© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Howl d’Allen Ginsberg, poème chaos aux échos machiavéliques

Nicholas Richard

Texte

 

«J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, se trainant à l’aube dans les quartiers noirs en quête d’un furieux shoot,»
     Allen Ginsberg, poème Howl


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Le poème Howl d’Allen Ginsberg est lu pour la première fois en public par son auteur le 7 octobre 1955, à la Six Gallery de San Francisco, au 3119 Fillmore Street. C’est un poème emblématique de la beat generation, qui a, dans une certaine mesure, marqué le début d’un mouvement littéraire et bouleversé les perspectives de la littérature américaine moderne. J’en ai récemment proposé une nouvelle traduction.


Le titre signifie à peu près «hurlement» et j’aurais presque pu l’intituler Urlement en français, tant le statut du h, tout au long du poème, y est muet, pour ne pas dire coi, au point que je suis à deux doigts d’écrire «choi». Au demeurant, en supprimant le h de Howl, j’obtiens Owl, qui signifie «hibou» (ou chouette).
Je laisse pour l’instant en suspens cette information, qui pourrait ultérieurement avoir son importance, pour me concentrer sur un aspect de la poésie de Ginsberg qui, à ma connaissance, en dépit des innombrables études dont elle fait l’objet depuis près de soixante-dix ans, n’a encore jamais été véritablement étudié: la prononciation du «ch» dans Howl, et la prédominance quasi systématique tout à fait singulière du son [k](comme quand «queue») que personne n’a jusqu’à présent, me semble-t-il, songé à commenter.

Je précise à toutes fins utiles qu’il est fait référence ici à l’orthographe originelle du poème, telle qu’on la trouve dans le tapuscrit ronéotypé en six exemplaires par City Press, Colombus, le 14 octobre 1955. Fait important: la curiosité orthographique que je vais souligner sera gommée dans toutes les éditions suivantes et l’auteur niera jusqu’à sa mort l’existence des six exemplaires matriciels de son œuvre décisive.
L’éditeur et poète Lawrence Ferlinghetti menacera de procès Jean Genet et, plus tard, Henri Michaux, tous deux ayant émis le souhait d’acquérir un exemplaire du rare document.


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Howl est dédié à Charles Solomon, dont l’orthographe sera, dès la première édition de novembre 1955, transformée en Carl Solomon, afin de préserver l’anonymat du dédicataire.
Il s’agissait certainement d’éviter au brave Solomon le faisceau trop corrosif de la notoriété, lequel faisceau, une fois braqué sur vous, peut avoir pour effet corollaire d’attirer sur votre personne l’attention malveillante des autorités, ce qui est peu souhaitable, surtout dans les années 1950 aux États-Unis, lorsque votre prose évoque de manière explicite l’usage de stupéfiants et les pratiques homosexuelles.

Au premier chant de Howl, attaché à transcrire ses observations dans un idiome américain, avec sa scansion et sa rythmique propre, Ginsberg invite à une traversée de l’Amérique, des États du centre jusqu’aux côtes ouest et est, dont New York, et le ch, c’est tout à fait frappant, de se prononcer [k] (comme «queue»):
     «qui traversaient les universités les yeux radieux cool hallucinant Archansas et tragédie lumière-Blake parmi les savants de guerre…»


Pour façonner une prose bop, manière d’improvisation survoltée sous chétamine, et rejoindre Neal Chassady à Denver, Colorado, Allen Ginsberg, sur les conseils de son psychiatre, a tout plaqué et décidé de se consacrer à la poésie et ce qu’il appelle par coquetterie beatnik «la chontemplation».
   «Solidités peyotl des couloirs, aubes cimetière arbre vert d’arrière-cour, ivresse au vin par-dessus les toits, quartiers à devantures virées fumeurs de thé néon feu      de circulation clignotant, vibrations soleil et lune et arbres dans les rugissants crépuscules d’hiver Broochlyn, râles poubelle métal et douce royale lumière d'esprit,»


Dans la version initiale de Howl, la volonté délibérée de faire claquer le ch en un son [k] percutant (comme «queue»), vise assurément à faire sentir l’imminence du chaos et orchestrer une chorégraphie d’images aux reflets mischniques. Gommant toute chronologie et bannissant tout manichéisme, Howl, véritable chorée chronique, est l’archétype de l’ecchymose archaïque de l’Achéen sous strychnine.
Toute règle souffre des exceptions, et le moment est venu de mentionner l’occurrence singulière où le principe du ch prononcé [k] (comme «queue») est contredit: il s’agit du passage où Ginsberg mugit» qui fondaient en larmes dans les gymnases blancs nus et tremblants devant la papier-machinerie d’autres squelettes», répondant à l’un des tout premiers vers du poème: «initiés à gueule d’anges brulant pour l’antique lien céleste avec la dynamo étoilée dans la papier-machinerie de nuit».


