Le tourisme de mémoire au lendemain de la Première Guerre mondiale
Piet Chielens
Texte
[Traduit du néerlandais par Jean-Marie Jacquet.]
Une sensation de vide et de tragique. Dès avant la fin de la Grande Guerre s'est developpé un tourisme de mémoire. l’article se focalise sur la zone du front de part et d'autre de la frontière franco-belge. Au fil des années, la voix de la réconciliation et de la paix s’est régulièrement fait entendre. Aujourd'hui, hélas, elle sombre de plus en plus dans l'oubli.
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Au début de l’année 1919, dans cette zone du front qui, de part et d’autre de la frontière franco-belge, avait été quasi totalement vidée de sa population à la suite des combats dévastateurs de l’année précédente, les premiers à revenir au pays n’ont trouvé pour la plupart qu’un champ de ruines. Mais avec les beaux jours de ce printemps 1919 sont arrivés les premiers touristes. Pour une bonne partie des habitants, le plus urgent était de bâtir un logement provisoire. Un logement pour eux-mêmes, certes, mais en même temps un endroit où accueillir les touristes, ce qui représenterait pour beaucoup un début de gagne-pain. Généralement, les visiteurs de la première heure ne s’attardaient pas. Venus en taxi ou en autobus de la cité balnéaire d’Ostende, ils débarquaient à Nieuport, Dixmude ou Ypres et en repartaient le soir même. Il y avait intérêt à leur fourguer un souvenir, à leur offrir une petite collation, voire une visite guidée.
Le reporter-journaliste et vétéran britannique Stephen Graham, visitant Ypres en août 1920, était forcé de constater que rien n’avait changé:
“Ypres est terriblement déserte. Des centaines de milliers pourraient s’en rendre compte, mais très peu viennent voir sur place. Seuls ou en couple, minuscules face à l’étendue des ruines, ils restent bouche bée, ainsi qu’on le voit habituellement sur des gravures anciennes. Il n’y a pas âme qui vive, le spectacle de désolation n’en est que plus saisissant. On vous dit que la ville sera entièrement rebâtie, mais il est permis d’en douter. Peut-être Ypres ne sera-t-elle jamais reconstruite. En ce moment, on y trouve environ 150 échoppes à bière et deux seulement pour tout le reste. L’abondance de petites chambres disponibles dans les hôtels de bois ne rapporte rien. Les curieux viennent passer une heure ici et regagnent aussitôt Ostende. Pas une nuitée. Impossible de ne pas être envahi par une sensation de vide, de tragique” XX
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Guides des champs de bataille
À l’époque, pourtant, le tourisme de mémoire était déjà assez développé.
En 1917, Michelin, le fabricant français de pneus, a édité le premier guide touristique sur le thème de la Grande Guerre. Il portait sur les champs de bataille où avait eu lieu en septembre 1914 la bataille de la Marne. Si cette brochure se rattachait aux Guides illustrés que Michelin éditait depuis 1900 pour promouvoir le tourisme automobile et, partant, les pneus sortant de ses usines, le constructeur a lancé en 1917 une nouvelle série, à vocation spécifique comme l’indiquait son titre Guides illustrés Michelin des champs de bataille.
La guerre n’était pas terminée, mais le repli des troupes allemandes sur la ligne Siegfried avait eu pour effet de déplacer le front vers le nord, ce qui permettait aux automobilistes d’atteindre les lieux renommés de la Marne, où, selon le discours officiel du gouvernement français, la patrie n’était plus en danger. À ce moment, toutefois, le guide n’allait pas rencontrer un franc succès, si ce n’est auprès de militaires en permission. Ce qui surprend, c’est la parution presque instantanée d’une version anglaise.
Mais Michelin & Cie ciblait clairement l’après-guerre. À partir de 1919 allaient paraître des guides détaillés de tous les secteurs importants du front occidental, dont quatre rien que pour la Flandre-Occidentale et les deux départements limitrophes du Nord et du Pas-de-Calais:
Ypres et les batailles d’Ypres (1919, 135 p.),
Lille avant et pendant la guerre (1919, 63 p.),
L’Yser et la Côte belge (1920, 127 p.) et
Arras, Lens, Douai et les batailles d’Artois (1920, 126 p.).
Dans chaque cas, une version anglaise était publiée à l’intention des nombreux touristes d’outre-Manche.
