© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

À l’écoute du plateau. Le chorégraphe Mauro Paccagnella et la costumière Fabienne Damiean

Alexia Psarolis

Texte

Avez-vous vu la tétralogie de Siegfried XX, Happy Hour, ou encore dernièrement El Pueblo Unido jamás Será Vencido?
Difficile d’oublier ces spectacles de Wooshing Machine à l’humour décalé dont plumes et perruques constituent la signature.
Cette « compagnie à voix multiple » représentée par Mauro Paccagnella – « parce qu’il faut bien un leader qui se colle à la rédaction des dossiers !» – s’apparente à un collectif d’artistes au service d’une œuvre, qui privilégie l’échange à l’ego, le rire au sérieux et revendique « la simplicité de la parole pour toucher ce qu’il y a de plus profond en nous-mêmes ».
Embarquée dans l’aventure collective depuis une dizaine d’années, la costumière Fabienne Damiean – qui a collaboré entre autres avec Erika Zueneli, la compagnie Mossoux-Bonté, José Besprosvany – continue de louer le fonctionnement collégial (horizontal) de la compagnie, ce « territoire d’échanges » dans lequel elle s’inscrit. Conversation chaleureuse avec deux artistes complices.

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Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce métier de costumière?

Fabienne Damiean : Formée à l’INSAS, j’ai suivi un cursus polyvalent dans le champ du spectacle vivant. Ce métier de costumière procure une grande proximité avec l’acteur. En plus d’avoir un aspect plastique, il est l’un des rares métiers – avec le maquillage – à permettre un rapport quasi social et affectif avec la personne.


Vous travaillez pour la danse et le théâtre. Quelles sont les spécificités de la danse et plus particulièrement du travail avec Wooshing Machine?

F: Dans les projets théâtraux, je vais être au service d’un metteur en scène. La danse donne la possibilité d’être plus plastique, d’être dans une «esthétique impressionniste» comme c’est le cas avec Wooshing Machine, où je suis au service d’un projet au même titre que l’ensemble de l’équipe.
Je ne suis pas une costumière qui aime dessiner les costumes au préalable mais qui aime travailler avec le plateau et l’ensemble des artistes du projet : danseurs, musiciens, scénographes, vidéastes, plasticiens… Avec Mauro et son équipe, nous avançons en collaboration, par tâches, par images. Le travail vient du plateau, évolue en fonction des échanges et des propositions corporelles. Quand les rôles se définissent peu à peu, je peux alors faire des recherches ou dessiner. Je travaille actuellement sur une création théâtrale avec des rôles bien définis, où là je peux dessiner, esquisser.
Avec Wooshing Machine, j’ai besoin de rester le plus ouverte possible pour me permettre d’avoir des surprises et d’aller plus loin. Je travaille plus par essai-erreur et toujours en contact avec le plateau.


Mauro Paccagnella : Pour la tétralogie de Siegfried, où il y a des reflets d’opéra et des références à l’époque romantique, nous avons travaillé sur la figure du héros, ce qu’il évoquait : l’homme, les poils, les cheveux, seuls éléments qui me semblaient partageables. Les costumes sont devenus des éléments d’échanges dramaturgiques, ce qui est moins le cas dans la dernière création El Pueblo. Le costume peut constituer un élément lié à la dramaturgie ou bien rester assez fonctionnel, cela dépend des créations.


Concrètement, comment concevez-vous les costumes?

F : Je travaille depuis plus de 10 ans avec Mauro. Avec El Pueblo, c’est la première fois que je travaillais avec Alessandro Bernardeschi, qui a également chorégraphié le spectacle et qui travaille différemment de Mauro. Pour Siegfried, comme pour le dernier spectacle, nous avons travaillé dans l’échange et à partir du plateau, le travail dramaturgique s’élaborant petit à petit. Pour El Pueblo il était nécessaire d’aller vers une neutralité du costume pour faire apparaître des petits accessoires ainsi qu’une dimension plus intime, que l’on transmet plus difficilement si le costume est trop apparent. La structure de base faisait qu’on ne pouvait pas travailler par scène, avec un changement de costume par tableau.

M : En général, j’aime bien amener plein de « brol » (bazar, ndlr). Chaque création se nourrit d’un propos de départ, puis vient le travail en studio en collaboration avec les autres artistes du projet. J’amène une série d’objets dans lesquels on va piocher. Quand les idées se précisent, nous allons acheter ce dont nous avons besoin dans des magasins ou bien Fabienne les réalise elle-même.


