Pierre, papier, pinceau: Alechinsky à l’atelier [Rencontre]
Alain Delaunois, Pierre Alechinsky
Texte
De la peinture à l’image imprimée, de l’huile à l’acrylique, de la calligraphie japonaise à l’écriture personnelle, des vieux papiers de jadis aux livres d’artiste, l’univers créateur de Pierre Alechinsky ne cesse de déborder du cadre, traçant ses sinuosités, promenant dans les marges un trait de crayon, un coup de pinceau.
L’exposition de ses «Travaux d’accompagnement» à la galerie Gallimard à ParisXX et la parution d’Ambidextre, recueil de textes dans la collection Blanche chez Gallimard XX, nous offrent l’occasion d’un entretien avec lui.
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Il nous a donné rendez-vous dans l’un de ses lieux de prédilection: à l’atelier de lithographies Clot, Bramsen et Georges, quartier du Marais, à Paris. Une maison avec laquelle il travaille depuis des décennies, fondée par Auguste Clot en 1896, où Alechinsky s’est lié dès les années 1960 avec l’imprimeur lithographe danois Peter Bramsen.
Aujourd’hui, c’est le fils, Christian Bramsen, épaulé par une petite équipe où se trouve aussi son fils Victor, qui continue de faire marcher la Voirin. Une grande et ancienne presse à lithos, imposant sa masse de métal gris dans l’atelier.
Alechinsky est déjà à l’ouvrage, grand tablier bleu, pinceau dans la main gauche, bol d’encre de chine dans la main droite, une pierre à litho devant lui, sur laquelle il dépose, par petites touches, des traits, des points, des ponts.
Attention soutenue, geste mesuré de « l’autre main », la bonne, l’instinctive, la main gauche, celle qui peint et dessine.
Que dessine-t-il?
« Je ne fais que suivre ce que j’imagine être la logique de ce qui est en train de se passer », confie-t-il. « Il n’y a pas d’accident, juste l’imaginaire. Je travaille ainsi parce que c’est ce que je veux qu’il advienne, en connaissant ce que peut produire le contact entre le geste, la pierre, l’encre, l’acide. »
C’est dans cette imprimerie, doublée aujourd’hui d’une maison d’édition, qu’ont été réalisées plusieurs des nombreuses lithographies présentées à la galerie Gallimard, sous le titre de «Travaux d’accompagnement».
Des images d’Alechinsky, pour des livres de poètes ou écrivains :
Apollinaire, Proust, Yves Bonnefoy, Michel Butor, Octavio Paz, Joyce Mansour, Amos Kenan… et, côté belge, Christian Dotremont, Louis Scutenaire, les frères Piqueray, Pol Bury, Hugo Claus, Jean-Pierre Verheggen, Marcel Moreau…
Vous dites ne pas aimer le mot illustration. Pourquoi?
C’est un mot qui ne dit pas ce qui se passe dans le dialogue entre l’auteur des mots et l’artiste, peintre ou dessinateur. Exemple entre tous : Proust. Je n’ai pas illustré Un amour de Swann. On ne peut pas se permettre de dire qu’on « illustre » Proust, il s’illustre lui-même, et n’a besoin de personne. On peut dire, peut-être: orner.
Matisse, lui, usait du mot: décorer. Disons qu’Un amour de Swann, j’en ai décoré les marges, les abords.
Mes images pour des livres sont des travaux d’accompagnement. Mais le lien avec chaque livre, ou chaque livre d’un même auteur, diffère à chaque fois.
Vous avez maintenant derrière vous plus d’une centaine de livres ainsi ornés ou décorés. Un livre des débuts?
L’un de mes tout premiers travaux d’accompagnement, c’est une petite linogravure que j’ai faite quand j’étais encore étudiant à La Cambre, en 1947. Cela s’appelait Menu, à partir d’un extrait d’un recueil de Blaise Cendrars, Kodak. J’ai dû tirer ça à douze ou quinze exemplaires, pas plus, car à l’époque ça coûtait cher.
