Que nous racontent les archives sur un spectacle du passé?
Dominique Dewind
Texte
Une plongée au cœur de la création du spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine) conçu par Carmen Blanco Principal.
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Les arts de la scène sont éphémères par essence. Dès l’instant où les représentations se terminent, il n’en reste plus rien, à l’exception de souvenirs conservés dans la mémoire des spectateurs et de quelques archives qui nous donnent l’occasion de nous remémorer une représentation passée à laquelle on aurait assisté. Mais que nous racontent-elles d’un spectacle que l’on n’a jamais vu? Du texte à sa représentation, quelles questions spécifiques posent-elles? Que nous apprennent les notes, les exercices d’improvisation, la scénographie, etc. ?
Le spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine), conçu par Carmen Blanco Principal, fut créé à la Balsamine le 6 juin 2004 et a tourné ensuite jusqu’en 2009. C’était le cinquième spectacle de la compagnie Furiosas et l’une de ses créations parmi les plus marquantes. v. Marie Baudet «Carmen Blanco Principal rejoint l’espace, son élément», La Libre Belgique, 5 octobre 2015.
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Carmen Blanco Principal, 1963-2015, après avoir été l’assistante de Thierry Salmon, avait créé en 1994 sa propre compagnie, Furiosas, avec la chorégraphe Monica Klingler et la scénographe Patricia Saive.
Ensemble, elles conçurent une série de spectacles caractérisés par un mélange des genres, théâtre, danse, cirque… Par la suite, Carmen créa quelques autres spectacles avec d’autres intervenants. En octobre 2015, elle décéda brutalement à l’âge de 52 ans, dans un accident de voiture sur une route en Italie.
Quelques années après ce tragique accident, une quarantaine de caisses d’archives sont déposées par sa sœur aux Archives & Musée de la Littérature.
Parmi celles-ci, quatre dossiers relatifs au spectacle Slipping.
On y trouve de la documentation préparatoire, des notes de création, des dossiers de présentation, des programmes, des dossiers administratifs (subventions, tournées, etc.).
Mais aussi des vidéos de répétitions et des captations de représentations.
Ces documents nous permettent notamment de suivre pas à pas le processus de création du spectacle, depuis l’inspiration initiale jusqu’aux représentations publiques; processus que nous proposons d’examiner ici, y compris les tâtonnements et l’exploration de pistes successives.
Un auteur, Robert Walser, découvert par hasard
En feuilletant les carnets de la dramaturge, dans lesquels elle consignait principalement des notes prises au vol sur les spectacles qu’elle était en train de créer, on découvre une brève mention de sa première rencontre avec l’œuvre de Robert Walser – écrivain suisse allemand admiré entre autres par Robert Musil et Franz Kafka – qui a inspiré le spectacle: Walser. Pourquoi?
Je l’ai découvert par hasard en lisant les pages culture des journaux en allemand, en Suisse ces dix dernières années. Je ne comprenais rien, mais il y avait toujours des photos, sa silhouette me frappait, m’intriguait. Du peu que j’ai lu, ce sont les petites histoires et les essais qui me plaisent le plus. Ce que j’aime chez lui, c’est son amour de la vie.» Archives AML (MLT 07404/0005/007).
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C’est L’Institut Benjamenta (1909), l’un des trois romans de Walser, qui constitue le fondement du spectacle.
Sous la forme d’un journal intime, le texte décrit les réflexions et rêveries de Jacob von Gunten, un jeune homme qui entre de son plein gré dans un pensionnat de formation de majordomes où l’on n’enseigne rien d’autre que l’obéissance aveugle, «une discipline du corps et de l'âme qui lui procure de curieux plaisirs: être réduit à zéro tout en enfreignant le sacro-saint règlement» Marthe ROBERT, préface à Robert WALSER, L’institut Benjamenta, Paris, Gallimard, coll.
Jacob décrit ce lieu étrange, ses condisciples, le directeur autoritaire, sa douce sœur…
Dans une brochure préparatoire Archives AML (MLT 07404/0005/002) au spectacle, Blanco Principal privilégie une lecture philosophique, voire existentialiste du texte.
Voulant dégager «les résonances profondes que [l’œuvre] peut avoir à notre époque» Archives AML (MLT 07404/0005/012), elle s’interroge sur l'injonction au bonheur.
Poussée à l'extrême, la quête de bonheur implique l’évitement des états de crises: l’angoisse, l’incertitude, l’interrogation sont à fuir absolument.
