© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Pol Bury, à la fontaine de l’art et de l’écriture

Alain Delaunois

Texte

C’est le 26 avril 1922, il y a cent ans, que Pol Bury naissait à Haine-Saint-Pierre.
Le centenaire de la naissance de cet homme aux multiples facettes, artiste, sculpteur, écrivain, fait l’objet de nombreuses manifestations dans la cité de la Louve, que Bury surnommait» la plus laide ville du monde».
Mais il y avait de nombreuses attaches, dont celle, décisive, du poète surréaliste Achille Chavée, rencontré en 1938, à son retour de la Guerre d’Espagne.


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Considéré comme l’un des sculpteurs majeurs du 20e siècle, notamment pour sa participation à la création de l’art cinétique, artiste innovant, reconnu internationalement pour ses mobiles, ses fontaines animées, et ses ramollissements d’images, Pol Bury est décédé le 27 septembre 2005.

Il fut également, avec le poète André Balthazar (1934-2014), le cofondateur de la revue et des éditions du Daily-Bul, à La Louvière, l’une des branches vives de ce qu’on a appelé la Belgique sauvage.

Les livres et textes de Pol Bury, écrivain ironique et prolifique, jusqu’ici peu abordés, font l’objet d’une étude approfondie par Frédérique Martin-Scherrer, co-éditée par CFC-Editions et le Centre Daily-Bul & Co. Ce dernier propose également une exposition, Voix surréalistes. Le corps des mots, tandis que le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée expose les travaux, gravures et estampes, qui ont jalonné en continu le parcours de l’artiste et de l’écrivain.

 

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Si l’on remonte aux débuts de Pol Bury écrivain, il faut imaginer avant tout un jeune homme (il a seize ans lorsqu’il rencontre Achille Chavée) qui, inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, intègre au même moment le groupe des surréalistes hennuyers, Rupture.

Celui-ci, à la suite de dissensions politiques entre trotskystes et staliniens, se dissout et Chavée fonde alors le Groupe surréaliste en Hainaut, où se retrouve Bury. Le poète Chavée initie Bury à toute une série d’ouvrages qui ont les faveurs des surréalistes.

Le jeune homme restera imprégné de cette littérature qui, loin de se concentrer sur les seuls écrits surréalistes, s’ouvre également aux précurseurs, de Lewis Carroll à Lautréamont, de Pétrus Borel à Alfred Jarry ou Alphonse Allais.

Il en résulte également l’intérêt de Bury pour différentes formes d’humour, celui de Chavée, notoirement caustique, mais aussi celles que Breton développera dans son Anthologie de l’humour noir, ouvrage censuré sous l’Occupation, mais disponible après la Libération.

Le goût prononcé de certains jeunes surréalistes (Mariën, Dotremont, voire Magritte) pour le canular et la provocation marqueront également le jeune Bury, qui se cherche alors dans la peinture, en suivant plus ou moins les traces de Tanguy et Magritte.

En 1949, pour nouer les deux bouts, Bury ouvre une petite librairie à La Louvière, commerce qui ne marche guère, mais qui lui laisse le temps de lire en abondance et d’accueillir d’autres lecteurs amis. André Balthazar deviendra l’un d’eux.


Pol Bury, peintre et diariste


«Ses tâtonnements en peinture l’incitent à l’introspection», explique Frédérique Martin-Scherrer, une chercheuse française qui, ayant précédemment travaillé sur les liens entre le poète Jean Tardieu et les artistes vient de faire paraitre une étude fouillée du corpus écrit par Bury, publié ou demeuré inédit, en parallèle à sa pratique artistique.»   [Frédérique MARTIN-SCHERER, Lire la peinture, voir la poésie. Jean Tardieu et les arts, Abbaye d’Ardenne, IMEC, 2004.] 

