© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Les Ateliers du Texte et de l’Image

Fanny Deschamps

Texte

Depuis sa création il y a une quinzaine d'années, l’asbl Les Ateliers du Texte et de l’Image (ATI) accomplit des missions de conservation, de recherche et de valorisation du livre pour enfants. Située dans les locaux des Fonds Patrimoniaux de Liège, cette association gère un exceptionnel fonds de littérature de jeunesse, regroupant près de 90.000 livres.

 

Cette collection unique en Belgique, rassemblée depuis des décennies par Michel Defourny, est devenue le point de départ de différents projets, locaux, nationaux et internationaux. Nous avons parlé avec Brigitte Van den Bossche, coordinatrice des ATI, dans leurs locaux, véritable caverne d’Ali Baba, le temps d’une rencontre riche en découvertes.

 

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 C’est l’histoire d’une collection...

 

À la fin des années 1960, alors qu’il termine sa thèse en indologie, Michel Defourny fait dans une librairie parisienne une découverte qui orientera la suite de sa vie professionnelle: il tombe sur le livre Max et les Maximonstres de Maurice Sendak.

Dans cette histoire, tout l’imaginaire d’un petit garçon, furieux sur sa mère, se déploie, sauvagement, dans la narration graphique et verbale. Le livre vient alors d’être traduit en français et fait beaucoup parler de lui. Michel Defourny comprend, grâce à cette lecture, tout le potentiel d’un album jeunesse. Dès lors, il se met à les collectionner. «C’est comme le facteur Cheval pour qui tout a commencé en trébuchant sur une pierre», compare Brigitte Van den Bossche, la collaboratrice de Defourny. «Michel a trébuché sur cet album qui est devenu le fer de lance de sa collection. Elle a d’abord été constituée par des achats propres, puis, au fur et à mesure de sa spécialisation dans le domaine, des maisons d’édition ont commencé à lui envoyer des ouvrages.»

C’est petit à petit que Michel Defourny se professionnalise en littérature jeunesse, et c’est par le biais de cet album qu’une voie s’est ouverte. Il devient enseignant à la Haute école pédagogique de Liège, et introduit le cours de littérature jeunesse à l’Université de Liège. Chargé de mission à la Fédération Wallonie-Bruxelles, il forme des bibliothécaires à la lecture pour les enfants, notamment pour les tout-petits.

Aujourd’hui, il est quotidiennement actif au sein des ATI. Il rédige des chroniques et articles, intervient dans des colloques et journées d’étude, est consulté par des maisons d’édition et institutions académiques…

 

Fin 2008, l’association des ATI est créée par Michel Defourny et Chantal Cession, fondatrice de la librairie jeunesse La Parenthèse à Liège.

L’objectif premier de Defourny est de gérer et valoriser son fonds documentaire dédié à la littérature jeunesse, et plus particulièrement à l’album.

En 2009, l’association est reconnue par le Service général des Lettres et du Livre de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B), ce qui lui donne une assise forte pour développer des actions autour du Fonds Michel Defourny.

Cette collection, au départ privée, devient ainsi un fonds documentaire public. Qui s’enrichit depuis peu d’un fonds graphique, notamment grâce au dépôt d’archives du Fig, Festival annuel de graphisme à Liège.

 

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Si Michel Defourny est plutôt du côté de la recherche, Brigitte Van den Bossche se situe pour sa part du côté de la coordination et de la médiation culturelle – et c’est ce profil qui intéresse Defourny lorsqu’il l’engage.

Historienne diplômée de l’Université de Liège, elle a d’abord travaillé dans un théâtre bruxellois où elle a réalisé entre autres des animations pédagogiques, puis s’est impliquée tout un temps dans le secteur de l’éducation permanente, notamment au C-paje [Collectif pour la Promotion de l’Animation Jeunesse Enfance] où elle a écrit des articles sur des projets socio-culturels hors normes, donné des formations à des professionnels de l’animation, organisé des visites de sites artistiques singuliers.

