© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Développer l’esprit critique, un enjeu démocratique (in Dossier)

Alexia Psarolis
,
Olivier Hespel

Texte

Critique et dramaturge indépendant, Olivier Hespel travaille principalement à L’L, lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création à Bruxelles, où il a mené des ateliers d’écriture critique. Il partage ici sa conception du métier de critique, comme un trait d’union entre artistes, programmateurs et publics.

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Le rôle du critique

Je souhaite réexaminer le rôle du critique et, par extension, sa place et son utilité. Il s’agit de multiplier son sens, en tant que prise de parole publique et prise de position, non seu- lement par rapport à un objet artistique mais aussi par rapport au contexte qui a fait naître cet objet et, plus largement, dans lequel il s’inscrit. La critique a du sens en tant que trace pour cet art éphémère qu’est la danse. Dans cette perspective, la parole de l’artiste sur sa démarche est bien évidement importante, mais que des points de vue extérieurs puissent également élaborer un discours fait partie d’une mémoire, d’un archivage possible autour d’une réflexion plurielle sur la danse. Plus largement, ce n’est pas tant le critique d’art qui me paraît intéressant que son esprit critique. Un esprit qui en fait une personne engagée, tant dans la sphère artistique que dans la société. Engagée dans la lisibilité/traçabilité, selon ses propres points de vue, de la création qui lui est contemporaine. Et enga- gée, aussi, dans la défense d’une certaine façon de penser, de mettre en question le sens et l’essence des choses. C’est dans ce double engagement, je pense, que ce métier peut avoir encore un rôle aujourd’hui.

Les qualités du critique

Il existe deux grands canaux d’expression de la critique, qui n’ont pas les mêmes objectifs. La critique journalistique se développe dans un contexte médiatique, différemment de la critique académique qui, elle, s’élabore avant tout dans un contexte universitaire. À mon sens, le cadre universitaire requiert des qualités analytiques mais ne demande pas d’avoir un regard critique sur l’objet : le sujet n’est pas tant de parler d’une œuvre ou d’une écriture d’un point de vue critique que de la mettre en perspective par rapport au contexte (historique, artistique, sociologique, politique...) dans lequel elle s’inscrit. D’autre part, la rigueur scientifique fait disparaître le subjectif et l’émotionnel, contrairement à un regard critique journalistique où le sujet est avant tout une pièce ou un parcours d’artiste, et où cette mise en perspective contextuelle plus large n’est pas centrale. L’auteur n’a donc pas les mêmes ambitions, ne s’adresse pas aux mêmes personnes, et son analyse n’a pas la même fonction. Ces deux canaux d’expression requièrent donc, à mon sens, des qualités différentes.

La première qualité d’un critique d’un point de vue journalistique (le point de vue que je connais concrètement) est celle de l’engagement : avoir la force de ses opinions, la force d’affirmer une parole purement subjective (quitte à ce qu’elle soit à contre-courant). Ceci demande également une forme d’humilité, car il n’est pas question ici d’apporter une Vérité.


A-t-il un/du pouvoir?

Pour ce qui est d’avoir « du » pouvoir (une certaine emprise sur les autres en somme), je n’irais pas jusque là. Je dirais plutôt que le produit d’un critique journalistique (sa chronique, son article...) est un outil qui peut avoir une influence ou une incidence sur le public, sur les programmateurs, voire sur les subventionneurs... Par contre, je suis convaincu que le critique a « un » pouvoir, autrement dit une capacité : celle de mettre des mots sur des objets et des démarches artistiques, celle d’articuler et d’exprimer sa pensée. Une telle capacité permet de mieux rencontrer l’Autre, de se faire comprendre, d’éveiller la curiosité, etc. En ce sens, le critique a à la fois une compétence de communication, de médiation et de traduction.

Ceci étant dit, dans le monde de l’information et de la concurrence dans lequel nous vivons, cette compétence peut être en soi un outil de pouvoir, d’emprise sur les autres. Mais comme tout pouvoir, il n’a de sens à mes yeux que s’il est partagé. Et le cas échéant ici, partagé avec les trois acteurs qui font le paysage chorégraphique : les artistes, les programmateurs et les publics. Partagé avec les artistes, pour renforcer leur capacité à parler de leur démarche, voire, par là même, pour renforcer leur travail de création et son rayonnement. Partagé avec les programmateurs, pour appuyer leurs actions de sensibilisation et de médiation, voire pour élargir/conforter leur choix de programmation. Partagé avec les publics aussi, pour déployer leur curiosité par rapport à la création contemporaine, aiguiser leur habilité à regarder, à critiquer, à s’approprier cette même création, voire pour développer l’esprit critique en tant que tel, outil « citoyen », s’il en est. C’est dans cette perspective de « partage » que je répondais à votre première question par une nécessité de réexaminer le rôle d’un critique aujourd’hui : le percevoir davantage comme un des traits d’union possibles entre les différents acteurs du paysage chorégraphique, et non uniquement comme observateur extérieur, qui jauge et juge (image vaine de la figure critique).

