L'Emprise des signes. Entretien avec la sémiologue Gwenaëlle de Kerret
Alexia Psarolis, Gwenaëlle de Kerret
Texte
Gwenaëlle de Kerret est sémiologue et experte en étude de publics. En parallèle de son activité, elle est chercheure en sémiologie et en sciences de la communication. En 2016, elle fonde son agence d’expertise sémiologique, semioTIPS.
Avouons-le tout de go: peu de sémiologues se sont spécialisés dans le champ culturel. Gwenaëlle de Kerret en fait partie.
Après une dizaine d’années dans le monde de l’entreprise, elle se spécialise dans les institutions culturelles et intervient également au sein de départements universitaires et d’écoles d’art.
Si la science des signes passionne les étudiants, cette voie rencontre moins d’adeptes dans un contexte professionnel. D’où son envie de développer son expertise en direction des institutions culturelles qui bénéficient en retour d’outils de valorisation de ce qu’elles font, de façon à la fois plus sensible et moins commerciale que ce que propose le marketing.
Sa thèse en poche, consacrée à l’identité visuelle des musées (publiée à la Documentation française en partenariat avec le ministère de laCulture), elle fonde son agence en 2016, SemioTIPS, mue par une envie de travailler pour des organisations non marchandes.
Alors, comment la sémiologie peut-elle se mettre au service de la culture? Décryptage...
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Vous êtes sémiologue, un champ peu connu
du grand public contrairement à celui de la
publicité ou du marketing. En quoi cette
science des signes nous permet-elle de comprendre
notre quotidien?
Dans l’espace public, nous sommes environnés
de signes: lieux d’accueil et de loisirs,
institutions, entreprises, produits, qui s’expriment
et tachent de se faire reconnaître à travers
l’architecture, l’agencement de l’espace
et le graphisme. La sémiologie, science des
signes, permet d’identifier ce qui est signifiant
autour de nous, et comment cela fait système
et sens. Elle peut s’intéresser aux organisations
(champ commercial/institutionnel), mais
aussi à des champs artistiques (littérature,
musique, photo, cinéma, peinture, danse…), et
enfin à des champs plus intimes (rapport des
individus à leur habitat, leur environnement,
aux autres…).
En quoi la sémiologie est-elle pertinente
pour l’analyse du champ culturel et des
publics?
Le travail se porte sur le patrimoine symbolique
de l’institution culturelle, les effets de
sens qui peuvent être produits. L’approche
sémiologique permet de réfléchir sur les
signes qu’émettent les marques culturelles:
les musées, théâtres, centres d’art et de
danse, etc. Le marketing, de son côté, s’intéresse
aux problématiques d’impact, de chiffres
de vente, d’attractivité commerciale.
Que recouvre ce concept de «marque», peu
usité dans le champ culturel?
Les organisations tentent en effet de mettre en
place des systèmes de signes, avec ce qu’on
appelle la « marque », c’est-à-dire l’interface
symbolique et émotionnelle entre l’organisation
et ses publics.
Du point de vue de l’institution,
la marque c’est l’identité, les signes émis.
Côté public, la marque c’est l’image, les signes
perçus.
Cela peut être des signes spatiaux
(bâtiment, architecture, espace d’accueil et
d’expérience), visuels (notamment graphiques: couleurs, logo…),
sensibles (odeurs, matières, sons).
La sémiologie s’intéresse à toutes ces expressions sensibles,
pour comprendre comment elles font système et créent
du sens vis-à-vis des publics. La notion de
marque ne renvoie pas seulement à la valeur
marchande mais également au patrimoine
immatériel et à notre imaginaire collectif.
Comment le ministère français de la Culture
s’est-il emparé de ces réflexions?
Depuis 2006, le ministère de la Culture s’intéresse
de près à ces questions, avec notamment
la création de l’Agence du patrimoine
immatériel de l’État. L’objectif du ministère est
d’aider les institutions culturelles à valoriser
leur « patrimoine immatériel », c’est-à-dire
leur marque, pour promouvoir leurs actions en
France et dans le monde, mettre en place des
projets, des partenariats, des produits dérivés,
etc.
L’enjeu pour les institutions est de mieux
communiquer auprès de leurs publics,
de développer des ressources propres, mais
aussi de créer des signes tangibles, des objets
physiques comme autant de souvenirs avec
lesquels le spectateur peut repartir.
L’offre culturelle étant immatérielle, ces « totems »
viennent incarner l’expérience du spectateur
ou visiteur. Ces enjeux concernent les musées
mais aussi les sites historiques, les lieux de
création, les centres de danse, etc.
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Comment abordez-vous un projet?
Quelles questions (vous) posez-vous?