«Pol Bury, nous explique-t-elle, tient tout d’abord un journal personnel, très régulièrement, et cela dès son adolescence et ses débuts dans le surréalisme. Non pas vraiment pour évoquer sa vie intime – il en parle vraiment peu –, ou des faits liés au groupe surréaliste, ou des évènements extérieurs.
Non, ce journal est plutôt là comme une sorte de carnet de bord, qui lui permet de consigner par écrit ses états d’âme, son rapport à la politique, ses réflexions personnelles sur sa pratique de la peinture, sur ce qu’il en attend, et ce qu’elle provoque en lui.
Et parfois, jusqu’au malaise.
Quand il se trouve dans une impasse picturale, Bury éprouve la nécessité de mettre ses idées au clair, et c’est par l’écrit qu’il va pouvoir le faire. Il y a là, je pense, une manière plus théorique de se retourner sur sa pratique. L’écriture lui permet de dénouer le nœud. C’est là quelque chose de fondamental et d’essentiel, car cette façon de procéder, il va la conserver tout au long de sa vie.
On s’aperçoit que, après le surréalisme, après ses débuts dans la peinture abstraite, puis dans la création, en tant que plasticien, d’objets, de mobiles, et de sculptures cinétiques ou hydrauliques, il ne renonce jamais à l’écrit.
Au contraire, il accompagne sa démarche à chaque fois d’une pratique réflexive de l’écriture. Même si j’ai eu la chance de pouvoir m’y plonger en partie, l’ensemble de ses carnets et ses agendas est encore à découvrir pour une bonne part, et son activité de diariste sur ces questions mériterait une étude à elle seule.»  [Entretien avec l’autrice, août 2022.]

 

Un écho semblable sur l’importance de l’écrit chez Bury nous vient de Pierre Alechinsky. Artiste et écrivain comme Bury, de longue date associé par Bury et Balthazar aux publications du Daily-Bul, il a entretenu avec Bury, depuis l’aventure CoBrA, une complicité amicale qui se traduira par des collaborations régulières – textes et images pour des livres ou catalogues de l’un avec l’autre.
Il confirme ce double statut:

«En parallèle à ses recherches pour faire surgir son propre univers de création artistique, Bury s’était constitué une fabuleuse culture littéraire dès son adolescence. Sa rencontre avec Chavée, qui l’orienta vers des ouvrages appréciés des surréalistes, puis son activité, un temps, de libraire à La Louvière, lui donnait l’occasion de lire énormément, et dans toutes les directions. Bury en avait acquis un sens de la formule juste, exacte, parfois cinglante sous son apparence tranquille, qui outrepassait les limites de l’ironie, et qui devait sans doute convenir aussi à son caractère»
[Entretien avec Pierre Alechinsky, août 2022.]


Pseudonymes, Daily-Bul et polémiques


Dès 1957, quand sort de presse le premier numéro de la revue du Daily-Bul, et au début des années 1960, lorsqu’il s’installe à Paris, Bury n’hésite pas à cibler tant les milieux artistiques et littéraires officiels que les multiples chapelles qui se prétendent d’avant-garde. D’abord en utilisant la désinvolture piquante du Daily-Bul, tracts et revues, ainsi qu’en usant de plusieurs pseudonymes, tels Ernest Pirotte (le plus connu, Bury seul), Achille Campenaire (Bury auteur de bandes dessinées) ou Palone Bultari (Bury et Balthazar).

L’usage du pseudonyme, outre le fait qu’il augmentait de manière facétieuse le nombre de collaborateurs du Daily-Bul, permettait aussi de brouiller les pistes et offrait une certaine liberté, comme l’a raconté André Balthazar.

«Le pseudonyme pourrait cacher une stratégie d’espion, d’hypocrite, de couard. Ce n’était pas notre cas. Il nous permettait de travailler étroitement ensemble et d’oser des textes théoriques, des poèmes plus ou moins délirants côtoyant les sommets du Parnasse. Individuellement et sans masque, nos plumes n’auraient pu assumer de tels exploits» 
[Alain DELAUNOIS, Le Conteur kilométrique. Entretien avec André Balthazar, publié dans le catalogue de l’exposition André Balthazar. L’air de rien, La Louvière, Musée Ianchelevici, 2004, p. 86-101.]