Les spectacles de Wooshing Machine fourmillent d’accessoires. Quels liens faites-vous entre vêtements, costumes et déguisements?

F : Pour moi, le terme « déguisement » appartient à la vie privée des enfants qui vont au carnaval. Sur scène, il ne s’agit plus d’un déguisement mais d’un costume. Tout ce qui est sur scène est costume, même s’il s’agit d’un pantalon et d’une chemise noirs. C’est le fait d’être en représentation qui donne le sens aux vêtements.

M : On peut trouver dans mon travail un aspect clownesque. Je dois défendre une forme qui parle à l’équipe comme au public, celle de la fable – comme on peut la retrouver dans les films de Fellini, par exemple –, avec la simplicité de la prise de parole tout en portant une profondeur, et le désir d’aller au cœur d’une fragilité qui nous est propre. Les perruques sont apparues au moment de la tétralogie de Siegfried, cet homme tout-puissant, mi-dieu ; ce rapport à l’héroïsme a été donné avec toute la vulgarité que cet accessoire peut représenter.


Pourquoi cette obsession de la perruque dans vos spectacles, qui fait désormais partie de votre esthétique?

F : Il s’agit d’une forme d’humour.

M : C’est lié aux cheveux que je n’ai pas, peut-être à une frustration interne ! (rires). Nous avons utilisé la perruque pour la première fois sur Siegfried : j’avais demandé au vidéaste Stéphane Broc d’être présent sur le plateau. La perruque a permis de compenser la difficulté de quelqu’un qui n’a pas l’habitude de la scène.
Je choisis mes collaborateurs – des petits anges quelque part –, dont j’aime voir apparaître la profondeur intérieure. Je traite le théâtre comme une métaphore ; j’aime amplifier les choses comme un musicien tournant les boutons d’un boîtier pour amplifier le son. La perruque, tout comme le costume, sert à exagérer des situations, à les extraire d’un temps précis et à les amplifier dans un espace rêvé, un peu décalé aussi.


Cet accessoire est-il également lié à une exploration identitaire?

M : Avec une perruque, on crée nécessairement une image, qui peut être à la frontière d’une référence ou d’une chose reconnaissable, mais cette image appartient à qui la regarde. Si je porte une perruque et que les spectateurs me voient en Iggy Pop, cela leur appartient. Je ne suis pas parti de là, je peux l’intégrer ou non dans mon jeu. Si cette image renvoie à la féminité, pourquoi pas ; j’aime l’idée qu’il y n’y ait pas de frontière entre les genres et que tout soit possible.

F : Dans le travail avec Mauro, nous n’accordons pas une importance spécifique au genre. Je ne pense pas que les perruques viennent d’une volonté de jouer sur le féminin ou le masculin, mais plutôt d’une volonté de décalage, de révéler une autre sensibilité de la personne qui exprime des choses très sérieuses dont on peut rire aussi, ce qui permet un certain recul.

M : Dans El Pueblo, les perruques ont des références très précises et racontent autre chose que celles de la tétralogie de Siegfried. La perruque me permet de toucher l’identité autrement. Mais j’en suis devenu un peu prisonnier ; je crois qu’il est temps d’aller ailleurs.


Les costumes et accessoires sont-ils indispensables pour endosser un rôle et permettre la distanciation d’un propos?

M : Indispensables, jamais, seulement si la création l’exige. On peut éveiller le rire, chose très rare en danse, produire une possibilité d’humour. La prise de parole de chaque interprète est liée à un jeu de personnage à l’intérieur d’un cadre ; nous ne sommes pas dans la neutralité abstraite de la danse. Je fais du théâtre-danse et non du théâtre formel. L’interprète, au moyen d’accessoires, crée des suggestions qui arrivent à éveiller le plaisir de la vue et le rire. À mon âge, je peux me permettre de jouer avec cela.

F : Cette esthétique a fait partie de l’expressivité de la dérision pendant un certain nombre d’années. Le moment est peut-être venu d’aller vers autre chose.


Les portants de costumes sont souvent visibles sur les plateaux de danse. Quelles contraintes l’habillage et le déshabillage en scène induisent-ils pour le costumier?

F : La première contrainte est celle de l’accès au costume. Le changement doit être aisé, rapide ou non. Il existe également une contrainte esthétique, le costume s’inscrivant dans l’ensemble de la scénographie.

