous épinglons ici en compagnie de l’un de ses traducteurs britanniques, Howard Curtis, traducteur littéraire depuis un tiers de siècle, d’écrivains tant contemporains que classiques des domaines francophone (tels Balzac, Flaubert, Bernanos, Hellens, Malraux, Dugain, Izzo, Schmitt, Lamarche, bien d’autres encore), hispanophone (Coloane, Sepùlveda, Gamboa) et italien (Pirandello, Sciascia, Sorrentino, parmi une quinzaine d’autres).


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Howard Curtis, lit-on encore Simenon aujourd’hui en Grande-Bretagne?


Depuis que les éditions Penguin ont lancé cette nouvelle série (« Inspector Maigret », ndlr), j’espère que oui! Avant, non, plus tellement… Presque tout Simenon avait été traduit entre les années 1930 et les années 1980, mais la plupart de ces traductions étaient épuisées et plus ou moins introuvables.

Avant le come back récent de Maigret à la télévision britannique (un Maigret étonnamment incarné par Rowan Atkinson, mieux connu sous les traits de Mr. Bean), l’Anglais moyen n’avait-il pas oublié le plus célèbre commissaire du Quai des Orfèvres, si cher à Simenon?
Peut-être pas l’Anglais d’âge mûr, qui se souvenait encore de la série « Maigret » avec Michael Gambon, dans les années 1990. Mais en général, oui, Maigret était un peu oublié.


Pour quelles raisons un éditeur de l’importance de Penguin décide-t-il un beau jour de publier à nouveau une série de « Maigret »?


Cela, il faudrait le demander aux responsables de Penguin... Très concrètement, je crois qu’il y a eu un transfert des droits à une nouvelle société. Et il y a eu aussi une nouvelle impulsion donnée par John Simenon, le deuxième fils de Georges, qui y a sans aucun doute été pour quelque chose. Mais je ne connais pas les détails des secrets éditoriaux…


Quelle est l’ampleur de la mission de traduction qui vous a été confiée par votre éditeur?


Tout d’abord on m’a demandé de traduire deux « Maigret »: Les caves du Majestic et La maison du juge. Je suppose que ces traductions ont plu, puisqu’ensuite j’ai traduit onze autres « Maigret » ainsi que deux « romans durs »: La neige était sale et Chez Krull.


Pourquoi ces nouvelles traductions alors que le texte original de Simenon en français, lui, est resté le même ; cela voudrait-il dire que l’œuvre est immuable alors que le travail du traducteur est périssable?


Non seulement périssable, mais souvent plein d’erreurs! Je me suis rendu compte, en retraduisant Simenon, mais aussi d’autres auteurs francophones du passé (Bernanos et Malraux, par exemple), qu’autrefois les traducteurs (et/ou leurs éditeurs) n’attachaient pas autant d’importance à la fidélité au texte original que nous le faisons aujourd’hui. Dans le cas de Simenon, certains des premiers traducteurs en particulier (ceux des années 1930 et 1940) ont pris d’énormes libertés, faisant des coupures et même changeant parfois l’intrigue!


Aux yeux du lecteur francophone, traduire Simenon dans une autre langue semble être une tâche plus facile que de traduire Maeterlinck ou Ghelderode, tant son style paraît simple, sinon « plat » comme on l’a parfois caractérisé trop hâtivement ; en fait, ne recèle-t-il pas son lot de difficultés et de résistances, voire d’embuches?


À mon avis, le style de Simenon est tout sauf plat. Simple, oui, du point de vue du vocabulaire (mais, attention! pas toujours du point de vue de la syntaxe). En ce qui concerne la traduction, simplicité n’égale pas forcément facilité! Au contraire, un style compliqué ou fleuri ne demande pas toujours l’exactitude absolue chez le traducteur, qui peut paraphraser, inventer un peu, tandis que pour transmettre la concision, la précision d’un Simenon, il faut être aussi concis, aussi précis dans la langue-cible, tout en respectant les rythmes de cette langue, ce qui n’est pas du tout facile.


