© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Coupable de haute traduction

Clara Nizzoli

Texte

[La Boue, par Christos Armando Gezos, 216 pages, traduit du grec par Clara Nizzoli, éd. MF, coll. Inventions, octobre 2023]

Si les bons mots font les bons amis, leur justesse est toute relative. Et comme peu de mots valent, la traduction est compilation d'aventures dont on expose les joies et les peines.

La Boue
est un texte dans lequel on s’embourbe, dans le fond et dans la forme, qui épouse la pensée confuse, sinueuse, du narrateur qui crache ses 200 pages en quelque sorte d’une traite, presque sans ponctuation, avec très peu de points, et où ses souvenirs se mélangent sans virgule ni prévenir, avec les éléments les plus triviaux de son présent, un peu comme ça shampoing avec une concentration plus élevée en kératine et un composant révolutionnaire qui renforce les pointes et apporte une brillance qui dure jusqu’à deux fois plus longtemps ; à louer ; chocolat nouvelle saveur avocat procure en même temps une haleine fraîche ; diplômé en mathématiques donne cours particuliers pour élèves niveau collège lycée, prix abordables, 699568 ; bureau d’études spécialisé en voirie conseils en pharmacie I. Paraskevopoulos chaussures orthopédiques cosmétiques naturels homéopathie conventionnée pour toutes les bijoux fantaisie accessoires paquets cadeaux chirurgien dentiste spécialisé en stomatologie et master en n’importe quel jeune diplômé prend en charge les implants en chirurgie maxillo-faciale. Hôtel Kronos ; il va très bien dans l’entrée ce vase.

Puis il change de sujet, planifie son suicide, laisse parler sa mère, que l’on reconnait grâce au dialecte albanais qu’elle utilise, et pour traduire ce roman, à chaque page – à chaque phrase!–, je retenais mon souffle en attendant le prochain point. Car chaque phrase fait souvent toute une page, une page et demie parfois, et dès que je me mettais au travail, j’entrais dans une sorte d’apnée, une plongée impossible à interrompre sous peine de perdre le sens de la phrase, de rater le tournant d’une proposition qui s’insère dans une parenthèse, qui s’insère elle-même dans entre deux tirets, qui s’incrustent eux-mêmes dans la pensée commencée du narrateur dont on attend la fin sans cesse déjouée, et je traduisais et avançais dans la phrase, remontant à tout instant au début pour vérifier que les wagons que j’ajoutais étaient bien accrochés au semblant de locomotive qui me baladait dans le texte.

Car ce roman, s’il n’est pas de tout repos, est aussi une balade que nous fait faire le narrateur dans les rues d’Athènes, soucieux de quelques objectifs pratiques à accomplir, mais ne cessant de s’égarer dans ses pensées, et il nous emmène vraiment n’importe où, surtout dans des rues qui n’existent pas, souvent dans des rues qu’il met bout à bout alors qu’elles sont aux deux extrémités de la ville et la traductrice consciencieuse que je suis multipliait les recherches pour vérifier les dires du narrateur avant de demander à l’auteur si c’était bien ça, c’est-à-dire pas ça.

Et l’auteur riait le plus souvent en me confirmant qu’en effet, de la marque de dentifrice au croisement de la rue Truc avec le boulevard Machin, il ne fallait pas chercher plus loin que la vérité du roman. On ajoute à toutes ces farces que Christos Armando Gezos, car c’est de lui qu’il s’agit, et tout comme dans le roman, je révèle au fur et à mesure des éléments qui permettent de s’accrocher à quelque chose, de ne pas plonger complètement dans la boue, de s’en extraire même au fur et à mesure et de comprendre de mieux en mieux ce qu’on est en train de nous raconter, et Gezos, donc, maitre de la surcharge, as de la pléthore, pro de la saturation, a un penchant particulier pour le collage. Histoire de bien nous engluer.

