Parce que l’enfer. LES DIABLES ROUGES, SORCIERS D’ANTAN ET D’AUJOURD’HUI
Michel Quint
Texte
On me dit que l’équipe nationale belge de football est favorite de la coupe d’Europe des Nations qui se déroulera en France au début de l’été 2016. Possible. Une formation classée, il y a quelques semaines, première au classement FIFA (mondial) et huitième au classement UEFA (européen) est capable de tous les exploits. Même de finir quatrième et demie pour mettre les deux classement d’accord.
Pour son premier match officiel, le 1er mai 1904, cette équipe ne portait pas encore le maillot rouge qui lui a valu son surnom de Diables rouges. Heureusement parce qu’avec le bleu des Français l’affaire aurait ressemblé à une partie de baby-foot. Le maillot rouge n’arrive qu’en 1906. Et donc le maléfice n’a pas encore produit son effet parce qu’arracher un nul 3/3 contre onze diablotins flamboyants notre basse-cour de coqs maladifs n’aurait pas pu! Le 30 avril 1905 l’équipe arborait un maillot avec un gros lion sur le cœur pour se mesurer aux Pays-Bas. Cette tenue ressemblait déjà à de la peinture de guerre, à une forme graphique de sorcellerie, pour intimider l’adversaire, lui faire perdre ses moyens. Par la suite, évidemment, le pacte faustien, une sorte d’accord de sponsoring avec Satan, fonctionne: en 1906, la France et les Pays-Bas prennent 5-0 lors des deux premiers matches des Belges sous le maillot infernal et l’équipe est sacrée championne olympique à Anvers en 1920. Je souligne le caractère magique de la performance parce que certes les Diables mènent 2-0 contre la Tchécoslovaquie en finale, mais ils gagnent par abandon, comme si un sort avait été jeté aux pauvres Tchèques: à la quarantième minute ils quittent le terrain et sont disqualifiés. À part la main de Dieu de Diego, le gamin en or, il est peu de preuves aussi déterminantes que des forces occultes régissent le foot. Deux autres participations aux Jeux avant 1930 parachèvent un joli palmarès dans le tout jeune concert des nations footballistiques. Prend fin une première période d’en gros trente-cinq ans.
Avant que les choses tournent un temps (encore environ trente-cinq ans mais de disette cette fois) au vinaigre jusqu’à la fin des années 1960, comme dans toutes les grandes épopées, voilà l’âge d’or vite évoqué, ses combats au moins, mais pas encore ses héros, les demi-dieux du stade (ils ne sont pas professionnels, donc à peine défrayés pour leur peine, donc ne sont pas des dieux à part entière, convenons-en). J’y viens à ces demi-dieux de kermesse, à ce foot des villages qui n’est pas pour rien dans le ciment d’une nation, et m’aperçois que le lecteur peut se demander ce qui autorise un petit Français à commenter la geste de l’équipe nationale belge. C’est que tout enfant des années 1950 dans la métropole lilloise, à la frontière, j’écoutais avec ma mère, couturière de son état, la radio belge qui diffusait des chansons au choix des auditeurs. Des mélodies nostalgiques, des thrènes quand même pleins d’espoir «J’ai pleuré sur tes pas», «J’attendrai», qui disaient vraisemblablement l’état d’âme d’un supporter déçu mais confiant en l’avenir, à quoi le speaker associait souvent la version du moment de l’hymne des Diables rouges. J’ai donc baigné dans une forme de célébration artistique des heurs et malheurs des internationaux belges. Dont j’ai mal mesuré l’importance. L’autre raison est que ma grand-mère possédait une machine à coudre de marque Pfaff dont le nom m’a longtemps intrigué (Ma mère possédait une Singer et je savais le sort tragique d’Isadora Duncan, alliée à la famille Singer: destin scellé, rien à voir avec le foot) jusqu’à ce que le grand Jean-Marie soit sélectionné chez les Diables et brille lors de la coupe du monde 86 au Mexique (quatrième place des Belges, battus, excusez-moi, par la France en petite finale), surtout lors du match d’anthologie contre l’URSS. Là j’ai compris, les disques des auditeurs et la Pfaff à pédalier mécanique conjugués, que mon lien avec les Diables rouges était écrit, que je venais de résoudre l’énigme de la machine à coudre de ma mémé et de pénétrer au cœur des forces qui animent le foot international belge. Si ces deux signes éclatants, et néanmoins abscons je le concède, ne légitiment pas mon discours à propos des Diables, je ne vois pas qui pourrait dire leur grande saga. En toute modestie.
Et dans cette première période des Diables, les années d’apprentissage, il est deux joueurs qu’on ne peut oublier, qui en sont emblématiques. D’abord le capitaine de l’équipe olympique, le docteur Armand Swartenbroeks, un solide arrière à la moustache d’acier et aux cheveux en brosse, noir de poil comme le dit son nom, qui fut aussi entre 1956 et 1971 bourgmestre de Koekelberg. Il constitue la clé du destin de l’équipe nationale: c’est un diable qui a enfin pris le pouvoir sur une basilique! Le ciel tout entier est désormais avec les Belges! L’autre héros est Bernardus Voorhoof. Trente buts pour la Belgique en soixante et une sélections. Il est bâti à chaux, visage de gamin des rues, mèche à la Justin Bieber, un dandy du stade musclé, mais pas idéalisé façon Leni Riefenstahl, un homme du quartier. Il demeure co-recordman des buts en sélection.