M : Dans toutes mes pièces dont je ne suis pas l’unique auteur, je le souligne, il y a toujours un questionnement sur le lieu, le théâtre dont on aime dépouiller la sacralité dans une forme instinctive et non conceptuelle. Les costumes et les accessoires s’intègrent aux réflexions sur l’identité, l’appartenance. L’accélération ou non du changement de costume est liée à des aspects plus techniques ou bien peut être liée à la dramaturgie. Ce choix dépend de ce que l’on veut dire.


F : Nous devons être attentifs à la fluidité du spectacle. Si l’on veut raconter qu’un comédien se change, on le met en scène, sinon, on s’arrange pour ne pas le montrer. Pour les spectacles sur lesquels je travaille et qui utilisent les changements en scène, il s’agit souvent d’une volonté de ne pas faire de pause, de prendre le spectacle comme une espèce d’animal qui respire, de lui procurer plus de vie, de rester organique.


Pour collaborer avec un artiste, une troupe ou une compagnie, avez-vous besoin d'adhérer à leur esthétique?

F : En ce qui me concerne, oui ; il m’est arrivé de refuser des projets parce que je n’adhérais pas à l’esthétique de l’artiste. J’ai besoin d’être en empathie et d’avoir envie de défendre le projet. En général, on vient me chercher, ce n’est pas moi qui sollicite.


Comment composer avec les contraintes budgétaires?

F : Wooshing Machine travaille avec des bouts de ficelle depuis des années ! Je couds moi-même ; la confection des costumes dépend du budget. Avec Wooshing Machine, nous commençons toujours une création avec le stock de vêtements de répétition que chacun possède et nous construisons à partir de là. Nous réutilisons également les costumes d’un spectacle précédent. Cela fait partie d’une organicité des spectacles de la compagnie.


M : On se trimbale d’un studio à l’autre avec 15 valises ! Il est possible de faire de la création artistique au niveau des costumes en intégrant les contraintes budgétaires ; nous sommes dans « l’arte povera ». La compagnie est un flux qui dépend du cadre budgétaire et, de façon générale, le poste de costumier est souvent l’un des premiers sacrifiés par manque de financement.


Êtes-vous frustrée du manque de valorisation de votre profession, un métier de l’ombre?


F : Je suis frustrée quand je n’ai pas de budget ! J’essaie toujours d’aller le plus loin possible dans les idées avec ce que l’on a. J’exerce ce métier précisément pour travailler en collaboration. C’est la rencontre, l’échange qui font évoluer le travail. Être à l’écoute de l’entièreté du plateau, cela ne veut pas dire accéder à tous les désirs exprimés par les acteurs/danseurs mais ne pas être fermée, rester au service du spectacle et non défendre une esthétique personnelle de costumière. Si j’avais voulu faire passer mon ego d’abord, j’aurais fait un autre métier.

M : Nous ne sommes pas dans une forme dans laquelle l’auteur doit être reconnaissable. Costumiers, vidéastes, danseurs, nous sommes tous des « petites stars » au service de l’œuvre. Je refuse le despotisme de l’auteur, qui doit avoir cette capacité de se mettre en transparence. Nous n’affirmons pas la beauté des choses mais la beauté de la fragilité en tant que valeur majeure et, pour cela, il faut une perméabilité de tous les composants, de toutes les personnes. Aujourd’hui, j’ai plus envie de parler de respiration commune que de placer une œuvre. Il s’agit d’un questionnement politique.



© Alexia Psarolis, revue Nouvelles de danse, 2018

Note
#1 Siegfried Forever (2006)
#2 Bayreuth FM (2007)
#3 The Golden Gala (2010)
#4 Ziggy, the Dragon, the bold Nurse & the Swan Song (2011)

Notes

  1. #1 Siegfried Forever (2006) / #2 Bayreuth FM (2007) / #3 The Golden Gala (2010) / #4 Ziggy, the Dragon, the bold Nurse & the Swan Song (2011)

Metadata

Auteurs
Alexia Psarolis
Sujet
Chorégraphie et costume. Mauro Paccagnella. Fabienne Damiean. Tétralogie de Siegfried. Happy Hour. El Pueblo Unido jamás Será Vencido.
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, n° 73, automne 2018
Droits
© Alexia Psarolis, revue Nouvelles de danse, 2018