Plus tard devaient également paraître des fascicules sur Anvers et Bruxelles (avec Louvain), de même que pour tous les autres lieux de quelque importance situés entre la frontière suisse et la mer du Nord.
Et Michelin n’était pas seul. Dès 1919, le front de l’Yser faisait l’objet d’Une visite à l’Yser, de A.G. De Graeve, abondamment illustré de photos du service cinématographique de l’armée belge, ainsi que d'un Gids van ’t IJzerslagveld (Guide du champ de bataille de l’Yser).
L’un des guides les plus remarquables concernant le front belge s’intitulait Ce qu’il faut voir sur les champs de bataille et dans les villes détruites de Belgique. L’auteur, Jean Massart, qui était botaniste, avait utilisé pour son guide les nombreuses photos de paysages qu’il avait prises, bien avant la guerre, pour son étude sur la géobotanique et la protection de la nature en Belgique. Il avait mis en regard de ces illustrations des photos de la campagne, des villages et des villes juste après la guerre. L’ampleur des ravages était impressionnante.
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Pèlerins
Alors que la reconstruction, à partir de 1921, commençait à battre son plein, on vit grossir le nombre de visiteurs. C’était loin d’être exclusivement des touristes. Très nombreux étaient en effet ceux qui avaient une bonne raison de se rendre dans cette région dévastée et d’y passer un ou plusieurs jours. Tels des pèlerins qui avaient à s’acquitter d’une mission quasi sacrée, ils allaient à la recherche des tombes de membres de leur famille ou de camarades tombés au combat. Les endroits des sépultures étaient très spécifiques et loin d’être toujours aisés à repérer.
Depuis 1919, les services des différentes armées préposés aux sépultures de guerre étaient à pied d’œuvre pour inhumer les morts de leur armée ou arranger les tombes le mieux possible, aménager les sépultures existantes ou en créer de nouvelles. Le travail était gigantesque. La preuve en est que la liste des militaires tombés en Belgique, qui se trouve à Ypres au In Flanders Fields Museum, a requis un travail sans relâche tout au long de ces dix dernières années, d’autant qu’elle est établie à partir de données vieilles d’un siècle et que les victimes dénombrées sont environ 600 000 pour la Belgique, presque autant que pour l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais voisine.
Encore faut-il observer que l’on ne note plus beaucoup d’erreurs administratives, rectifications, doubles emplois ou tombes dont la trace s’est perdue à la suite de confusions (cela s’est effectivement produit), ceci notamment en raison de l’énorme importance que les proches et connaissances attachaient à obtenir des informations exactes. Chacun s’est efforcé dans toute la mesure du possible de rencontrer leur quête angoissée de leur tombe.
Rudyard Kipling, prix Nobel de littérature, faisait partie de la première commission (impériale) britannique des sépultures de guerre.
Dans sa nouvelle The Gardener de 1925, il décrivait la visite d’une femme sur la tombe d’un membre de sa famille en Flandre. On ne peut que trouver sublime le regard pénétrant que porte Kipling sur ces veuves et orphelins qui, chaque année, étaient des dizaines de milliers à aller en pèlerinage sur la tombe de leur cœur. Sans doute le récit de Kipling est-il aussi inspiré de son expérience personnelle, car, depuis 1919, lui-même et son épouse faisaient régulièrement le voyage dans l’espoir de retrouver la dépouille de leur fils unique, Jack, tombé le 25 septembre 1915 à Loos-en-Gohelle. L’auteur a appelé Hagenzeele, un nom fictif qui les symbolise tous, le petit village de Flandre où il emboîte le pas du personnage central de The Gardener.
“Étant la plus proche parente, elle reçut alors un écrit officiel, accompagné d’une liste au crayon indélébile, d’une plaque d’identité argentée et d’une montre-bracelet, lui apprenant que le corps du lieutenant Michael Turrell avait été trouvé, identifié et réinhumé au Hagenzeele No. 3 Military Cemetery. Cette lettre fut bientôt suivie d’une autre indiquant l’allée et le numéro de la tombe.