C’est ce que font les étudiants de l’Institut Benjamenta lorsqu’ils délèguent tout libre-arbitre pour se conformer au règlement.
Or si le renoncement aux interrogations, aux doutes ou aux choix peut entraîner un certain confort, il réduit l'être humain à l’état d’objet, le privant de liberté et le laissant face à un puissant sentiment de vide.
Le message philosophique du roman est de montrer que la seule issue est de retrouver son humanité en cheminant dans un entre-deux, construisant et reconstruisant perpétuellement des désirs et des choix nouveaux.
C’est aussi l’objectif du spectacle. «Tout le but du spectacle est de montrer l’énorme difficulté d’emprunter ce chemin, de choisir l’errance. L’univers de l’Institut est profondément rassurant. Il est très facile de rentrer dans le carcan, de se laisser vivre par la norme, de se lover dans la conformité.» Archives AML (MLT 07404/0005/007).
Les archives au cœur de la création: du texte à la chorégraphie
À partir de cette réflexion, il s’agit de concevoir concrètement le spectacle: «choisir dans le début du texte, ce qui aide à rentrer dans cet univers. L’institut: intemporel. C’est un conte, c’est un rêve. [Donc] tout est permis», note Blanco Principal. «Où je vais avec ça?», ajoute-t-elle Ibid.
À cet instant, la magie des archives opère: son questionnement devient le nôtre. Comment va-t-elle faire un spectacle de cela? Ou plus exactement, comment donner corps à ces réflexions sur une scène de théâtre? Nous nous trouvons à l’endroit précis où les possibles sont encore infinis, au cœur de l’acte créatif.
Des notes éparses reflètent le travail sur le texte.
Dans un premier temps, différents tableaux sont retenus à partir de plusieurs passages du roman.
Très vite cependant, Blanco Principal se concentre sur un extrait en particulier, le rêve de Jacob, épisode symbolique du roman.
En témoignent quelques pages du texte original souligné et annoté, en regard duquel des mouvements chorégraphiques sont déjà indiqués.
Cependant, le spectacle ne se construira pas à partir de ces découpages. Dans quatre carnets, on trouve des notes prises au vol pendant des improvisations. Blanco Principal y travaille avec la chorégraphe Monica Klingler et deux interprètes venus des arts du cirque, Pierre-Yves De Jonge et Cille Lansade.
Elle écrit: «Avec Monica, chercher des thématiques/mouvements que nous pourrions développer toutes les deux» Archives AML (MLT 07404/0005/009).
Profondément nourries par le roman et l’analyse du texte, elles s’attèlent à une improvisation libre, indépendante de la «narration» et pleinement ancrée dans l’instant.
Des éléments fondamentaux comme l’abandon à l’autre, la tension entre des forces contraires, la difficulté d’être homme dans le monde contemporain deviendront les lignes de force du spectacle.
Dans un fragment de texte dactylographié, elle s’en explique: «les images qui me viennent du texte, confrontés [sic] à l’espace nu, éveillent des mouvements, des situations, qui restent liés au texte, qui se développent en parallèle. C’est un travail de dramaturgie dans le concret, pas à la table… Si tu es dans l’action vraiment, on ne peut pas dire que tu triches, mais tu y crois ou tu n’y crois pas, si tu n’es pas dans l’instant ça se voit tout de suite.» Archives AML (MLT 07404/0005/006).
Plus concrètement, à quoi ressemble ce spectacle? Au-delà des textes explicatifs et des notes trouvées dans les archives, la captation d’une des répétitions à la Balsamine nous en donne des images. Il s’agit d’un «voyage initiatique, à la fois un parcours et un corps à corps. Comme un défi à la pesanteur. Les interprètes sautent, glissent, dérapent, tour à tour guide et guidé, porteur et porté» Archives AML (MLT 07404/0005/013).
Un homme et une femme dans une cage circulaire, telle une cage aux lions, une «arène» Archives AML (MLT 07404/0005/009) s’abandonnent en effet l’un à l’autre successivement dans une danse acrobatique. Ils se portent, se renversent, se pendent l’un l’autre aux grilles de la cage, s’attirent et se repoussent, se tirent mutuellement la peau. Dans un espace-temps décalé où rêve et réalité se mélangent, le rythme lent et répétitif confère au spectacle un caractère hypnotique, renforcé par une musique pulsatoire et des jeux de lumière vibrants.