J’ai orné plusieurs autres livres de Cendrars par la suite, Le Cirque, ses Carnets inédits de Mon voyage en Amérique, et aussi Le Volturno, un autre inédit de 1912.
Au départ, il s’agissait de réaliser quelques images pour l’édition du texte. Puis ça s’est amplifié, j’ai dessiné des tas de bateaux et de rafiots. Et ça a donné finalement lieu à un ensemble de lithographies, imprimées ici à l’Atelier Clot, en 1989.
Cendrars est un bon exemple de ce dialogue que vous avez établi avec le texte, au-delà du décès de l’auteur, pour La légende de Novgorode.
C’était un livre absolument mythique, avec un texte russe, caractères cyrilliques, imprimé à Moscou en 1907. Existait-il vraiment? Personne n’avait jamais vu l’un des quatorze exemplaires … jusqu’à ce qu’on en découvre un, presque un siècle plus tard, en 1995. Ce livre-là, le premier de Frédéric Sauser avant qu’il ne s’appelle Blaise Cendrars, sa fille Miriam l’a fait restituer en français, et m’a demandé si je voulais l’accompagner de mes images.
J’ai hésité, et bien failli renoncer.
Accompagner le tout jeune Cendrars, alors qu’on a encore sous les yeux l’édition de la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France enluminée sur deux mètres par la grande Sonia Delaunay…
Mais bon. J’avais reçu autrefois, pour la commande d’une affiche à réaliser, un fonds de vieux papiers de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits – qui a des origines belges, comme on sait.
Et donc pour Cendrars, j’ai travaillé à partir de ces archives, où l’on retrouvait parfois des lieux qu’il citait lui-même.
Il y a un réel plaisir à découvrir toutes ces écritures, tous ces papiers du passé, c’est une stimulation visuelle incomparable…
J’ai fini par réaliser des images, du bout du pinceau, pour l’édition de La légende de Novgorod qu’en a tirée Bruno Roy en 1997, chez Fata Morgana.
Justement, dans ces collaborations avec des écrivains, l’écriture manuscrite du poète peut elle-même susciter la naissance de l’image…
Parfois, oui.
C’est ce que j’ai fait il y a quelques années avec Marcel Moreau, d’abord pour son texte Insolations de nuit, qu’a édité en 2007 Jean Marchetti à Bruxelles, dans sa collection de La pierre d’alun.
Et puis pour un livre d’artiste avec Moreau, Pointes et feutres, également imprimé et édité en 2013, ici à l’Atelier Clot.
Les manuscrits de Moreau sont extraordinaires, il écrit sur la feuille, en tout sens, dans toutes les directions. Cela constitue des blocs, des allongements, des formes étirées…
Ensuite, son manuscrit est retranscrit, relu, corrigé, avant d’être donné à l’éditeur.
Il m’a confié des feuilles manuscrites, je n’ai eu qu’à m’en saisir…
... Cela n’a l’air de rien, mais je n’y arrivais pas, j’avais le trac, je craignais de bousiller ses pages. Ça a duré des mois. Et puis, d’un coup j’ai trouvé, j’ai déposé des feuilles de papier calque, ça m’a libéré, et j’ai commencé à dessiner par dessus avec un feutre. Les images sont nées des formes de son écriture.
Ce sont des rencontres évidemment complètement inattendues, je ne sais jamais dire à l’avance ce que ça va donner. Et il faut – parfois – compter avec l’imprévu. On est arrivé au bout d’une journée, on croit que l’image en restera là. Et puis avant de quitter l’atelier, on a une impulsion, on remet le pinceau dans l’encre, et on trace une ligne, un signe. C’est ce moment-là qu’il fallait attendre.
