© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Mariedl, Espiègle et gigantesque

Samia Hammami

Texte

 

La Fédération Wallonie-Bruxelles a décerné ses prix littéraires, désormais appelés Espiègles, le 20 novembre 2023. L’Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse a récompensé Laura Simonati pour Mariedl, une histoire gigantesque, paru chez Versant Sud Jeunesse. L’occasion d’une rencontre avec l’autrice et son éditrice. 

Un livre pour enfants, c’est la rencontre de textes et de dessins, de personnages et de personnalités, d’un ici et d’un ailleurs, d’artistes et d’une maison d’édition. Mariedl, une histoire gigantesque, c’est celle de Laura Simonati, une autrice-illustratrice désarmante de talent et de sensibilité, et de Fanny Deschamps, une éditrice fascinante d’enthousiasme et de perspicacité. Comme dans les contes qu’on aime tant, espérons-leur de «vivre heureuses et d’avoir beaucoup d’enfants».

 

*

 

Laura Simonati, vous êtes une Véronaise arrivée à Bruxelles il y a six ans.
Pouvez-vous retracer votre parcours?

 

Laura Simonati: En Italie, après un lycée artistique, j’ai intégré une filière de graphisme et de design industriel à la Libera Università di Bolzano pour mon bachelier. Quand je suis arrivée en Belgique, j’ai poursuivi mon parcours à l’École nationale supérieure des arts visuels (La Cambre), en communication visuelle et graphique, une section hybride entre l’illustration et le graphisme. Une fois mon diplôme obtenu, tout en travaillant dans un studio de graphisme, je me suis consacrée principalement à l’illustration. Je vois ces deux disciplines comme complémentaires et les exemples où elles se rencontrent (comme dans les typographies dessinées, par exemple) me réjouissent.

 

 

À vos yeux, y a-t-il une «culture du dessin» différente en Italie et en Belgique?

 

L.S.: En Belgique, il y a une culture du dessin très forte, très identitaire, surtout en ce qui concerne la BD, ainsi qu’un plus grand soutien économique (prix, bourses, financements, etc.) aux illustrateurices et dessinateurices. Iels sont aussi plus souvent sollicité·e·s pour travailler sur des projets d’envergure (espace public, institutions, etc.) qu’en Italie où les mêmes opportunités ne leur sont pas offertes malgré une énorme richesse en termes visuels et en nombre d’artistes. En ce moment, il y a notamment une vague d’illustrateurices du côté de l’expérimentation, de la joie et de la couleur qui innovent de manière très gaie.

 

 

Fanny Deschamps, quel est votre parcours dans le milieu du livre?

 

Fanny Deschamps: J’ai suivi des études de langues et littératures romanes, puis un DES en gestion culturelle (pendant lequel j’ai été stagiaire au Prix Versele à la Ligue des Familles). C’est pour travailler dans le monde du livre pour enfants que je suis devenue libraire jeunesse et bande dessinée chez Libris. Quand la librairie a fermé, j’ai rencontré Elisabeth Jongen, fondatrice des éditions Versant Sud, qui m’a proposé de créer avec elle une branche de littérature pour enfants sur laquelle on s’est mises à travailler en 2015. Nous avons alors proposé à Noémie Favart, Camille Van Hoof et Paola De Narvaez, trois étudiantes à La Cambre, de réaliser chacune un livre. Leurs ouvrages sont sortis en 2016 et l’aventure continue depuis…

 

 

Enfants, étiez-vous des lectrices d’albums? Vous souvenez-vous de votre livre préféré?

 

F.D.: Je n’ai jamais arrêté de lire des albums pour enfants. Mes souvenirs importants sont les Ernest et Célestine de Gabrielle Vincent, le Buisson-aux-Mûres de Jill Barklem, les Roald Dahl et les Pef.
L.S.: Enfant, j’adorais me perdre dans l’album Une ville au fil du temps de Steve Noon et Anne Millard qui raconte l’évolution d’un lieu à travers les époques. Et la première fois où je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un derrière un dessin, c’était avec Quentin Blake, illustrateur de Roald Dahl et Bianca Pitzorno.

 

 

À propos de Versant Sud Jeunesse, Fanny,
diriez-vous que c’est une maison d’édition à la fois locale et internationale?

 

F.D.: En ce qui concerne l’aspect local, on travaille avec de jeunes illustrateurices issu·e·s d’écoles d’art de Bruxelles et provenant de différents pays. Quant à l’aspect international, il y a deux pans. D’une part, on fait vivre nos créations hors de nos frontières en les traduisant et en vendant leurs droits à des éditeurices étranger·ère·s (c’est le cas de Mariedl, qui va sortir en Italie, en Corée et en Chine). D’autre part, on traduit des livres (suédois, italiens, américains, flamands, etc.) en français. Il y a donc un double mouvement. Actuellement, notre catalogue compte à peu près 80 ouvrages et autant d’auteurices, vivant·e·s ou mort·e·s (par exemple, Gianni Rodari et Astrid Lindgren avec des illustrations de Beatrice Alemagna).