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Simenon aborde la soixantaine quand il déclare à Roger Stéphane: « Lorsque j’ai commencé à écrire des romans, j’ai tenté de rendre, dans le même chapitre, parfois dans la même page, du présent, du passé et du futur, c’est-à-dire de donner cette impression de vie permanente et de placer mes personnages sur plusieurs plans. Ce qui trouble le plus mes traducteurs anglais, c’est qu’il m’arrive dans une phrase d’employer le présent et l’imparfait. Je sais que c’est incorrect. Je reçois des lettres de puristes, me signalant ces incorrections voulues. Ce mélange des trois temps avait impressionné Gide, qui prétendait que c’était mon apport le plus original. Au début, je l’ai fait consciemment. Maintenant, c’est devenu machinal, de même que quand vous conjuguez un verbe, vous ne savez plus que vous conjuguez. » XX 


Oui, c’est vrai, ce mélange des temps présente bien des problèmes. En particulier, son usage quasi obsessionnel de l’imparfait, là où on s’attendrait parfois à trouver un autre temps. Pour moi, cet usage donne un certain flou aux textes de Simenon, crée une confusion voulue chez le lecteur quant à la séquence temporelle des faits. C’est bien difficile de trouver un équivalent en anglais. L’imparfait français peut se traduire par plusieurs temps en anglais, et le traducteur doit choisir. Mais traduire, c’est avant tout faire des choix.


Je crois savoir que vous étiez déjà simenophile avant d’entreprendre ce vaste chantier de traduction ; quels titres ont vos préférences, tant dans la série des « Maigret » que des « romans durs »?


Oui, en effet, j’étais déjà simenophile (quelle belle expression!). Je lis Simenon depuis l’âge de treize ans (j’en ai maintenant septante), et j’ai presque tout lu de lui. Parmi les « Maigret », il y en a deux, Maigret se trompe et Maigret et le corps sans tête, que j’aime depuis très longtemps et que j’ai eu la chance de traduire pour cette nouvelle série, et un autre que j’ai découvert tout récemment, juste avant de le traduire, et que j’apprécie beaucoup: Maigret hésite, paru seulement en 1968 et peut-être l’un des meilleurs des derniers « Maigret », le tout dernier (Maigret et Monsieur Charles) datant de 1972. Parmi les « romans durs », il y en a tellement que j’adore et que je pourrais citer… Mais mes deux préférés sont Lettre à mon juge et Les volets verts, qui me paraissent être des chefs-d’œuvre absolus.


Il y a plus d’un demi-siècle, l’excellent critique Pol Vandromme voyait en Simenon « un romancier russe » ; naguère, John Simenon parlait de son père comme d’ « un auteur américain de langue française », récusant explicitement l’étiquette de « romancier français » ; l’œuvre de Simenon vous paraît-elle différente à vous aussi, et en quoi?


Pourquoi ne pas dire « romancier belge »? Il est vrai que Simenon a été très marqué par sa lecture juvénile des auteurs russes. Et je crois comprendre pourquoi John voit en lui un romancier américain. Du point de vue du style, Simenon a opéré (peut-être inconsciemment) une épuration de la prose française grandiloquente du début du XXe siècle analogue à celle opérée par un Hemingway sur la prose anglo-américaine.

Côté français, bien qu’on puisse voir en lui un héritier du naturalisme d’un Zola ou d’un Maupassant (et on sait qu’il aimait beaucoup Maupassant), la vérité est que Simenon n’appartient à aucun courant, aucune école de la littérature française. Mais en même temps, il a dépeint, avec une précision parfois hallucinante, une large tranche de la vie française des années 1930 aux années 1970: les rues de Paris, les petites villes de province, les canaux, les bistrots, les hôtels louches, les concierges, les artisans, toute une vision de la France d’une certaine époque qui, aux yeux des non-Français, et peut-être aux yeux de bien des Français aussi, représente « la vraie France » du XXe siècle.
Ainsi, de ce point de vue-là, Simenon est le romancier le plus français qui soit.



© Christian Libens, Howard Curtis, revue Le Carnet et les instants 203, 3e trimestre 2019, Bruxelles



Notes

  1. Roger STÉPHANE, Portrait souvenir de Georges Simenon, Tallandier, 1963.

Metadata

Auteurs
Christian Libens
,
Howard Curtis
Sujet
Georges Simenon
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants 203, 3e trimestre 2019, Bruxelles
Droits
© Christian Libens, Howard Curtis, revue Le Carnet et les instants 203, 3e trimestre 2019, Bruxelles