*


À dix-sept ans, Allen Ginsberg commence des études de droit à New York, à l’Université Cholumbia (qui abrite aujourd’hui ce que Lawrence Ferlinghetti nommait «la chollection de ses manuschrits») et c’est là qu’il rencontre William Burroughs et Jack Kerouach.

Le premier chant de Howl s’achève sur un appel à une réincarnation «dans les habits spectraux du jazz dans l’ombre trompette dorée de l’orchestre «en soufflant» la souffrance de l’esprit nu de l’amour de l’Amérique en un chri saxophone…».

Dans le deuxième chant de Howl, écrit sous l’influence des Chantos d’Ezra Pound, la transe nous immerge dans la monstruosité urbaine et industrielle, la guerre, l’enfermement. «Moloch!» tonne brutalement, revenant de manière entêtante en une incantation désespérée:
     «Moloch! Moloch! Moloch le sans-amour! Moloch mental! Moloch le pesant jugeur d’hommes!»
Au cinquième vers de cette deuxième partie ressurgit l’étrangeté mentionnée ci-dessus, le «ch» prononcé ch comme dans chagrin, chair, chaine ou chaise électrique:
      «Moloch dont l’esprit est pure papier-machinerie! Moloch dont le sang est argent courant! Moloch dont les doigts sont dix armées! Moloch dont la poitrine est une         dynamo cannibale! Moloch dont l’oreille est un tombeau fumant!»
Inexorable, «Moloch» chontinue de chlaquer comme autant de choups de charaté.

Le troisième chant de Howl est adressé à Charles Solomon (prononcer Carl Solomon, je le rappelle) et commence par ces mots:
     «Charles Solomon! Je suis avec toi à Rochland où tu es plus fou que moi / Je suis avec toi à Rochland où tu dois te sentir très bizarre».

Ginsberg a été interné huit mois en hôpital psychiatrique pour fuir, prétendit-il, la folie du monde dit normal. L’univers de l’emprisonnement de l’esprit est associé chez lui à des références maternelles. Sa mère, née en Russie, était une militante communiste et il semble que, dès son plus jeune âge, Allen Ginsberg ait été exposé à la prose du théoricien de la révolution communiste Karl Marx (cf. Das Chapital).

Recroquevillé comme une cochlée, poème rouge sang tirant sur la fuchsine, bruyant comme un bacchanal gavé de saccharine, Howl résonne telle une sorte d’almanach intime relatant un effondrement digne du chrach de 1929, pétri de mots qui sont autant de varechs, dont les attaques d’auroch ont une odeur suffocante de chlore. Le cri de Howl c’est celui de l’homme moderne enfermé dans sa prison mentale qui est un Alchatraz.

Le quatrième chant, qui fut ajouté a posteriori, s’intitule Note de bas de page à Howl: l’inchantation finale commence par la répétition, quinze fois, du mantra «Sachré» et proclame que tout est sachré.
     «Le monde est sachré! L’âme est sachrée! La peau est sachrée! Le nez est sachré! La langue et la queue et la main et le trou du cul sachrés!»
peut-on lire au deuxième vers.



Inspiré entre autres par William Charlos Williams (la rencontre avec le poète de Paterson sera chruciale), Allen Ginsberg, dans la sidérante logorrhée christique, taxée parfois d’obschurantiste, de son poème Howl, on l’aura compris, est en définitive un parolier chomique.
Confession extatique effondrée, Howl, avec ses archanges chromés, se révèle poème chaos aux échos machiavéliques. Je le trouve très chouette.





© Nicholas Richard, revue Papier Machine n°13, Bruxelles, 2e semestre 2022,


 

Metadata

Auteurs
Nicholas Richard
Sujet
Allen Ginsberg. Poème Howl. 1955. Traduit Nicholas Richard.
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Papier Machine n°13, Bruxelles, 2e semestre 2022,
Droits
© Nicholas Richard, revue Papier Machine n°13, Bruxelles, 2e semestre 2022,