Le critique est-il sous influence ?

Tout être humain est influencé par le milieu dans lequel il se trouve, par son éducation, ses lectures, ses rencontres, etc. Et ce sont précisément toutes ces influences qui font la singu- larité du regard de chacun. Au-delà de cette considération, il y a des influences qui peuvent se révéler plus « parasites » que d’autres. Prenons l’exemple d’un spectacle où la rencontre (entre le/la critique et ce à quoi il/elle a assisté) ne s’est pas passée, au contraire semble-t-il de la majorité des personnes pré- sentes. La première influence « parasite » possible serait de remettre en question ses opinions en fonction de la réception apparente du public. La deuxième pourrait être la discussion avec ses autres collègues journalistes présents à cette même représentation... Mais la toute première influence « parasite » réside dans le fait de connaître l’artiste. Faire fi de cela est très difficile, voire illusoire. Il faudra en tenir compte quand il s’agira de s’asseoir et d’écrire...

Que doit susciter la critique ?

L’idée d’éveiller la curiosité a toujours été mon premier moteur. En 1994, à la Biennale de Charleroi Danses, j’ai vu 32 feet per second per second de Mark Murphy, qui m’a profondément (physiquement) troublé. J’ai lu par la suite des articles sur cette pièce qui rendaient compte de sa structure narrative mais nullement de l’expérience kinesthésique qu’elle ouvrait.

Ces textes étaient ancrés sur la narration mais manquaient de corps... Parler de la danse en ne l’analysant que de façon conceptuelle, que du point de vue des intentions (narratives, politiques, démarches chorégraphiques...) sans toucher à la chair, à la matière sensible proposée, je trouvais cela aberrant. C’est peu après ce moment-là que j’ai commencé à consacrer mon travail de journaliste et de critique avant tout à la danse contemporaine, avec l’ambition (prétention) de chercher à parler autrement de la danse : écrire sur comment elle peut parler au corps, aux oreilles et aux yeux, et non pas seule- ment à l’intellect. J’avais le sentiment qu’on arriverait par là à rendre le public davantage curieux de l’objet danse. Je trouvais aussi que, face au monde tel que je le percevais (en faillite), il y avait une nécessité d’ouvrir les imaginaires pour envisager d’autres possibles. Et que, dans cette perspective, la danse était en soi un art incroyable pour échapper à une forme de tangibilité et de rationalité du monde...

La critique aujourd’hui, en Belgique francophone

En termes de médias, les espaces spécialisés en danse ou théâtre sont très réduits en Belgique francophone, pour ne pas dire inexistants. Et dans les médias généralistes, les espaces de paroles critiques se sont particulièrement appauvris ces deux dernières décennies. Les chefs médiatiques sont de plus en plus issus du marketing et les médias sont de plus en plus plongés dans des considérations de survie économique. Dans un tel contexte, la danse est considérée, à tort ou à raison, comme un art « mineur », dans le sens où elle ne va pas attirer/concerner un grand lectorat ou une large audience. Les journalistes qui ont encore le désir d’en parler préfèrent alors souvent choisir des propositions vers lesquelles ils ont envie d’amener les gens. Ceci fait que le critique aujourd’hui est très fort dans l’annonce, mis dans une posture de l’invitation plus que dans l’analyse purement subjective, avec ce qui peut être intéressant de son point de vue ou inintéressant. Mais plus fondamentalement, c’est le paradigme de base des médias qui a évolué à mon sens : auparavant, un média était avant tout un certain élan d’opinions ; aujourd’hui, dû à un contexte de survie économique, il est avant tout question pour lui d’attirer un maximum de lecteurs/auditeurs et, par extension, d’annonceurs.

Sites, blogs... lieux de nouvelles écritures ?

Le support Internet ouvre des champs d’expression plus « démocratique » que la presse ou l’audiovisuel. L’espace d’expression notamment est moins restreint. La possibilité de liens hypertextes permet aussi, potentiellement, des écritures plus arborescentes... La facilité qu’il y a aujourd’hui à créer des « fenêtres » d’expression sur le Net peut faire émerger des paroles beaucoup plus libres, en théorie : le contexte ne sera que celui que l’auteur se donnera, tant qu’il n’y a pas de considérations financières. Mais une question se pose : est-ce mon métier, veux-je en vivre ? Si l’on souhaite que le blog ou autre rapporte financièrement, alors le modèle économique change. Mais quelle est la déontologie qui le sous-tend alors ? Lorsqu’un bloggeur se place dans des considérations financières, il se retrouve face à des enjeux commerciaux qui peuvent venir tronquer ce qu’il va au final écrire (ne fût-ce que pour continuer à recevoir des invitations de la part de certains théâtres...).