L’ère suivante est plus grise, englobe la Seconde Guerre, la guerre froide aussi, et les diables sont discrets, victimes de la concurrence en diableries des hommes. Grise sauf à évoquer le barde national, le joueur aux douze sélections entre 1944 et 1951, le seul qui continua à être attaquant et défenseur des Diables après avoir quitté les terrains: Arsène Vaillant. L’ancien du White Star de Bruxelles, le présentateur du Bistrot des sports, le chantre radio et télé des Diables, le seul capable de galvaniser une équipe qui n’aurait jamais voulu décevoir ce commentateur de légende. Il attaquait verbalement l’adversaire coupable de jeu dur et défendait la virilité des Diables. Encore un homme de magie, d’incantations. Je pense qu’on peut presque parler à son sujet de vaudou footballistique. M’étonnerait pas qu’il ait gardé sous le costume trois pièces, à chaque match des Diables commenté, son maillot rouge.
Qui convoquer dans notre mémoire de cette époque où l’équipe cherche sa voie? Sûrement l’alter ego de Voorhoof. Un attaquant différent physiquement de son aîné. Un robuste à gueule de statue, le cheveu discipliné au rasoir. Un obstiné des surfaces, sûrement celui qui a entretenu l’espoir que les Diables n’étaient pas passés à l’est d’Éden définitivement. Trente buts aussi mais en quatre-vingt et une sélections. Paul Van Himst. Un arrivé trop tôt qui aurait pu se distinguer avec les joueurs magiques venus après lui. Et qui a assuré un moment un lien humain sinon technique comme entraîneur national dans la période plus faste qui a suivi, entre 1991 et 1996.
Et puisqu’on en est aux magiciens, comment ne pas faire surgir la figure de l’autre sorcier, Raymond la science, Raymond Goethals! L’homme à tête de vieux chien qui parlait à l’oreille des joueurs sans ôter la cigarette de ses lèvres. Entraîneur national entre 1968 et 1976. Il assure la transition vers la période qui court jusqu’à nous, celle de la maîtrise assumée, de l’accès au sommet de l’élite mondiale. C’est lui qui va remettre les Diables sur le chemin du succès par la qualification à la coupe du monde 1970 avant de connaître d’autres succès avec des clubs comme l’OM. Faut-il souligner qu’il a par la suite entraîné le Standard de Liège, les Rouges, dont le domicile est «l’enfer de Sclessin». Club dont le premier président était l’abbé Debatty? Preuve que les collusions entre Jésus et Satan n’ont jamais cessé dans le foot belge!
Mais dans ce nouvel âge d’or le moment de gloire se situe lors de la coupe du monde 1986 quand les Diables affrontent l’URSS en huitièmes de finale. Quelques hectares contre un continent. On dira ce qu’on veut, pour moi la clé du match est dans les mots: les Soviétiques ont oublié qu’ils affrontaient plus rouges qu’eux. En russe le même mot signifie rouge et beau, krassny. Or les Belges avaient la beauté du diable! Ils gagnent 4-3 après un match d’anthologie. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette défaite humiliante n’est pas étrangère à l’éclatement de l’URSS peu après.
Les héros de cette période sont Jean-Marie Pfaff, le goal, Eric Gerets, le milieu légendaire Vercauteren, Ceulemans et le fragile et génial Enzo Scifo, l’Adamo des terrains de foot, tendre et teigneux, le chouchou du public.
Et leurs successeurs d’aujourd’hui, les Fellaini, Hazard, Lukaku, Courtois, le lutin De Bruyne n’ont rien oublié de leur talent. Ils l’ont perfectionné jusqu’à produire un effet d’osmose surréelle dans l’équipe. Qui les mène en quarts de finale de la coupe du monde au Brésil, encouragés par le nouvel hymne de Stromae, un maestro héritier d’autres magies éthiopiques, noires. Mais surtout ces joueurs multiculturels sont des Diables citoyens. Quand Vincent Kompany, le capitaine, parodie le maire N-VA d’Anvers en déclarant «La Belgique est à tout le monde mais ce soir surtout à nous», il est diaboliquement lucide par ce rappel à l’unité nationale.
Les Diables rouges ne sont au fond pas une équipe, c’est une patrie dans la patrie. En témoigne la jeune carrière d’Eden Hazard. Il débute à Lille en 2007. Lille joue en rouge: il se prépare déjà pour les Diables. Après un doublé avec le LOSC il part pour Chelsea, une équipe qui joue en bleu (comme la France de 1906). Là aussi il gagne, coupe, championnat. Mais il s’étiole à Londres. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il souhaite désormais, sans l’avouer, aller jouer chez les Red devils de Manchester United. On l’annonce au Real Madrid ou à Chelsea pour un nouveau contrat. Mais ni le blanc ni le bleu ne sont l’horizon des diables. Leur pays c’est la glèbe, le charbon, la fonte en fusion, un monde industrieux. Ces joueurs ont les crampons qui vont au cœur de la terre. Ils sont volcaniques. Et depuis le début, ils sont comme le géant Antée, la pelouse leur rend de la force chaque fois qu’ils tombent.
Alors ne nous fions pas au sourire doux d’Eden Hazard, à ses allures de jeune homme bien élevé, il fait partie des Diables. Et un numéro 10 prénommé Eden règne forcément sur le paradis mais joue pour l’équipe de Satan. À moins que ce ne soit une ruse et qu’il soit le signe que Jésus a infiltré les joueurs infernaux. En tout cas le voilà l’héritier d’Armand Swartenbroeks, le nouveau conquérant de l’autre partie du ciel. Peut-être celle qui sera au-dessus de la France en juin. Hallelujah!
Michel Quint
Romancier et dramaturge.
michelquint49@yahoo.fr