Dans Ambidextre, édition revue et augmentée de trois recueils parus autrefois, les premières pages s’ouvrent sur Titres et Pains perdus, un texte que vous aviez publié initialement en 1965 chez Denoël. Quel rôle le titre joue-t-il pour vous?
J’ai toujours accordé une grande importance aux titres, à la fois pour mes peintures et pour mes livres. D’ailleurs, le mot « titre » revient par trois fois dans mes livres: il y a eu en effet Titres et Pains perdus, qui porte un sous-titre à ne pas minimiser: Notes sur les disparitions, les pertes de sens, les difficultés de transmission, les oublis, les manques et les persistances inutiles.
Par après, j’ai réalisé Le Test du Titre, un portfolio de six eaux-fortes, qui est ensuite devenu un livre publié par Éric Losfeld en 1967. Pour celui-ci, j’avais convié 61 « titreurs d’élite » de mes amis, chargés de donner un titre à ces images.
Et puis il y a eu Le Bureau du Titre chez Fata Morgana en 1983. Là, il s’agit plutôt de listes, d’inventaires, de colonnes, où se retrouvent des titres potentiels, gardés ou non, pour mes images. Cela forme des paquets de mots plus ou moins disparates, la liste va du dérisoire au poétique, et du coup, ce ne sont plus simplement des titres pour identifier les peintures ou les dessins.
Les mots vivent pour eux-mêmes.
Mais dans ce vaste domaine, où il y a pourtant si peu d’écrit, les peintres ont davantage de chance que les écrivains. Un peintre comme Magritte, qui était entouré d’amis écrivains, a produit beaucoup d’œuvres. Il a dû trouver beaucoup de titres. Et les mauvais titres chez Magritte sont rares.
Mais un écrivain qui écrit, disons, dix ou douze livres sur toute une vie… S’il loupe un titre, ça se voit vite. Et ça se rattrape difficilement par la suite. Michaux, à la fois écrivain et peintre, avait le sens du titre. Asger Jorn, Dotremont, aussi.
Vous avez souvent dit être un peintre «venu de l’imprimerie», par vos études à La Cambre, en illustration du livre et typographie. Mais quand apparaît chez vous l’écriture?
J’ai toujours écrit, dès les années 1950.
Par la suite, j’ai continué à prendre des notes, petits récits, coïncidences, situations ou petits évènements en lien avec mes activités.
Ce que j’ai appelé plus tard des «souvenotes».
C’est une part plus personnelle, qui me permet de déambuler autrement qu’en accompagnant les textes de poètes ou d’écrivains.
La phrase part d’une image, d’une peinture que j’ai en cours, d’une émotion fortuite, d’un souvenir, d’une discussion partagée, d’un lieu qui s’est transformé, ou d’un ami qui vient de disparaître.
Je voudrais dire: peu importe, mais en fait, non. On s’aperçoit à un moment que ce qui devait advenir est là, des mots sur le papier, et parfois, des collisions de sens, des hasards en embuscade. J’essaie que les mots soient les plus justes possibles, mais avant d’y arriver, les brouillons s’entassent dans la corbeille à papier.
Lorsqu’on réalise un livre d’artiste, il peut y avoir des malentendus entre le peintre et l’écrivain. On risque de passer à côté de quelque chose, parce qu’il n’y a pas assez d’inconfort, et que le peintre regarde différemment les mots de l’écrivain.
Mais quand j’écris pour moi-même… je suis dans un inconfort permanent. Je dis souvent que les mots sont des pantoufles dans lesquelles tout le monde a mis les pieds.
Je m’astreins donc à éviter de porter des pantoufles.
© Alain Delaunois, Pierre Alechinsky, revue Le Carnet et les Instants, n° 205, 1er trim. 2020
Notes
- Pierre Alechinsky, Travaux d’accompagnement, Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université, 75328 Paris cedex 07. Du mardi au samedi de 13 à 19h, jusqu’au 22 février 2020. www galeriegallimard com
- Pierre Alechinsky, Ambidextre, Gallimard, 2019.