Un plateau de 15 pouces. Entretien avec Giuseppe Chico
Nicolas Bras
Texte
Depuis environ 2008, Barbara Matijevic et Giuseppe Chico créent des spectacles à partir de contenus récoltés sur Internet.
Exploration de Wikipédia pour I Am 1984, de vidéos amateurs publiées sur YouTube pour Forecasting, Our Daily Performance et I’ve Never Done this Before et de l’archéologie du numérique pour les Screenagers volume 1 et volume 2.
De retour d’un atelier au Centre National de la Danse à Paris au moment de notre rendez-vous, Barbara laisse à Giuseppe le soin d’honorer l’interview.
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Pour travailler sur Forecasting, I’ve Never Done this Before et Our Daily Performance, vous puisez des vidéos au nombre de vues confidentiel sur Internet, des sortes de zones d’ombre de la toile. Comment votre choix s’est-il posé d’explorer la banalité d’Internet plutôt que de travailler sur des contenus qui circulent abondamment?
Notre moteur était de capturer la totalité d’Internet et pas un sujet en particulier. Nous nous sommes intéressés à ce que ce réseau faisait à notre imaginaire. Dans un premier temps, notre recherche était plutôt abstraite, même pour nous. C’est un peu comme si on voyait dans le web un nouveau matériau que nous voulions utiliser pour une écriture dramaturgique. C’est avec I Am 1984 qu’on s’est rendu compte que nous n’avions pas besoin de plateau pour la création.
Ou alors, c’était un plateau de 15 pouces (taille d’un écran d’ordinateur).
Ce qui se passait sur l’écran, c’était déjà du théâtre. Il y avait beaucoup d’onglets ouverts: des textes que l’on écrivait, des textes venant du web, des pages html avec du contenu audio et vidéo… Parfois 20 ou 30 pages ouvertes et tout se mélangeait. C’est dans cette navigation locale sur notre ordinateur qu’on reconnaissait une forme de dramaturgie. C’est par nature ce que l’on fait tous et toutes en ligne, alors pourquoi ne pas envisager la navigation comme un acte théâtral?
Pour vos créations, est-ce que vous déployez des méthodes particulières de recherche pour trouver les vidéos qui vous serviront de matière première?
Je parlerai au passé, maintenant. Our Daily Performance est né comme héritage à notre pièce Forecasting. Pour Forecasting, nous utilisions les vidéos telles qu’elles étaient postées en ligne. Le matériau est mis en scène sur le plateau par l’actrice qui utilise un ordinateur sur lequel les images sont diffusées.
C’est dans l’agencement des vidéos et des gestes de l’interprète que surgissait notre dramaturgie.
Pendant la préparation de Forecasting, nous avions accumulé une série de playlists avec des noms très bizarroïdes. Nous avions bâti une sorte de musée. Imagine le Louvre avec le couloir de la peinture flamande, de la peinture italienne, de l’art romantique…
De notre côté, nous avions le couloir des tutoriels corporels ou le couloir du bricolage électronique par exemple. C’est cette dernière catégorie que nous avons utilisée pour notre pièce I’ve Never Done this Before.
Ce sont des vidéos où les personnes montrent leurs créations. Elles racontent et montrent comment les utiliser, à quoi et à qui ces créations peuvent être utiles, comment les utiliser, les soucis rencontrés… Ces vidéos sont de véritables performances! Nous les regardions comme des spectacles. Je me souviens d’une période où je n’allais pas du tout au théâtre, je ne regardais que ça.
C’est aussi lié à une certaine époque de l’algorithme de YouTube. Nous avions accès à des vidéos qui étaient nettement plus complices de notre écriture. L’ancien algorithme permettait de sauter d’association en association dans un univers amateur. Aujourd’hui, dès la troisième ou quatrième vidéo, l’algorithme de YouTube te sort de ta recherche et propose des vidéos issues de grosses chaînes, des vidéos sponsorisées et même des choses qui n’ont rien à voir avec ta recherche. Mais nous, c’était le bricoleur du dimanche qui nous intéressait, ces vidéos qui faisaient deux ou trois vues. Nous nous sentions privilégiés d’être les quatrièmes à les voir.
Dans le détail, comment ça s’est passé pour mettre en scène Our Daily Performance?
Les vidéos choisies l’ont été avec cette volonté de faciliter le passage du web au plateau.
Elles avaient en elles une théâtralité sous-jacente. Et quand je dis théâtralité, je pense aussi qu’elles étaient dotées d’une certaine fictionnalité.
Par exemple, une scène de Our Daily Performance représente la mise en scène de la lutte d’un homme contre un fantôme.
L’homme est dans son salon et il prodigue ses conseils en utilisant les objets de son propre mobilier.
Au final, malgré l’intention première, ce qu’on voit, c’est qu’il se bat contre sa propre maison.
Il n’y a pas de correspondance directe entre cette scène et une vidéo préexistante.
La scène a été construite à partir de plusieurs vidéos. Nous suivons une démarche d’appropriation bien plus qu’une démarche documentaire. Ce sont des matériaux qu’on agence à notre gré, à partir d’improvisations aussi.
Le web est pour nous une inspiration, une structure de départ et une sorte de toile blanche sur laquelle projeter notre pièce.
Nous nous sommes rendu compte que la plupart de ces tutoriels étaient portés par des thématiques de société qui trahissaient une crainte sociale et de la peur. Des tutoriels d’autodéfense ou de préparation à l’apocalypse par exemple…
Au hasard de nos visions, nous avons découvert ces endroits où surgissent des aspects paranoïaques de notre société contemporaine. C’était totalement inattendu et c’est ça que nous avons finalement mis en scène.
À cet égard, est-ce qu’il y a de votre part une volonté de rendre visible sur scène un certain esprit du web?
Non. Nous n’avions pas pour volonté de montrer un ailleurs. Notre dynamique était d’utiliser cet ailleurs et de trouver une manière de penser le théâtre en fonction de cette matière.
Nous mettons en scène un type de parole en déployant une pensée chorégraphique. Le mouvement est là comme une écriture théâtrale.
Our Daily Performance, c’est une suite d’énoncés factuels mais c’est par l’accumulation et par la mise en scène que nous racontons des histoires.
Notre envie est de montrer les stratégies de survie sur Internet pour surmonter nos peurs, nos angoisses, nos fragilités. Je pense que YouTube nous a facilité la tâche car, même avec trois vues, les personnes qui y sont s’adressent à un public.
Il est évident pour les créateurs et créatrices que quelqu’un les regarde. En fait, ce sont des acteurs. Nous, nous faisons de la mise en scène de mise en scène d’un autre type d’imaginaire. C’est facile pour notre interprète de prendre en charge cette parole-là car il y a déjà une adresse au public, il ne doit pas l’inventer.
© Nicolas Bras, Giuseppe Chico, revue Nouvelles de danse n° 87, automne 2023