Que colle-t-il au-delà des publicités disparates décollées à des poteaux? Eh bien, tout ce qu’il trouve, et particulièrement des citations de livres étrangers traduits en grec qu’il cite de mémoire. C’est dire les fouilles archéologiques superposant les langues, versions, interprétations, auxquelles j’ai dû m’adonner pour retrouver la version française de ces citations dont je constatais le plus souvent en fin de compte qu’elles étaient si lointaines de la version grecque et hasardeuse de Gezos qu’il ne me restait plus qu’à retraduire en français ces citations incorporées à la narration qui, parce qu’elles constituaient l’essence du texte, avaient perdu leur essence propre.

Mais il lui arrive aussi de coller au beau milieu d’une phrase un vers tiré d’un poème grec, ce qui est autrement plus périlleux, car si son procédé consiste en une simple – et non moins précautionneuse, attentive et réfléchie – opération de collage, faisant entrer le vers dans le discours aussi parfaitement qu’une pièce de puzzle, je dois quant à moi fabriquer la pièce qui tiendra aussi bien dans le poème que dans le flux de la parole.

Dans le cas du poète Kostas Karyotakis, dont il a badigeonné son roman, par exemple, on peut dire que je traduis Gezos, je traduis Karyotakis et que je traduis Gezos et Karyotakis comme s’ils avaient écrit ensemble. Ainsi, lorsque Gezos écrit «vous gaspillez toute votre journée à trôner ici en vous branlant avec les dés du tavli dans la main et vous ne vous levez que pour aller solennellement, rituellement, au dancing ou au conservatoire*, pour la seule et unique raison qu’il faut bien dépenser quelque part l’argent de papa qui est encore abondant malgré les coupes et malgré la crise et malgré la pauvreté pour vous hypothétique et qui suffit encore à entretenir cette grandeur apocryphe […]» (je ne vais pas jusqu’au prochain point parce que bon, vous avez compris), c’est toute la strophe du poème Aversion de Karyotakis que j’ai reconstituée (enfin, on peut dire traduite) avec rimes et structure pour y récupérer ce petit morceau : «Demi-vierges qui deux à deux dansez, / c’est le corps inflexible, victorieusement, / solennellement, rituellement, / au dancing ou au conservatoire que vous allez».

Et d’une part parce qu’on retrouve des morceaux de ce poème de partout mais aussi et surtout parce que si ces citations ont du sens pour le lecteur grec, je ne pouvais pas abandonner à ce moment, embourbée, ma lectrice francophone, et non pas par sympathie à son égard mais plutôt par amour du travail bien fait ou par absolue soumission à mon esprit maniaque et obsessionnel, j’ai donc retraduit intégralement tous les poèmes cités dans le roman.

Bien sûr, je n’ai pas écrit cet article pour me faire applaudir pour ce tour de force, cet exploit, cette prouesse que j’ai accomplie en traduisant le premier roman qui n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre de cet auteur jeune, on peut le dire (il est né en 1988), surprenant (je ne vous ai pas tout dit), polytechnicien (c’est là qu’il a fait ses études), polyvalent (il est ingénieur agronome de profession, rien à voir avec le collage et l’apnée), polyglotte (il a grandi avec un dialecte très infusé d’albanais, qu’il utilise d’ailleurs dans le roman), ni pour vous encourager à le lire (je précise tout de même qu’il est paru aux éditions MF), mais pour donner un échantillon de mon travail et des difficultés qui peuvent être soulevées par certains aspects de la traduction, et en même temps tenter de livrer un pastiche* de ce texte, et donc finalement un pastiche de ma traduction, aboutissant peut-être ainsi à la fin, comme il arrive souvent quand on vieillit, à me pasticher moi-même.


©  Clara Nizzoli, revue Papier Machine n° 14, juin 2024, Bruxelles



*

[Version typographique de ce texte, telle qu'imprimée
dans le numéro 14 de Papier machine.]