Elle a rejoint ensuite, pour sept ans, le Madmusée (aujourd’hui Trinkhall museum) pour y développer entre autres un centre de documentation sur les arts dits outsiders et en particulier sur les architectures brutes et anarchitectures.

Elle s’est engagée ensuite sur d’autres voies, enseignant les actualités culturelles à l’ESA St-Luc de Liège, collaborant ponctuellement avec Patrick Corillon et Le Corridor… C’est dans ce contexte professionnel renouvelé et diversifié qu’elle rencontre Michel Defourny et Chantal Cession, tous deux en quête d’une nouvelle coordination pour les ATI.

«Ce que Michel recherchait pour pérenniser son fonds et l’association des ATI, ce n’était pas tant un spécialiste en littérature jeunesse ou un gestionnaire de centre de documentation, mais plutôt un profil de médiation culturelle».
Animée par l’enthousiasme de s’inscrire à nouveau dans un centre de documentation, le faire vivre et l’enrichir continuellement, Brigitte Van den Bossche est aussi intéressée par la philosophie de Michel Defourny de ne pas se cantonner à la littérature jeunesse stricto sensu.
«Michel a un profil d’érudit et d’humaniste qui touche à tout, avec sa formation d’indologue, sa curiosité pour le design, le graphisme, l’architecture, la photographie... Ici donc, on croise les intérêts, on ne se spécialise pas dans un seul domaine.»

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Le livre comme support de médiation avec les publics

 

Au-delà de la gestion du fonds, les ATI concrétisent différents projets autour de l’illustration jeunesse et graphique: formation de professionnels, conception d’expositions – toutes assorties de visites commentées –, aide à la recherche documentaire, participation à des colloques et jurys, écriture de chroniques d’albums, organisation de workshops et résidences artistiques… et d’un tout nouveau projet d’acquisition d’œuvres originales. Un vaste programme qui occupe largement le duo Defourny-Van den Bossche, accompagné heureusement d’une bibliothécaire mise à la disposition du fonds par la Ville de Liège.

 

L’association ne s’adresse pas au tout public: il s’agit d’un centre de documentation et de recherche qui touche un public de professionnels et futurs professionnels de l’image, du livre et de l’enfance. Parmi ceux-ci, de nombreux étudiants du supérieur artistique et pédagogique.

 

«Depuis maintenant quelques années, nous touchons également un public de première ligne dans le cadre de projets ponctuels, explique Brigitte Van den Bossche. Il s’agit toujours d’adultes: des personnes en apprentissage du français, issues de l’immigration, des personnes en souffrance psychique qui fréquentent des associations du secteur de la santé mentale, et des personnes vivant en maison de repos et de soins. Il s’agit pour le moment de projets pilotes très riches humainement et, j’ose le dire, d’utilité…publique! Le livre illustré, avec son articulation texte-image, engrange le questionnement, la prise de parole, la réaction… parfois plus que le texte seul. Pour des personnes qui ne connaissent pas bien le français, qui ont des difficultés d’audition ou de concentration, l’image va concentrer le regard et faire naître l’intérêt et la parole.»

 

Brigitte Van den Bossche va à la rencontre de ce public en emportant des ouvrages soigneusement choisis, par exemple pour leur graphisme contrasté, visible de loin.

Elle cite et nous montre L’imagier des gens de Blexbolex (Albin Michel), Imagine de Liuna Virardi (L’Agrume), Animaux de Jérémie Fischer (Les grandes Personnes)…

Ces ouvrages présentent des images très graphiques, avec des éléments isolés, un côté devinette, des possibilités d’interactions.

«Ce sont des livres qui étonnent, surprennent, font réfléchir. Et font sourire, ce qui n’est pas plus mal!»

Les ATI s’adressent aussi à des professionnels du secteur psycho-médico-social: animateurs spécialisés, psychologues, logopèdes, pédopsychiatres, psychologues de soins palliatifs…

«Concrètement, il s’agit de formations, ou plutôt d’exploitations de livres autour de thématiques ciblées. On part du principe que l’album jeunesse peut être un support intergénérationnel.»

