Baptiste Frankinet nouveau membre titulaire de la SLLW
Baptiste Frankinet
Texte
(Réponse du Récipiendaire : Eloge de Jean Brumioul)
Monsieur le Président, chères consœurs, chers confrères,
Comme vous le soulignez, voici cinq ans maintenant que j’ai la chance de gérer la Bibliothèque des dialectes de Wallonie et donc de côtoyer quotidiennement les archives et la bibliothèque de la Société de langue et de littérature wallonnes qui y sont conservées.
J’ai pleinement conscience de l’influence positive que la Société a eue sur l’essor et l’épanouissement des langues régionales de Wallonie, depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui.
J’ai également pleinement conscience de la valeur des membres de l’assemblée à qui je m’adresse aujourd’hui. C’est pour moi un grand honneur que vous me faites en m’accueillant au sein de cette société ! J’espère pouvoir m’en montrer digne et apporter ma propre pierre à l’édifice.
Cet honneur est double, puisque vous m’offrez le siège que Jean BRUMIOUL occupait avant son décès en 2014. Pour l’avoir rencontré régulièrement durant les dernières années de sa vie, je n’ai pas peur de dire qu’il s’agit là d’un bel exemple à suivre.
Il me revient d’évoquer aujourd’hui sa personnalité. Je m’acquitterai de cette tâche avec d’autant plus de plaisir que c’était quelqu’un que j’appréciais beaucoup et dont le riche parcours n’avait pas entamé la modestie, qualité importante à mes yeux.
Permettez-moi avant tout d’évoquer notre dernière rencontre. En avril 2014, dans le cadre de mes fonctions au Musée de la Vie wallonne, nous organisions, avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une formation autour des langues et littératures régionales, à destination des bibliothécaires.
Nous avions demandé à M. Brumioul de venir partager avec nous son expérience d’auteur wallon.
Avec beaucoup d’humilité, et presque pour céder à nos insistances, il avait accepté. Je me souviens précisément de son récit, de ses souvenirs, de ses évocations de la vie d’autrefois où la langue wallonne était un ciment entre Liégeois. Il se souvenait avec émotion des jours où il circulait rue Hors-Château et où les radios diffusaient sur les antennes les pièces de théâtre et opérettes produites à haut volume sur les scènes liégeoises ou en studio.
Il nous disait avoir appris le wallon, non pas en famille, mais en allant voir les représentations au Théâtre wallon du Trianon, chaque semaine.
Ces quelques éléments nous permettent déjà de dégager les grandes lignes qui ont guidé la vie de Jean Brumioul : la radio, la ville de Liège, le théâtre et le wallon, bien entendu.
Le professionnalisme au service de la radio et de la télévision
Jean BRUMIOUL est né à Bressoux, en périphérie liégeoise, en 1925.
En décembre 1944, la guerre n’est pas encore totalement terminée, et il entre, à 19 ans à peine, à la Radio diffusion nationale belge comme speaker. Il devient rapidement journaliste, l’année suivante. C’est là qu’il rencontre Camille Caganus. Caganus est programmateur, puis directeur de la station radio liégeoise de la RNB, mais il est également romaniste, comédien et passionné de théâtre.
C’est lui qui, le premier, propose la mise en ondes de pièces de théâtre en français et en wallon, qu’il écrit parfois, et dans lesquelles il n’hésite pas à assumer un rôle.
Camille Caganus, décédé en 1958, sera en quelque sorte un premier mentor pour Jean Brumioul et influencera sa manière de travailler, lorsqu’il lui succédera à la tête de la station liégeoise et à la production des émissions wallonnes.
Pour les besoins des mises en ondes, Jean Brumioul emploie très tôt sa plume et écrit des dialogues, dans tous les genres, de l’évocation historique aux adaptations romanesques, en passant par le policier ou le fantastique.
Ses écrits sont tantôt en français, tantôt en wallon. On retiendra surtout Li creû d’amoûr (1951), Li vwèle, Moncheû prétimps (1961) ou encore So lès vôyes di Moûse (1972). Ce dernier texte, diffusé à l’occasion des vingt-cinq ans des accords du Bénélux en 1972, sera son seul recueil de poèmes publié (en 1983).
En 1961, Jean Brumioul devient secrétaire de rédaction, puis rédacteur en chef dès 1965. Il crée l’information régionale en radio, puis transpose le principe à la télévision dès 1968 avec Antenne-Soir, une émission qui sera diffusée jusqu’en 1982, avant de devenir Ce soir, puis Région-Soir.
