Un espace non-euclidien
Jean-Marie Klinkenberg
Texte
Cela commença comme une fête. Raisonnée (mais à peine) par notre mentor Jacques Dubois et par Dominique Friart, qui représentait les intérêts de la maison Labor.
Une fête où le mot d’ordre était «culot». Oui: nous allions republier les auteurs de chez nous que l’on avait oubliés.
Ou que l’on n’avait pas oubliés, mais qu’on ne pouvait pas lire.
Nous allions les sortir de la naphtaline pour les glisser dans les poches de jeans.
Nous allions, ainsi, faire sauter les verrous qui emprisonnaient nos lettres dans un schéma vicieux (non-formation des maitres/carence de manuels/indisponibilité des textes).
Nous allions aussi, grâce aux «lectures» accompagnant les textes ressuscités, constituer peu à peu le corpus critique nécessaire pour que des œuvres deviennent une littérature (et nous avons même exagéré, prenant lesdites œuvres en sandwich entre cette «lecture» et une préface devant faire ressortir la jeunesse du texte, quel que soit son âge).
Nous allions, grâce à des «intertextes» (une rubrique aujourd’hui bien oubliée), coudre ces textes au grand tissu de la littérature mondiale.
Et pourquoi ne pas diffuser une sorte de canon plastique de chez nous, en l’articulant au canon littéraire en voie de constitution? Cela aussi, nous allions le faire, en pensant à un moment donné que les couvertures de la collection pouvaient jouer ce rôle.
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Ainsi naquit «Espace Nord»
Une folie? D’aucuns ne se privèrent pas de nous le représenter.
«Une collection de classiques belges? », nous dit l’un, «Fort bien. Mais qu’allez-vous bien pouvoir y fourrer, quand vous aurez atteint le numéro cent? Ne venez pas essayer de faire croire qu’il y plus de cent textes dignes d’intérêt dans ce pays!»
D’ailleurs, atteindrions-nous jamais ce chiffre?
«Une collection de poche n’existe que quand elle a un mètre», nous souffla un autre,
«Ne venez pas essayer de faire croire que ce pays a engendré plus d’un mètre de livres intéressants!».
Nous étions là, une huitaine, à avoir collégialement conscience de notre inconscience.
Car peu à peu, la folie du comité de rédaction devint hubris. Et nous voulûmes que l’espace nord devînt multidimensionnnel.
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Il y eut d’abord le moment Babel
Un accord avec «Actes Sud» nous permit de déverser une bonne proportion de lettres belges dans cette collection de poche ambitieuse (bientôt deux-mille titres…). Si aujourd’hui le mot instagrammable est entré au Petit Larousse, nous inventâmes le néologisme babélisable, pour distinguer les auteurs que nous distrairions de notre stock patrimonial afin de les projeter dans cet espace où vivent côte à côte Paul Auster, Akira Yoshimura et Don Delillo.
Il y eut aussi une «Zone J.» Pourquoi ne pas faire avec la littérature de jeunesse ce qui était en train de réussir avec la littérature des grands?
Nous rassemblâmes nos souvenirs d’enfants mal grandis, et cette dimension nouvelle s’ouvrit. Mais notre comité resta à sa lisière.
Car, dans le même temps, nous nous interrogions sur ce Nord que nous investissions.
Ne devrions-nous pas ouvrir la collection à des auteurs du pays voisin, mais vivant sous la même latitude que nous? des Champenois, des Picards, des Normands peut-être? Une sorte de rattachisme à l’envers…
Et nous nous avisâmes aussi qu’il y avait plus d’un Nord.
Le Québec, par exemple, que plusieurs d’entre nous fréquentaient. Ces nordiques-là, nous allions nous les annexer et, grâce à l’espèce de ruban de Möbius que nous étions en train de tisser, les babéliser de la belle manière. Un projet Jacques Godbout me tint ainsi longtemps en haleine.
Et puis, notre folie rencontra celle des propriétaires de la maison Labor, qui avait été rachetée par deux fois.
Ce furent, fusant, des projets de sous-collections et une réorganisation de notre espace, qui devint peu à peu quantique.
Son centre, qui était partout, fut une série «Espace nord références» , voisinant (ou occupant la même place; on ne sait jamais, avec les espaces quantiques) un «E.N. Passé-Présent», pensé au moment où il s’agissait de récupérer le corpus constitué par feu les éditions Jacques Antoine.
Gravitant dans l’espace des références, il y eut aussi «Les repères d’Espace Nord», avec des projets portant sur les textes surréalistes, l’écriture des femmes, les écrivains bilingues…
Et aussi des déclinaisons génériques: E.N. fantastique, E.N. policier («Espace Nord Noir de Noir »).
Ces multiples espaces étaient agités par un mouvement brownien (car elles vivaient, ces sous-collections: «Repères» fut tôt abandonné et ses titres intégrés à «Références»; réorientation dont bénéficia le Précis d’histoire sociale des lettres belges que j’écrivais avec Benoît Denis, alors mon assistant), et cela au point que nous peinions nous-mêmes à nous y retrouver.
Je tombe même aujourd’hui dans mes notes sur la trace d’une sous-collection «Grand Espace Nord» dont je ne me rappelle pas à quoi elle pouvait correspondre, et d’une autre, jamais née, elle, qui se serait mystérieusement appelée «Espace Nord classique» ou «Les Classiques d’E.N.»
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Notre comité, qui s’était entretemps étoffé,
avait ainsi fêté le vingtième anniversaire de la collection…
… et son numéro 200 (pour lequel nous avions un instant pensé à un À chacun son Espace Nord sous-titré Espace Nord fête ses vivants, qui aurait demandé à chacun des auteurs de la collection le texte qu’il n’avait jamais osé confier à un éditeur).
Vingt ans.
Si les batraciens atteignent cet âge, c’était sans doute celui qu’avait la grenouille de La Fontaine. Oui: Espace Nord enfla si bien qu’il creva.
On vit d’abord ses dépouilles fourguées — en douce, ce qui nous fâcha beaucoup — chez des soldeurs.
Puis ce fut la fin de Labor. Et de certaines suffisances matamoresques.
La fin aussi de notre travail, qui au cours de ce quart de siècle avait été toujours plus collégial (Jacques Dubois, attiré par de nouveaux rivages, nous avait laissés orphelins, m’abandonnant la tâche non point de diriger, mais de coordonner le groupe).
Mais à quelque chose malheur est bon: cette fin donna l’occasion à l’instance subsidiante de reprendre la main sur la collection dans des conditions saines. De sorte qu’au long des années qui viennent de s’écouler, la collection s’est mieux concentrée sur ses missions, dans un espace un peu plus euclidien mais surtout plus professionnel.
On put aussi mieux voir qu’au début, il ne s’agissait pas de folie mais d’ambition. Une ambition, servie par un travail intense, qui n’a pas peu contribué à la crédibilité actuelle du label Espace Nord. Servie aussi par l’enthousiasme du collectif. Travail et enthousiasme qui me laissent à l’âme un immense bonheur: celui d’avoir vécu une superbe aventure, et de l’avoir vécue dans la joie.
© Jean-Marie Klinkenberg, revue Le Carnet et les instants n° 216, juillet 2023