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Mais Bury publie également sous son nom propre, dans des livres, des revues (Chroniques de l’art vivant, Beaux-Arts Magazine), et des journaux (Le Quotidien de Paris, Le Nouvel Observateur, Le Monde, Le Figaro…) qui disposaient d’une plus large audience, à Paris et en France principalement, et auxquels il confie chroniques polémiques, cartes blanches et entretiens.»

«Bury, poursuit Alechinsky, est un immense écrivain, drôle et rigoureux, qui manie perpétuellement le double sens. Mais aujourd’hui il est parfois caché, occulté malgré lui, par la renommée internationale de son œuvre d’artiste. Dans l’écriture, Bury avait aussi cette capacité de ne rien laisser passer, de remettre en question tout conformisme, et même d’égratigner plus ou moins fort ce à quoi pouvaient participer certains de ses amis. Lorsque nous avons publié en 1980, Bury et moi, à l’enseigne du Daily-Bul, Le Dérisoire absolu, à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire du royaume de Belgique, il y avait bien sûr là derrière une manière d’en découdre avec une certaine Belgique qui ne nous convenait pas, secouée par les querelles linguistiques et régionalistes. Mais le titre même, trouvé par Bury, était une référence explicite à la dernière exposition surréaliste organisée par Breton avant sa mort, L’Écart absolu… à laquelle j’avais moi-même participé»

[La Campagne de dérision du Daily-Bul est amorcée par Bury dans un article qu’il signe dans La Libre Belgique du 3 décembre 1979. Elle associera en 1980 Bury, Balthazar, Alechinsky et Jean-Michel Folon, à travers livres, tracts et illustrations, légendées par Bury.]


Cette pratique de l’écrit – qui par moments créera quelques courts-circuits entre Bury et Balthazar, mais sans entamer définitivement leur relation amicale –pourra prendre des formes diverses, au fil des décennies et du déroulement du parcours artistique de Bury, dont la notoriété en France mais aussi internationale, ne cesse de croître.  

[Voir le dialogue (à distance) de Pol Bury avec André Balthazar, catalogue de l’exposition André Balthazar. L’air de rien, op. cit., p.51-5]

Frédérique Martin-Scherrer en dresse ainsi un inventaire extrêmement précieux, car très détaillé: une véritable typologie des écrits, depuis les carnets personnels jusqu’aux livres partagés avec d’autres, en passant par la chronique d’humeur, les écrits polémiques dits» de création», sur les arts plastiques, le langage amphigourique, le nouvel académisme que constitue le vocabulaire en vogue chez certains critiques d’art ou dans telle revue.

L’autobiographie n’est pas oubliée, parfois décalée, livrée par fragments, ou complètement éclatée. L’illustration, la gravure les ramollissements», toujours soigneusement composés, accompagnent régulièrement l’écrit, de manière à en renforcer le propos, la plupart du temps sarcastique. Bury puise aussi bien dans l’histoire de l’art que les illustrations d’encyclopédies et de dictionnaires, dont il est un fervent lecteur. Il y déniche également des citations qu’il conserve intégralement ou qu’il modifie avec une jubilation évidente.



Une écriture cinétique



«Au premier plan, précise Frédérique Martin-Scherrer, figure évidemment la création, avec André Balthazar principalement, d’abord de la revue puis des éditions du Daily-Bul, dont l’Académie de Montbliart était déjà l’antichambre. Mais parallèlement à cela, et à des écrits qu’il va publier au Daily-Bul, ou plus tard également en dehors de lui, Bury continue d’écrire, parfois même pour lui seul, sans intention de publication. Est-ce une activité à part entière? Oui, même s’il la considère comme une activité seconde.

Cela ne s’explique pas, c’est plutôt une constatation très nette. Bury est quelqu’un qui, lorsqu’il est en pleine activité physique, dans un atelier, en train de réaliser, seul ou avec des aidants spécialisés, un objet ou une sculpture, continue de penser… Il est en mouvement permanent à l’intérieur de lui-même, et se livre à ce que j’ai appelé une écriture ou une littérature cinétique.