Elle utilise d’ailleurs aussi des catalogues d’expositions, des monographies d’artistes qui traitent du sujet exploité.

Un exemple de thème?

«Je donne une formation sur la notion d’habitat, d’abri, de refuge. C’est traité très largement: habiter le monde, le chez-soi, le en-soi… En début de formation, on se lance dans une discussion tous azimuts autour de la notion thématique. Puis, je propose et manipule les livres au fur et à mesure des échanges.

Je vais utiliser un album d’Anne Brouillard, comme La vieille dame et les souris [Seuil], où un soin particulier est apporté à la représentation de l’intérieur. J’utilise aussi Les Voisins d’Einat Sarfati [Cambourakis] où l’on suit une petite fille pour découvrir tous les gens vivant dans son immeuble, La Maison de J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti où l’on assiste aux histoires d’une famille sur fond de Grande Histoire et ce, à travers le tableau d’une maison...

L’album jeunesse regorge de références et de documentaires, mais on n’ira pas vers des histoires sur la construction de la maison. Ce qui nous intéresse par-dessus tout, c’est quand il ne s’agit pas de la thématique première de l’album.

L’idée est de donner une variété d’exploitations du thème, par exemple en évoquant l’atelier de l’artiste à travers Les ateliers de l’illustration et de la création [Delphine Perret et Éric Garraut, Les fourmis rouges], qui permet de visiter les univers des illustrateurs.

Je présente aussi une monographie sur Richard Greaves, qui est ce qu’on appelle un anarchitecte, un artiste qui a conçu des structures architecturales avec des matériaux de récupération.
Ici de Richard McGuire [Gallimard], qui s’apparente parfois à la bande dessinée, alterne les vues à travers le temps dans un même intérieur.»

 

Les formations et animations se déclinent sous d’autres thématiques: la collection, le caillou, les narrations textiles, les sujets délicats, l’album implicite, les récits de vie... L’idée est d’exploiter un sujet qui fait réfléchir à différents égards et qui ouvre quantité de portes.

 

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Qu’est-ce qu’un livre? Une surprise!



Les ATI élaborent régulièrement des expositions, autre corde à leur arc. Une partie d’entre elles sont consacrées au fonds Defourny et présentées dans les locaux des Fonds Patrimoniaux de Liège. Elles sont ouvertes sur rendez-vous pour des visites commentées adressées à des collectivités.

Exposer le livre nécessite un accompagnement du public.

Il s’agit alors de sortir les livres des vitrines, car ils sont faits pour être manipulés.

Les sujets, variés, permettent de regrouper des ouvrages selon un fil rouge: L'Inde à la portée des enfants, l'Inde pour tous (2014) ; Mélanges d'ailleurs, d'hier à aujourd'hui (2015) ; Du livre au jeu – du jeu au livre (en 2016-17) ; LOOK! La photographie dans l’album jeunesse (2017-18) ; Le Père Castor à l’UNESCO (2018-19) ; Au bonheur des petits formats (2021) ; Trains en jeux (2022).

 

Parallèlement, les ATI collaborent avec le Centre culturel Les Chiroux à Liège dans le cadre d’expositions annuelles ou biennales consacrées à des auteurs-illustrateurs emblématiques de la FW-B.

Ces expositions, la plupart itinérantes, ont ainsi mis en valeur le travail de Kitty Crowther, du collectif Cuistax, de Mélanie Rutten, José Parrondo, Anne Herbauts, Michel Van Zeveren, Pittau et Gervais, Pierre Bailly et Céline Fraipont, Jean Maubille, Claude K Dubois…

 

Plus récemment, le Centre culturel Les Chiroux a invité Michel Defourny et les ATI à penser une exposition d’envergure en leur donnant carte blanche.

Intitulée Qu’est-ce qu’un livre? Une surprise!, elle s’est tenue trois mois durant, en 2022-2023.

«Michel s’est fait plaisir en choisissant le sujet de la forme du livre, raconte Brigitte Van den Bossche. Le livre est d’abord un volume dans l’espace, un objet qui se déploie, se déplie, qui peut être tout petit ou très grand, relié de plein de façons différentes, être un objet sculptural.»