 

 

Quand et comment vos chemins d’autrice-illustratrice et d’éditrice se sont-ils croisés?

 

L.S.: Mariedl était mon travail de fin d’études à La Cambre. Je l’ai réalisé durant la première vague du Covid, une période assez compliquée et stressante. Alors que mon jury s’était très bien passé, moi, je demeurais critique par rapport à mon livre. Après avoir obtenu mon diplôme, je l’ai donc «caché» pendant un an. Avec le recul, je vois que les sentiments négatifs liés à cette période en avaient déformé ma perception… Après plusieurs mois, j’ai quand même répondu à l’appel de «The Unpublished Picturebook Showcase», un concours organisé par dPICTUS. Et Fanny faisait partie du jury…

 

F.D.: C’était ma première participation à ce concours (auquel je prends part chaque année depuis). C’est un travail à la fois énorme (des centaines de projets à lire à chaque édition) et stimulant. Le livre de Laura m’a tapé dans l’œil, car Mariedl ne ressemble pas à ce qu’on a l’habitude de croiser en littérature jeunesse. D’abord, c’est rare d’avoir un texte à tel point intégré dans l’illustration. Ensuite, le dessin, avec son aspect pas «léché», déroute de façon géniale. Enfin, l’histoire est excellente, ce qui n’est pas toujours une évidence. Impossible de laisser passer cette pépite! Elisabeth Jongen a directement partagé mon enthousiasme et nous en avons proposé la publication à Laura. L’album a été un peu retravaillé et quelques planches ont été ajoutées, mais il ressemble très fort à la version originale. On a aussi dû le traduire en français ensemble parce qu’il était en italien initialement.

 

 

Mariedl s’inspire de la vie de Maria Fassnauer. Pouvez-vous nous la présenter?




L.S.: Mariedl est née à la fin du 19e siècle dans la ferme d’une famille modeste, au cœur de la montagne sud-tyrolienne. À ses trois ans, elle a commencé à grandir de façon étrange, jusqu’à atteindre 2 mètres 27 à dix-sept ans. Sa réputation a vite dépassé les frontières de la vallée et, un jour, un cirque itinérant spécialisé dans les freak shows lui a proposé du travail. Pour aider ses parents, Mariedl s’est engagée dans une tournée européenne qui a duré six ans. À la suite de problèmes de santé, elle est rentrée dans son village natal où elle est morte à trente-huit ans. Son courage, son sacrifice, sa générosité et sa naïveté m’ont touchée, c’est pour cela que je lui ai consacré un livre sur la recherche de soi, l’acceptation de sa différence, etc.

 

F.D.: Avant de découvrir l’album de Laura, je ne connaissais pas Mariedl. C’est une personnalité très attachante qui vit une chose «malgré elle», qui lui est moins imposée par sa taille que par le regard des autres. La façon de considérer une «différence» par rapport à une norme va obliger une personne à s’exiler, à choisir un parcours difficile, à être manipulée, etc. C’est ce qui fait écho dans cette histoire-là car tout le monde, au moins une fois dans sa vie, se sent différent, bizarre, marginal. Le sentiment d’inadéquation et de non-acceptation est universel. Je suis aussi persuadée que pratiquement tous les thèmes sont abordables avec les enfants si on adopte une approche adéquate. Ici, par exemple, la manière dont Laura traite l’univers du freak show n’a rien d’effrayant… ou juste ce qu’il faut.

 

 

Dans vos inspirations, Laura, vous évoquez l’art vernaculaire.
Que représente-t-il pour vous?

 

L.S.: J’y fais rentrer l’art brut, l’art folklorique, etc. À mes yeux, c’est l’art spontané des personnes qui n’ont pas appris à faire de l’art. Dès lors, on y rencontre des solutions visuelles impensables, étonnantes, très libres par rapport à celles proposées par quelqu’un qui a eu une formation artistique. En ce qui concerne l’outsider art, je suis fascinée par ces artistes qui fondent une œuvre dans la discrétion la plus complète. Dans le monde actuel, les artistes montrent tout, quasi directement, et je trouve puissant que l’on crée juste par besoin, sans nécessité de reconnaissance.

 

 

Quelles ont été les étapes concrètes de la création de votre album?