Quand il écrit, il pense à ses créations plastiques, élabore une esquisse, un croquis, à côté des mots. Et quand il réalise, il ne peut s’empêcher de prendre des notes, de mettre des mots sur le papier, d’avoir des idées qui s’enchaînent l’une à l’autre, de chercher et trouver des titres: pour ses œuvres plastiques, ou pour un texte, une publication.
Les mouvements de l’écrit, réflexif, ironique, poétique ou polémique, et de la réalisation plastique sont incessants: Bury ne cesse de les faire s’entrecroiser, car ces deux formes d’expression lui sont nécessaires – et cela, même si certains de ces textes ne seront jamais publiés».

 

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Autre aspect particulier de Bury écrivain, son attention portée aux titres des ouvrages qu’il publie.
Autant bon nombre des œuvres plastiques du sculpteur sont titrées avec un laconisme descriptif qui n’offre qu’une prise de lecture distanciée : Trois cubes superposés, 730 billes sur un carré, 60 boules se reflétant dans quatre plans triangulaires, 4087 cylindres érectiles, Tiges sur une demi-sphère… 
autant les titres de ses livres, au Daily-Bul ou dans de plus grandes maisons d’édition (Gallimard, Denoël, Fata Morgana, Galilée…) annoncent une tournure plus incongrue et se révèlent inattendus, déconcertants, saugrenus, parfois polémiques... ou dans une relation difficile à percevoir de prime abord avec le contenu.    [Sur l’œuvre plastique de Pol Bury, on consultera le Catalogue raisonné en ligne, établi par Gilles Marquenie, avec le soutien de la veuve de l’artiste, Velma Bury, et la Galerie Patrick Derom, Bruxelles.    www.polbury.org]

 

La collection des «Poquettes volantes» et les revues du Daily-Bul, donnent déjà un aperçu des titres choisis par Bury, ou son alter ego Ernest Pirotte, qui signe notamment le volume consacré à Achille Chavée avocat ou la Mammifération des libellules.

À côté de cela… on relève dans l’ensemble des ouvrages publiés des titres tels que Les Mamelles du dérisoire, Le Vélo de Joseph Staline et le Circuit idéologique, L’Art inopiné dans les collections publiques, Infra-critique de l’œuvre plastique du Professeur Froeppel (personnage artistique inventé de toute pièce par Jean Tardieu), L’Art à bicyclette et la révolution à cheval, La France adultérine, Bouvard & Pécuchet précurseurs des avant-gardes, Les Gaietés de l’esthétique, Les Petits Moutons blancs qui sortent en rang du lavoir…

Au-delà du sens de l’humour, parfois imperturbable et pince-sans-rire qui aura marqué toute sa vie, Pol Bury n’aura jamais cessé de remettre en cause, mais sans s’illusionner sur un possible changement, le monde qui entoure l’artiste.

Son goût personnel pour le détournement du langage, son horreur du jargon qui envahit régulièrement les arts plastiques, ainsi qu’une culture livresque absolument fascinante, n’y sont pas pour rien. La publication de cette étude érudite, et plusieurs manifestations organisées dans le cadre de ce centenaire, tombent à point nommé pour le rappeler.



© Alain Delaunois, revue Le Carnet et les instants n° 213, 4e trimestre 2022 

Bibliographie
Frédérique MARTIN-SCHERER, Pol Bury. Livres et écrits, CFC-Editions et Centre Daily-Bul & Co, 2022, 272 p., 27 euros.

Exposition, du 29 octobre au 12 mars 2023
Pol Bury. Va et vient
Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, rue des Amours 10,
7100 La Louvière, 
www.centredelagravure.be

 

Metadata

Auteurs
Alain Delaunois
Sujet
Artiste Pol Bury. La Louvière
Genre
Essai littéraire
Langue
Français
Relation
revue Le Carnet et les instants n° 213, 4e trimestre 2022 
Droits
© Alain Delaunois, revue Le Carnet et les instants n° 213, 4e trimestre 2022