L’exposition se divise en deux parties: un laboratoire créatif et expérimental, où l’on peut s’atteler à la réalisation de livres à travers plusieurs portes d’entrée ; puis une autre partie plus muséale où sont exposés quarante-neuf livres. Ces ouvrages sont répartis en sept catégories formelles: la couleur, le pli, la reliure, le format, la matière, le trait et la lettre et sa typographie.

 

«C’est considérable pour les ATI de bénéficier de cette visibilité dans le plus grand centre culturel de la Province de Liège, mais également de disposer du professionnalisme scénographique de l’équipe du Centre culturel. J’ai enchaîné des dizaines de visites commentées, toujours pour des collectivités de professionnels ou de futurs professionnels. Chacune de ces visites s’adapte au public concerné. Il y a tant de choses à dire sur chaque livre et tant d’associations différentes à souligner entre eux!».

 

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Nouvelles voies: des résidences d’artistes et une collection d’images originales

 


Depuis quatre ans, la FW-B a confié aux ATI une nouvelle mission, celle d’une résidence d’artistes dans le domaine des littératures jeunesse et graphique.

Il s’agit d’une résidence biennale, pour laquelle la Ville de Liège via les RAVI (Résidences Ateliers Vivegnis International) met à disposition de l’artiste sélectionné un atelier, un logement et une partie de bourse de production.

L’artiste française Céline Thoué a été la première, avec son projet Sauver l’espace, à bénéficier de cette résidence.

Ce fut ensuite Sandra Dufour et son projet L’idée de Marnie, autour d’une thématique imposée par les ATI, celle des narrations textiles.

La prochaine résidence sera consacrée à la narration photographique dans l’album.

Chaque résidence inclut des moments de médiation entre l’artiste et les écoles supérieures artistiques liégeoises, de même que des rencontres publiques dans une librairie partenaire des ATI, très dynamique, La Grande Ourse.

 

L’année 2022 a été marquée à l’initiative de la FW-B par le début d’un projet d’envergure, celui d’une collection d’œuvres originales d’auteurs-illustrateurs jeunesse.

«C’est un projet grisant, reconnaît Brigitte Van den Bossche. Des grands noms de l’illustration de la Belgique francophone sont représentés dans les collections du musée de l’Illustration de Strasbourg, comme Pascal Lemaître, mais rien n’est patrimonialisé chez nous. Or, les ATI ont dans leur ADN la conservation. Le fonds de livres des ATI se double désormais d’une collection d’images originales. Nous avons eu envie que ce soit aussi un projet de médiation avec les artistes concernés.»

Avec l’aide de Jérémy Joncheray, graphiste qui accompagne les ATI dans ce projet chronophage, Brigitte Van den Bossche visite les artistes dans leurs ateliers. Ces rencontres font l’objet d’un enregistrement sonore et de photographies, destinés à être diffusés lors d’une exposition en 2023.

En cette année de lancement, pour donner une assise forte à cette collection, ils ont fait l’acquisition d’œuvres de dix-huit noms de l’illustration.

Autour de l’artiste, il y a donc une démarche de recherche, de valorisation, et à l’avenir de diffusion.

En relevant cette mission haut la main, et ce grâce à l’enthousiasme et à la volonté de son équipe, les ATI font une fois de plus la preuve de leur précieuse contribution à la patrimonialisation du livre illustré pour enfant, véritable richesse de la Belgique francophone.

 



© Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 215, 2e trimestre 2023

Les Ateliers du Texte et de l’Image [ATI]
c/o Fonds Patrimoniaux de Liège
Rue Feronstrée 86
4000 Liège
Belgique

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Metadata

Auteurs
Fanny Deschamps
Sujet
Liège. Belgique. Ateliers du Texte et de l’Image. ATI. Recherche et valorisation du livre pour enfants et jeunesse. Michel Defourny. Chantal Cession. Brigitte Van den Bossche
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français
Relation
revue Le Carnet et les instants n° 215, 2e trimestre 2023
Droits
© Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 215, 2e trimestre 2023