© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Les danses traditionnelles comme réflexion sur le vivant

Stéphanie Auberville

Texte

[Stéphanie Auberville, chorégraphe]


La forêt est l’endroit
où les définitions du vivant se percutent, où le progrès rencontre ses limites par virus et zoonoses, le lieu où les luttes décoloniales sont aussi violentes que cruciales, où le concept de Forêt comme ressource à exploiter ou à préserver vient écraser les populations qui y habitent. La forêt est le lieu où philosophies ancestrales et pensée rationnelle se télescopent.

Comme Européenne, je suis un pur produit de la pensée rationnelle.
Comme danseuse, j’ai cherché à transformer ma compréhension du vivant par une approche sensorielle1 et à me défaire de certaines logiques en m’appuyant sur l’intuition.
Un jour, je suis allée en forêt de Soignes avec la guérisseuse mapuche Maria Quiñelén.Avant d’entrer dans le cœur de la forêt, elle s’est arrêtée et a demandé aux esprits la permission d’entrer ; en partant, elle a remercié la forêt pour son accueil.
Ces pratiques de respect et de gratitude m’ont bouleversée car il est facile de mesurer à quel point notre environnement moderne ne les sollicite pas.



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Est-ce qu’autour de moi se trouvent des persistances de pratiques qui témoignent d’un monde d’avant les modernes ? Est-ce qu’elles pourraient contribuer à transformer ma façon d’aborder le vivant ?
C’est avec ces questions en tête que j’ai choisi d’étudier les danses traditionnelles.
Car il ne s’agit pas de savoir si les esprits sont réels ou non, la question est de regarder ce que les croyances en un monde des esprits nous font faire pour reprendre la pensée du philosophe Mohamed Amer Meziane (Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique, éditions Vues de l’esprit).

J’ai posé le postulat que toutes danses renferment en elles de la pensée et que je pourrais éventuellement les comprendre en les pratiquant. C’est par ce prisme que j’ai commencé à rencontrer des praticiens et praticiennes, professeurs et professeures, collecteurs et collectrices de ces danses à en parler autour de moi.

La question du vivant m’est alors revenue de plein fouet lorsque j’ai commencé à étudier les danses traditionnelles françaises et à faire des recherches sur les danses traditionnelles wallonnes.

Historiquement, les années 1970 ont marqué un tournant avec le revivalisme, un regain d’intérêt pour les danses traditionnelles et une urgence de collecter des formes en train de disparaître.

En France, lorsque les ballets dits folkloriques faisaient leurs tournées, les danseurs et danseuses vêtues de costumes et de sabots exécutaient des chorégraphies et rencontraient, après avoir joué leur spectacle, des ruraux qui pratiquaient aussi la danse traditionnelle mais dans de tout autres contextes.

De ces points de contact et de rencontre se sont développés les travaux de collectes, une réflexion sur la préservation et sur ce qui fait qu’une forme reste vivante.
Est-ce que préserver, c’est fixer des pas et une chorégraphie pour pouvoir la montrer aux autres ou est-ce que c’est cultiver la forme en la mettant en lien avec ce qui l’entoure au risque de la voir se transformer et peut-être perdre son esprit ?
Qu’est-ce que l’esprit d’une danse et par quels moyens peut-on le transmettre ?

Ces questions cruciales pour une chorégraphe invitent à la pluralité de points de vue et échappent aux visions univoques sous peine de se fossiliser et devenir statue de sel.



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Les danses qui se pratiquent en bal sont par définition immersives.
En bal, on éprouve physiquement le groupe, les danses en couple s’enchaînent avec celles en grand groupe, ou en petites formations de quatre.

Si on souhaite observer, on a souvent peu de recul. La position de vision globale ou du point de vue d’ensemble est quasiment impossible.
Aucune lisibilité, aucune uniformité, en bal de très bons danseurs et bonnes danseuses peuvent ne pas faire exactement la même chose.
Chacun, chacune a sa signature, sa patte. Ils et elles improvisent, se répondent, jouent avec d’infimes variations de pas, sur des détails d’accents ou d’infra rythmes ou encore des façons de répartir le poids du corps.

La danse naît, alors, dans le dialogue qui se déploie à partir de bases de pas et de formes communes.
Les danseurs et danseuses jouent en temps réel avec la multitude de combinaisons possibles.
C’est un tout autre processus que celui des ballets folkloriques, où la condition de mise sous regards empêche souvent l’improvisation.



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Sur un même territoire, un style de danse peut aussi déployer des variations, sortes de signatures d’un groupe d’habitants et d’habitantes.
Ces signatures reflètent une communauté, décalent les cartes officielles en créant un découpage culturel.
Les danses traditionnelles nous invitent à penser local et à réactualiser notre notion de la géographie.
Est-ce qu’une danse contemporaine locale pourrait surgir dans nos pensées et dans les théâtres ? Est-ce que cette idée nous fait sourire ? Et, alors, de quoi est fait ce sourire ?

 




© Stéphanie Auberville, revue Nouvelles de danse n° 89, Bruxelles, avril 2024




Metadata

Auteurs
Stéphanie Auberville
Sujet
Signification. Persistance. Préservation. Pratiques de danse. Danses traditionnelles. Bals. Ballets folkloriques
Genre
essai artistique, sociologique
Langue
Français
Relation
revue Nouvelles de danse n° 89, Bruxelles, avril 2024
Droits
© Stéphanie Auberville, revue Nouvelles de danse n° 89, Bruxelles, avril 2024