J’étudie ce qui fait imaginaire dans la structure,
le système de tous les signes et registres
d’expression. Comment la singularité de l’institution
se traduit-elle dans le graphisme,
l’architecture, le site web? Quel est son héritage
(son histoire, son image actuelle chez les
publics) et quelle est son ambition (vers où les
acteurs et les publics souhaiteraient l’emmener)
? Un des outils de la sémiologie, également
utilisé d’une autre façon par le marketing,
est d’envisager l’institution comme une
personne, avec une personnalité, des valeurs,
une mission, etc. Si c’était un personnage,
comment s’exprimerait-il? Cela permet d’incarner
l’immatériel et d’aider l’institution, par
exemple, à concevoir une programmation en
se figurant plus clairement ce qui va être cohérent
et faire sens.
Quels sont les éléments qui constituent
l’identité visuelle d’un lieu?
L’identité visuelle d’un musée, et plus largement
d’une institution culturelle, se décline de
plusieurs façons. Tout d’abord, son implantation
physique: le bâtiment comme signe, et
même signal architectural dans l’environnement
urbain. Mais aussi, l’espace interne du
musée: type de lumière, modes de circulation,
« ambiance » que tout cela dégage pour le visiteur.
Par exemple, le Centre Pompidou est
très souvent associé à l’imaginaire des
« tuyaux » propres à son architecture. Autre
élément, l’expression de son identité dans sa
communication et, en premier lieu, son identité
graphique: le logo (souvent moins connu
pour les institutions culturelles que pour les
marques commerciales, qui communiquent
beaucoup plus), la charte graphique, les codes
couleurs, etc.
À ces éléments il faut ajouter les expressions
numériques (site web, réseaux sociaux…)
ainsi que les expressions commerciales
et les partenariats.
Qu’est-ce qu’une «bonne» identité visuelle?
L’expertise sémiologique vise à comprendre
comment l’ensemble de ces registres d’expression
de l’organisation ou de l’institution
constitue un système, à la fois identifiant (différent
d’autres organisations, donc reconnaissable),
stable (homogène entre les expressions,
et pérenne dans le temps) et narratif
(quelle est la mission? La promesse faite au
public?). Ce sont les trois qualités-clés d’une
identité, théorisée par Paul Ricoeur: idem, ipse
et narration. Une bonne identité visuelle doit
pouvoir développer ces trois qualités. Le changement
de logo/identité graphique à la venue
d’une nouvelle direction au sein d’une institution
est un écueil que l’on rencontre souvent.
On ne peut pas faire table rase de tout car
l’institution vit dans le temps, il faut rester
attentif à cet idem, cette continuité. De même,
le parcours au sein d’un lieu et même dès
l’extérieur est une mise en récit de l’identité,
que les institutions culturelles pourraient investir
davantage.
Comment inviter les publics non avertis à
pousser la porte d’un lieu culturel, potentiellement
perçu comme intimidant?
La question du seuil est déterminante dans la
culture. Le seuil d’un magasin doit donner
envie d’entrer; la vitrine donne à voir une partie
de ce qui se passe à l’intérieur. Dans le
champ culturel, nous sommes encore dans
l’imaginaire du temple, avec des murs clos,
renfermant un secret. On fait en sorte de préserver
ce secret qui génère aussi du suspense.
Comment faire pour ouvrir suffisamment la
porte et faciliter l’accès d’une institution? Il
s’agit ici d’un enjeu architectural subtil. Telle
la danse des sept voiles, il faut montrer sans
en montrer trop, pour susciter l’envie.
Comment intégrer les publics dans cette
réflexion?
Je travaille avec la variété des acteurs (direction,
communication, programmation, mais
aussi artistes, etc.), sans oublier effectivement
les publics. Car pour co-construire un
système pertinent (logo, programmation, médiation,
communication), les experts ne sont
pas suffisants, il est indispensable de faire
participer les destinataires.
La marque, ce patrimoine immatériel est partagé
entre l’organisation et ses publics. Donc l’enjeu-clé
reste de concevoir et de piloter les signes avec
les publics. Les publics acquis, mais aussi à
conquérir. Des protocoles sont alors mis en
place pour les faire intervenir, comme les
« focus groups », des réunions de discussion
au cours desquelles on propose aux participants
de s’exprimer sur l’institution en question,
avec des exercices projectifs et imaginatifs.
Ce matériau est ensuite analysé en termes
sémiologiques (quel imaginaire est porté?).
Quant aux acteurs, comment vont-ils s’approprier
cette identité et avoir envie de la faire
vivre? Dans l’idéal il faudrait pouvoir organiser
des ateliers de réappropriation au bout de
quelques années. Il s’agit toujours d’un «work
in progress».
© Alexia Psarolis, Gwenaëlle de Kerret, revue Nouvelles de danse n° 81, 3e trimestre 2021