Coupable de haute traduction
par Clara Nizzoli
Si les bons mots font les bons amis, leur justesse est toute relative. Et comme peu de mots valent, la traduction est compilation d'aventures dont on expose les joies et les peines.


La Boue est un texte dans lequel on s’embourbe, dans le fond et dans la forme, qui épouse la pensée confuse, sinueuse, du narrateur qui crache ses 200 pages en quelque sorte d’une traite, presque sans ponctuation, avec très peu de points, et où ses souvenirs se mélangent sans virgule ni prévenir, avec les éléments les plus triviaux de son présent, un peu comme ça shampoing avec une concentration plus élevée en kératine et un composant révolutionnaire qui renforce les pointes et apporte une brillance qui dure jusqu’à deux fois plus longtemps ; à louer ; chocolat nouvelle saveur avocat procure en même temps une haleine fraîche ; diplômé en mathématiques donne cours particuliers pour élèves niveau collège lycée, prix abordables, 699568 ; bureau d’études spécialisé en voirie conseils en pharmacie I. Paraske-vopoulos chaussures orthopédiques cosmétiques naturels homéopathie conventionnée pour toutes les bijoux fantaisie accessoires paquets cadeaux chirurgien dentiste spécialisé en stomatologie et master en n’importe quel jeune diplômé prend en charge les implants en chirurgie maxillo-faciale. Hôtel Kronos ; il va très bien dans l’entrée ce vase. Puis il change de sujet, planifie son suicide, laisse parler sa mère, que l’on reconnait grâce au dialecte albanais qu’elle utilise, et pour traduire ce roman, à chaque page – à chaque phrase! –, je retenais mon souffle en attendant le prochain point. Car chaque phrase fait souvent toute une page, une page et demie parfois, et dès que je me mettais au travail, j’entrais dans une sorte d’apnée, une plongée impossible à interrompre sous peine de perdre le sens de la phrase, de rater le tournant d’une proposition qui s’insère dans une parenthèse, qui s’insère elle-même dans entre deux tirets, qui s’incrustent eux-mêmes dans la pensée commencée du narrateur dont on attend la fin sans cesse déjouée, et je traduisais et avançais dans la phrase, remontant à tout instant au début pour vérifier que les wagons que j’ajoutais étaient bien accrochés au semblant de locomotive qui me baladait dans le texte. Car ce roman, s’il n’est pas de tout repos, est aussi une balade que nous fait faire le narrateur dans les rues d’Athènes, soucieux de quelques objectifs pratiques à accomplir, mais ne cessant de s’égarer dans ses pensées, et il nous emmène vraiment n’importe où, surtout dans des rues qui n’existent pas, souvent dans des rues qu’il met bout à bout alors qu’elles sont aux deux extrémités de la ville et la traductrice consciencieuse que je suis multipliait les recherches pour vérifier les dires du narrateur avant de demander à l’auteur si c’était bien ça, c’est-à-dire pas ça. Et l’auteur riait le plus souvent en me confirmant qu’en effet, de la marque de dentifrice au croisement de la rue Truc avec le boulevard Machin, il ne fallait pas chercher plus loin que la vérité du roman. On ajoute à toutes ces farces que Christos Armando Gezos, car c’est de lui qu’il s’agit, et tout comme dans le roman, je révèle au fur et à mesure des éléments qui permettent de s’accrocher à quelque chose, de ne pas plonger complètement dans la boue, de s’en extraire même au fur et à mesure et de comprendre de mieux en mieux ce qu’on est en train de nous raconter, et Gezos, donc, maitre de la surcharge, as de la pléthore, pro de la saturation, a un penchant particulier pour le collage. Histoire de bien nous engluer. Que colle-t-il au-delà des publicités disparates décollées à des poteaux ? Eh bien, tout ce qu’il trouve, et particulièrement des citations de livres étrangers traduits en grec qu’il cite de mémoire. C’est dire