Helen se voyait dès lors engagée dans un nouveau processus - elle rejoignait le monde où les familles qui pavoisent côtoient celles que le destin a décimées, et qui toutes prenaient conscience que quelque part sur terre existait désormais un autel au pied duquel elles pouvaient déposer l’offrande de leur amour. Très vite, on lui montra, horaires de départ et d’arrivée à l’appui, combien il était facile et peu perturbant pour son quotidien d’aller se recueillir sur “sa” tombe.
La douleur de ce réveil dans une sorte de seconde vie poussa Helen à franchir la Manche, découvrant alors, dans un nouvel univers de titres abrégés, que Hagenzeele No. 3 était facile à atteindre par le ferry du matin donnant correspondance avec un train de l’après-midi, et qu’il y avait à moins de trois km de Hagenzeele un petit hôtel tout confort où passer une bonne nuit avant d’aller, le matin suivant, voir “sa” tombe. Tout ce courrier lui venait d’une autorité centrale qui travaillait dans un minuscule bureau de bois et de papier goudronné, situé en bordure d’une ville réduite en cendres dans une atmosphère où la poussière de chaux se mêlait aux papiers voltigeant en tous sens.
- À propos, dit-il, tu sais où se trouve ta tombe?
- Oui, oui, merci, dit Helen, en montrant l’allée et le numéro, qu’elle avait elle-même transcrit avec la petite machine à écrire de Michael. L’officier voulut vérifier dans un de ses multiples carnets, mais à ce moment une femme de haute stature, venue du Lancashire, s’interposa et le supplia de lui dire où était enterré son fils, qui avait été caporal dans l’ Army Service Corps. Son vrai nom, ajouta-t-elle en sanglotant, était Anderson, mais, jeune homme de bonne famille, il s’était fait enrôler sous le nom de Smith, et il avait été tué à Dickebusch, début 1915. Elle n’avait pas son numéro et ne savait pas davantage lequel de ses deux prénoms elle aurait pu joindre à son pseudonyme, mais le billet qu’elle avait pris chez Thomas Cook n’était valable que jusqu’à la fin de la semaine de Pâques et, si elle ne retrouvait pas son fils d’ici là, elle deviendrait folle. Là-dessus, elle se jeta sur la poitrine d’Helen. L’épouse de l’officier surgit alors d’une chambre à l’arrière du petit bureau et, à eux trois, ils allèrent coucher la femme sur le lit.
- Elles sont souvent comme ça, dit l’épouse de l’officier tout en défaisant les rubans de sa coiffe. Hier, elle disait que son fils avait été tué près de Hooge.
- Tu es bien sûre de savoir où est ta tombe? Il suffit d’un rien.
- Oui, merci, dit Helen, et elle s’éloigna au plus vite avant que la femme étendue sur le lit ne se remette à geindre.”
© Rudyard Kipling, The Gardener, 1925, XX
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Disparus
Revenons à Kipling. Il n’a jamais retrouver son fils. L’identification d’une tombe, effectuée en 1992 au cimetière militaire de Haisnes XX n’a toujours pas été confirmée. Vu le nombre incroyable de militaires portés disparus, l’Imperial War Graves Commission (IWGC) a imaginé une forme inédite de commémoration, le Monument aux disparus.
Le tout premier de ce nom fut la porte de Menin à Ypres. Aucune autre armée n’ayant suivi l’exemple de l’IWGC, Ypres acquit la réputation d’être la première et la plus importante cité de pèlerinage pour l’Empire britannique.
La célèbre association de vétérans British Legion (aujourd’hui Royal British Legion) organisa à partir de 1928 de grands pèlerinages annuels qui, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, avaient ceci de remarquable qu’ils étaient axés sur le thème “Jamais plus la guerre”, un peu comme la tour de l’Yser à Dixmude pour la Flandre ou la Der des ders pour les Français - la guerre qui était censée rendre impossibles tous autres conflits armés.
Il faut noter que la British Legion joignait à son initiative une activité d’organisatrice et d’agence de voyages. D’importants témoins littéraires de la première génnération d’après-guerre ont exprimé cette idée forte de la “der des ders”: en Grande-Bretagne Henri Williamson, R.H.Mottram ou Siegfried Sassoon, en France Jean Giono ou Jean Guéhenno, en Allemagne et en Autriche toute une génération d’écrivains qui n’allaient pas tarder à fuir le régime nazi, tels Stefan Zweig, Joseph Roth ou E.M. Remarque.