Sentir plutôt que comprendre
La vision de la captation laisse l’impression que le spectacle a très peu de rapport avec le roman de Walser. Pourtant, de nombreuses archives témoignent des sérieuses recherches de Blanco Principal sur l’auteur: des publications, des articles surlignés, un dépliant sur des promenades littéraires à Bienne (sa ville de naissance et de vie, dans le canton de Berne), de nombreuses notes manuscrites et dactylographiées, etc.
En se focalisant sur cette question, on se rend compte à quel point les réflexions et questionnements ont été épurés pour pouvoir finalement être exprimés concrètement par les corps sur la scène. Parce que ce sont les sens – et non la raison – qui parlent ici: «“sentir” est plus important que “comprendre”» Archives AML (MLT 07404/0005/013).
L’exploit est de transformer la lecture philosophique et/ou poétique du roman en une chorégraphie quasi organique hors de toute logique narrative. «[Comment] donner un témoignage du corps intérieur, comment le rendre visible, comment le communiquer, comment donner un témoignage de ce qui se passe à l’intérieur?», s’interroge Blanco Principal. Archives AML (MLT 07404/0005/010).
La puissance évocatrice de la chorégraphie finale, sa grande sincérité (rien n’y semble gratuit) résultent très probablement de tout ce travail en amont.
Le message tiré de l’œuvre de Walser, les questions d’obéissance, de liberté, de libre-arbitre sont sous-jacentes mais bien présentes.
Par exemple, nous remarquons que la cage n’est pas fermée: les danseurs peuvent en sortir et y rentrer à leur gré, tout comme à l’Institut dans lequel les pensionnaires suivent les cours par libre choix.
De même, les danseurs consentent librement à s’abandonner comme les pensionnaires de Walser se conformaient délibérément au règlement.
Dans une autre scène, on voit les interprètes plier des t-shirts répandus pêle-mêle au sol, de manière à fois méthodique et sans ordre, comme si l’activité n’avait pas de sens, comme si les interprètes obéissaient à des injonctions inconnues plutôt qu’exécuter une tache méthodiquement.
Le sens du spectacle demeure ouvert; il laisse le spectateur chercher ses propres réponses.
De la spécificité des archives
Les articles des critiques dramatiques en témoignent: rien dans la chorégraphie n’oblige les spectateurs à y voir autre chose qu’une danse insolite, susceptible de générer des émotions fortes. Archives AML (MLT 07404/0005/015/01).
Découvrir le spectacle par l’entremise des archives attire tout particulièrement notre attention sur le questionnement philosophique dont il est issu.La confrontation avec les archives nous interroge, dès lors, sur les modes d’expression des différents arts, et notamment de la chorégraphie: comment, par exemple, la puissance des images influe-t-elle sur nos affects, au point où nous pouvons ressentir dans notre chair la facilité qu’il y a à glisser vers la conformité?
Une autre particularité de la consultation des archives est l’absence de contrainte temporelle: on peut prendre le temps que l’on veut, on peut revenir et revenir encore sur l’un ou l’autre document au rythme de notre propre réflexion. Au contraire, assister à un spectacle impose de se plier au temps du déroulé de la pièce. Or cette liberté temporelle permet d’approfondir son approche.
Notons également que l’on ne peut assimiler la vision d’une captation au fait d’assister physiquement à un spectacle.
D’une part, la coprésence des acteurs et des spectateurs en un même espace crée un état émotionnel particulier et, d’autre part, les vidéos, captées dans les conditions réelles de la représentation, ne sont pas d’excellente qualité. Regarder une captation n’est pas assister à un spectacle, mais en consulter une trace affadie.
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Enfin, la consultation des archives nous amène à envisager le spectacle d’un autre point de vue que celui du spectateur: tenter de comprendre comment et pourquoi il s’est construit, ce qu’il est susceptible d’apporter intellectuellement et émotionnellement au spectateur, sa fonction, son sens…
En outre, le fait de n’avoir connaissance de cette création qu’au travers des archives laisse une place au doute: on n’est jamais complètement sûr que ce que l’on imagine du spectacle corresponde à ce qu’il a été réellement.
Les archives nous placent définitivement face à de multiples possibles, c’est-à-dire précisément à l’endroit même de la création.
Elles nous ouvrent à toute une gamme d’investigations telles que, pour le cas étudié ici, la manière dont les idées peuvent devenir chorégraphie, ou dont une chorégraphie peut nous amener à penser «les difficultés de “l’être homme” dans un univers contemporain» Archives AML (MLT 07404/0005/002).
© Dominique Dewind, revue Le Carnet et les instants n° 220, Bruxelles, juillet 2024