 

L.S.: Comme toujours, j’ai commencé par une phase de recherches iconographiques. J’ai passé des heures à chercher des images (sur le territoire, les manifestations folkloriques, les costumes régionaux, etc.) dont je remplissais des carnets afin de nourrir mon visuel. Ensuite, je me suis concentrée sur les freak shows et sur les géant·e·s, et leurs représentations toujours identiques. À ce moment-là, j’avais l’histoire, deux, trois images embryonnaires en tête et quelques croquis dessinés. J’ai alors développé le story board et le texte en parallèle. Mon compagnon, qui travaille comme monteur au cinéma, m’a été d’une aide essentielle durant ce processus de calibrage dramaturgique.

 

 

Pouvez-vous décrire votre technique d’illustration?

 

L.S.: Je dessine à main levée, avec des crayons, des feutres et des gouaches. Je crayonne d’abord l’image sur un papier pour définir la composition ; c’est ma base. Ensuite, je travaille toutes les formes séparées que je scanne. Enfin, je les monte sur Photoshop. Cela me donne la possibilité de déplacer, de permuter, d’effacer des éléments ainsi que de modifier les couleurs (même si j’utilise une palette restreinte), ce que je ne pourrais pas faire avec un dessin original. Cette technique m’offre à la fois de la flexibilité dans la composition, un gain de temps (bien que je demeure très lente dans ma production) et un rendu qui me plait. Pour mon prochain album, j’ai envie de ne dessiner que des originaux, du début à la fin.

 

 

La disposition texte-image déroute dès la couverture.
Comme Mariedl qui n’entrait pas dans les cadres, Laura s’échappe aussi des carcans.
Est-ce un atout pour le jeune lectorat?

 

F.D.: Dans Mariedl, c’est d’abord l’aspect visuel qui nous a plu, et son «écriture dessinée» en fait partie. C’est à la fois particulier et intéressant, mais cela peut amener un peu de résistance chez les jeunes lecteurices aussi.

 

L.S.: Tout est écrit à la main et j’utilise une technique identique: je dessine mes lettre, je les scanne et je dispose le texte sur les images. C’est un travail fastidieux, qui aura ses limites avec les traductions dans des langues dont je ne maîtrise pas l’alphabet. Néanmoins, comme j’adore écrire à la main, le prochain livre le sera aussi, mais avec une autre typographie qui s’adaptera au contexte visuel. Je sais que le rendu ne répond pas forcément aux standards de lisibilité, mais il est important de sortir des sentiers battus, de tenter des choses, d’explorer des possibles, de mettre un peu de bruit. Et cela vaut pour tous les arts.

 

 

Quelle a été la réception critique de l’album?

 

F.D.: J’ai l’impression que c’est un livre qui divise: certain·e·s vont adorer, et d’autres vont éprouver des difficultés à entrer dedans. Il n’a pas tout de suite trouvé son lectorat, ce qui est parfois le cas pour les premiers livres en général. Clairement, le Prix Opera Prima de Bologne a fait décoller l’album début 2023 et cela a été un grand bonheur.

 

L.S.: Avoir reçu ce prix a changé le destin du livre. Cela l’a fait connaître en dehors de la Belgique et de l’Italie, et cela m’a reconnectée à lui. J’ai toujours ce «syndrome de l’imposteur», mais je me sens plus légitime et cette reconnaissance a donné du sens à ce que je fais.

 

F.D.: Pour nous, c’est un pari de publier des jeunes auteurices en général, et un livre si particulier dans ce cas. C’était la première fois que la Belgique gagnait ce prix prestigieux et cela a été très valorisant pour une petite maison d’édition indépendante comme nous. Recevoir l’Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse en novembre 2023 a été une autre consécration qui augure de belles perspectives. Cela légitime notre travail, nos choix et nos prises de risque.

 

 

Quelles sont vos ambitions à plus ou moins court terme?

 

F.D.: Continuer sur notre lancée: faire de bons livres, les pousser au maximum, travailler avec les auteurices qu’on aime et en découvrir d’autres.
L.S.: Je travaille sur mon nouveau livre. C’est le début: j’ai l’histoire et des croquis, et mes carnets se remplissent petit à petit. Et bien sûr, quand il sera prêt, je le proposerai à Versant Sud Jeunesse…

 



© Samia Hammami, Laura Simonati, Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 218, 1er trimestre 2024, Bruxelles


 

 

Metadata

Auteurs
Samia Hammami
Sujet
Mariedl, une histoire gigantesque. roman graphique. autrice Laura Simonati. Jeunesse. Prix littéraire 2023 de la FWB. Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse. éditions Versant sud
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants n° 218, 1er trimestre 2024, Bruxelles
Droits
© Samia Hammami, Laura Simonati, Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 218, 1er trimestre 2024, Bruxelles