Les ateliers critiques à L’L

Avec le metteur en scène Jean-Michel Van den Eeyden, nous avons obtenu en 2008 la direction du théâtre de l’Ancre à Charleroi, un théâtre devenu relativement conventionnel avec le temps. Notre projet voulait s’atteler à des écritures plus contemporaines, mais le public n’avait pas été placé dans cette curiosité-là dans les cinq dernières années qui nous avaient précédés. Des espaces avec le public étaient nécessaires pour libérer la parole, et éveiller une compréhension par « les sens » plutôt que par « le sens » (la narration univoque). Parmi d’autres choses, nous avons proposé au public, après certaines représentations, des « moments rencontres » avec les artistes, durant lesquels je servais de médiateur, ainsi que des « moments critiques », où j’étais seul avec le public, sans les artistes. L’enjeu de ces « moments critiques » était de faire parler les spectateurs, de les décomplexer de leur incompétence supposée afin qu’ils puissent affirmer et déployer leur regard. À partir de là, j’ai eu l’envie de creuser davantage la question des mots, du vocabulaire, et j’ai proposé de lancer des ateliers d’écriture critique dont les fruits seraient diffusés via Internet. Une autre de mes motivations à développer ce type d’ateliers était que je ne trouvais pas sain de laisser aux seuls experts la légitimité d’une parole « inscrite ».

Quelques années plus tard, quand j’ai quitté L’Ancre et rejoint L’L à Bruxelles, j’ai cherché à reconduire ces ateliers, en les adaptant à ce contexte particulier : un espace de recherche et non de présentation de créations « abouties ».

Comment écrire sur la danse ?

À L’Ancre, les participants étaient invités à venir voir des spectacles, puis à écrire, chacun de son côté, un texte sur ce qu’ils avaient vu. Je n’imposais aucun format particulier à leur écriture. Les seules contraintes étaient de ne pas employer le « je », d’être sur l’objet au plateau et non sur le moi-sujet par rapport à un objet au plateau, et de ne pas perdre de vue que ce qui est écrit est destiné à quelqu’un qui n’a pas vu le spectacle. Venait ensuite un travail de groupe durant lequel, à tour de rôle, chacun lisait un de ses textes, et nous en débattions collectivement. Je veillais à ce que l’on s’arrête sur la façon dont le texte était articulé et sur la manière dont les avis étaient proposés, à pointer les éléments plateau retenus et ceux « oubliés », et à discuter du choix des mots utilisés pour qualifier ce qui se passe au plateau. Après quoi, chacun avait la liberté de revoir son travail d’écriture ; et je revoyais individuellement chacun pour arriver à une « finalisation » des textes et à leur mise en ligne régulière.

À L’L, le processus était sensiblement le même, à cette différence près que les partici- pants devaient s’exprimer sur une monstration à l’issue d’une résidence de recherche, et donc sur un objet par définition non fini et non destiné au public. Ces textes relevaient plus du feedback pour les artistes en recherche. L’enjeu critique résidait ici plutôt dans l’examen de la corrélation (ou l’antagonisme) entre les intentions de recherche de l’artiste et ce qu’il/ elle avait montré... Les non contraintes de temps liées à un festival donné et à une ambition de publication – contexte des ateliers menés à L’L – nous ont permis d’aller plus profondément, pour chaque texte, dans une réflexion sur l’écriture et le choix des mots.

Dans ces expériences d’ateliers (que j’ai arrêtés pour l’instant, pour des raisons de plan- ning), la question du langage est centrale. Ils sont une de mes tentatives de « traits d’union » dont je parlais tout à l’heure. Tout le monde peut regarder, c’est une évidence. Encore faut-il arriver à (oser) mettre des mots sur ce que l’on a vu. Et ceci n’est pas qu’un enjeu de démocratisation de la culture, c’est un enjeu par essence démocratique : renforcer la singularité des points de vue et encourager l’autonomie de penser. 

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© Alexia Psarolis, Olivier Hespel, 2017

Olivier Hespel est critique et dramaturge. En tant que dramaturge, il collabore essentiellement avec des chorégraphes tels que Louise Vanneste, Ayelen Parolin, Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre.... Auteur d’une monographie sur Robyn Orlin (Fantaisiste rebelle, éd. de L’Attribut, 2007), il est par ailleurs chroniqueur danse/théâtre sur les ondes de Musiq3 et modère des discussions après-spectacle au festival Uzès danse.

Metadata

Auteurs
Alexia Psarolis
,
Olivier Hespel
Sujet
Le métier de critique, comme un trait d’union entre artistes, programmateurs et publics.
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, Bruxelles, 1er trim. 2017
Droits
© Alexia Psarolis, Olivier Hespel, 2017