les fouilles archéologiques superposant les langues, versions, interprétations, auxquelles j’ai dû m’adonner pour retrouver la version française de ces citations dont je constatais le plus souvent en fin de compte qu’elles étaient si lointaines de la version grecque et hasardeuse de Gezos qu’il ne me restait plus qu’à retraduire en français ces citations incorporées à la narration qui, parce qu’elles constituaient l’essence du texte, avaient perdu leur essence propre. Mais il lui arrive aussi de coller au beau milieu d’une phrase un vers tiré d’un poème grec, ce qui est autrement plus périlleux, car si son procédé consiste en une simple – et non moins précautionneuse, attentive et réfléchie – opération de collage, faisant entrer le vers dans le discours aussi parfaitement qu’une pièce de puzzle, je dois quant à moi fabriquer la pièce qui tiendra aussi bien dans le poème que dans le flux de la parole. Dans le cas du poète Kostas Karyotakis, dont il a badigeonné son roman, par exemple, on peut dire que je traduis Gezos, je traduis Karyotakis et que je traduis Gezos et Karyotakis comme s’ils avaient écrit ensemble. Ainsi, lorsque Gezos écrit « vous gaspillez toute votre journée à trôner ici en vous branlant avec les dés du tavli dans la main et vous ne vous levez que pour aller solennellement, rituellement, au dancing ou au conservatoire*, pour la seule et unique raison qu’il faut bien dépenser quelque part l’argent de papa qui est encore abondant malgré les coupes et malgré la crise et malgré la pauvreté pour vous hypothétique et qui suffit encore à entretenir cette grandeur apocryphe […] » (je ne vais pas jusqu’au prochain point parce que bon, vous avez compris), c’est toute la strophe du poème « Aversion » de Karyotakis que j’ai reconstituée (enfin, on peut dire traduite) avec rimes et structure pour y récupérer ce petit morceau : « Demi-vierges qui deux à deux dansez, / c’est le corps inflexible, victorieusement, / solennellement, rituellement, / au dancing ou au conservatoire que vous allez ». Et d’une part parce qu’on retrouve des morceaux de ce poème de partout mais aussi et surtout parce que si ces citations ont du sens pour le lecteur grec, je ne pouvais pas abandonner à ce moment, embourbée, ma lectrice francophone, et non pas par sympathie à son égard mais plutôt par amour du travail bien fait ou par absolue soumission à mon esprit maniaque et obsessionnel, j’ai donc retraduit intégralement tous les poèmes cités dans le roman. Bien sûr, je n’ai pas écrit cet article pour me faire applaudir pour ce tour de force, cet exploit, cette prouesse que j’ai accomplie en traduisant le premier roman qui n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre de cet auteur jeune, on peut le dire (il est né en 1988), surprenant (je ne vous ai pas tout dit), polytechnicien (c’est là qu’il a fait ses études), polyvalent (il est ingénieur agronome de profession, rien à voir avec le collage et l’apnée), polyglotte (il a grandi avec un dialecte très infusé d’albanais, qu’il utilise d’ailleurs dans le roman), ni pour vous encourager à le lire (je précise tout de même qu’il est paru aux éditions MF), mais pour donner un échantillon de mon travail et des difficultés qui peuvent être soulevées par certains aspects de la traduction, et en même temps tenter de livrer un pastiche de ce texte, et donc finalement un pastiche de ma traduction, aboutissant peut-être ainsi à la fin, comme il arrive souvent quand on vieillit, à me pasticher moi-même.









Metadata

Auteurs
Clara Nizzoli
Sujet
Traduction roman grec moderne La Boue. Auteur Christos Armando Gezos. Traductrice Clara Nizzoli. 2023
Genre
essai esthétique littéraire
Langue
Français
Relation
revue Papier Machine n° 14, juin 2024, Bruxelles
Droits
©  Clara Nizzoli, revue Papier Machine n° 14, juin 2024, Bruxelles