Que la porte de Menin et la Royal British Legion soient aujourd’hui les symboles d’une idéologie inverse, qui peut se résumer en l’adage Si vis pacem, para bellum (Si tu veux que règne la paix, prépare la guerre), est à mettre en rapport avec la Seconde Guerre mondiale, celle-là même que n’a pas réussi à empêcher la Première ou Grande Guerre, et qui allait d’ailleurs pouvoir figurer dans les livres d’histoire comme la “bonne” guerre contre le fascisme.
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La première génération de touristes de la mémoire, celle du conflit même, devait largement continuer à entretenir jusque dans les années 1960 l’idéal de pacification et de solidarité. Le 50e anniversaire de la guerre 1914-1918 serait caractérisé, à Ypres, par des mouvements de fraternité au sein de la coopération européenne naissante. Un des témoins durables en est la Croix de la réconciliation à Steenstraete. En 1929 avait été érigé à cet endroit un Momument Franco-Belge à la mémoire des victimes de la première attaque au gaz. L’artiste français Maxime del Sarte y avait représenté de manière très réaliste le drame de l’asphyxie au dichlore.
En 1941, l’occupant nazi avait fait dynamiter le monument.
En 1961, des vétérans belges, français et allemands ont érigé la croix telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’écrivain et vétéran belge de Steenstraete, Max Deauville, a matérialisé leurs intentions en ces termes: “Les anciens combattants belges et français ont dressé cette croix avec une volonté commune de réconciliation et de paix dans le monde” XX.
Si Deauville n’a mentionné que les combattants français et belges, c’est que les vétérans allemands s’étaient volontairement retirés peu avant la cérémonie officielle. Ils avaient contribué financièrement à la construction du monument, mais comprenaient que leur présence à l’inauguration eût risqué de heurter les sensibilités XX.
Cette voix de la réconciliation et de la paix, cinquante ans plus tard, sombre de plus en plus dans l’oubli. Un siècle après la Grande Guerre, le discours officiel conserve une orientation presque exclusivement nationale, alors que le conflit lui-même avait été on ne peut plus transnational. Ce discours confère au tourisme mémoriel dédié aux victimes de la Première Guerre mondiale une dimension singulièrement équivoque: d’une part, chacun reconnaît l’horreur et les énormes pertes humaines, d’autre part on assiste à une recrudescence de la nostalgie d’une époque qui prônait les vertus nationales de capacité de résistance et de sens du devoir.
Le tourisme de mémoire propage de plus en plus une image du monde peu critique et peu évoluée dans laquelle la Première Guerre mondiale est classée parmi les affrontements entre bons et mauvais. Ceci relègue de plus en plus à l’arrière-plan la commémoration de la Grande Guerre comme base de réflexion critique sur sa portée à un niveau historique plus large ou sur la catastrophe fondamentale que représente pareil affrontement pour l’Europe et l’humanité.
En ces temps où les atrocités de la guerre atteignent leur pire degré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la voix de la première génération de touristes de la mémoire pourrait apporter une inspiration nouvelle et salutaire.
© Piet Chielens, revue Septentrion, Belgique, 2018
Coordinateur du “In Flanders Fields Museum” d'Ypres.
[Traduit du néerlandais par Jean-Marie Jacquet.]
Notes
1. Stephen Graham, A Private in the Guards, Londres, 1919.
2. Rudyard Kipling, “The Gardener”, in Debits and Credits, Londres,1925.
3. Lieutenant John Kipling, 2nd Battalion Irish Guards, St. Mary’s A.D.S. Cemetery, Haisnes (Pas-de-Calais).
4. Max Deauville, Inauguration de la croix de Steenstraete, manuscrit.
5. Robert Baccarne & Jan Steen, Boezinge na 1914-1918, Le Village de Boezinge après 1914-1918, Wervik, 1975.
Notes
- Stephen Graham, A Private in the Guards, Londres, 1919.
- Rudyard Kipling, “The Gardener”, in Debits and Credits, Londres,1925.
- Lieutenant John Kipling, 2nd Battalion Irish Guards, St. Mary’s A.D.S. Cemetery, Haisnes (Pas-de-Calais).
- Max Deauville, Inauguration de la croix de Steenstraete, manuscrit.
- Robert Baccarne et Jan Steen, Boezinge na 1914-1918, Le Village de Boezinge après 1914-1918, Wervik, 1975.