Durant toute sa carrière, jusqu’au milieu des années 1980, Jean Brumioul ne manque pas de saisir chaque occasion pour mettre en valeur la Wallonie et la langue wallonne. On se souviendra, par exemple, d’émissions télévisées consacrées à Jean Rathmès ou à François Masset, à la fin des années 1970, ainsi qu’un large reportage pour les cent ans de Tåtî l’ pèriquî ou pour les cent-vingt ans de la SLLW en 1976.
La passion du théâtre... et de l’histoire de Liège
On l’a dit, c’est au théâtre que Jean Brumioul avait appris le wallon, au fil des spectacles. Il nous avait confié que ses parents, bien qu’ils aient pris la bonne habitude de l’emmener volontiers au Théâtre communal wallon du Trianon, lui parlaient en français.
S’il écrit régulièrement des pièces de théâtre mises en ondes entre 1945 et 1963, sa vie de père de famille et surtout sa vie professionnelle, devenue plus prenante après sa promotion, ne lui laissent pas vraiment l’occasion de se consacrer pleinement au théâtre.
Il faut attendre 1980 pour que Jean Brumioul puisse en faire une priorité. C’est à la demande de Raymond Rossius, directeur de l’Opéra royal de Wallonie, qu’il écrit une grande fresque lyrique et dramatique intitulée Liège libertés, réalisée à l’occasion des festivités du Millénaire de la Principauté de Liège.
À partir de cette période, il écrit régulièrement. Il imagine de nombreuses comédies à succès à la demande de José Brouwers, directeur du Théâtre Arlequin.
La liste de ces pièces écrites pour le Théâtre Arlequin est longue : Ils sont fous ces Liégeois (1980), Viens chez moi, j’habite en Wallonie (1982), Sonate à Majorque (1984), Jacques le Fataliste (adapté de Diderot en 1984), Malheureux Liégeois (1985, puis en 1991), 89 par l’œil de bœuf (1989), Monsieur Franck viendra ce soir (1990), Maupassant, le cœur en écharpe (1992), Les pieds dans l’urne (1994 et 1995), puis les célèbres Café Liégeois (6 versions entre 1997 et 2010) et Gare aux Liégeois (en 2012 et 2013).
Les dernières pièces s’orientent vers la satire et la critique de la société, avec un ton juste et plein d’humour, qui a plu. La plupart de ces pièces lui ont également permis d’intégrer des répliques savoureuses en wallon, mais surtout de faire étalage, même en français, de l’esprit frondeur des Liégeois qui lui était si cher.
Cette passion pour l’écriture dramatique s’appuie souvent sur une autre passion : l’histoire de la Principauté de Liège.
Cette passion pour l’histoire est peut-être née lors de reportages historiques de grande envergure que la radio lui confia : le V-Day en 1945, les Joyeuses entrées du Roi Baudouin en 1951, l’inauguration du monument à la résistance à Liège, les mariages de Joséphine-Charlotte et Jean de Luxembourg, d’Albert et Paola, de Baudouin et Fabiola, les baptêmes princiers, les voyages officiels, les décès des papes Pie XII et Jean XXIII, les funérailles de la Reine Elisabeth de Belgique...
Mais sa grande passion reste l’histoire de la Principauté de Liège, son pays. Brumioul se décrivait lui-même comme un indécrottable principautaire. Certains y voient un défaut, un repli sur soi... Quand on est Liégeois, on comprend bien ce sentiment... Pour ma part, je le partage. Ça ne signifie nullement qu’on n’est pas ouverts sur le monde, mais plutôt qu’on est fiers de nos racines, de notre terroir : Di nosse passé, qwand c’est qu’on lét l’istwére, on s’ rècrèstèye vormint a chaque foyou !, disait Théophile Bovy dans le Chant des Wallons.
C’est peut-être ce vers qui a inspiré Jean Brumioul lorsqu’il conçut sa pièce majeure en wallon : À l’awête dè Payîs d’ Lîdje, créée en 1999 et publiée dans la collection Littérature dialectale d’aujourd’hui. Cette comédie retrace en 20 tableaux l’histoire complète de la principauté de Liège, au bout de la lunette du célèbre Mathieu Laensberg.
Audacieuse tout en étant richement documentée, elle n’hésite pas à pousser le théâtre wallon vers des défis audacieux : une multitude de décors, des personnages historiques (et donc son lot de costumes d’époque) et 58 rôles à distribuer.
Cette pièce venait rejoindre une série d’écrits dramatiques en wallon. On en retiendra I broûle, i djale (1965), une « gentille œuvrette pas tellement fouillée mais amusante », comme le disait la critique journalistique lors de sa création au Novê Tèyåte walon, ou Qwand li steûle vinrè (1970), une comédie futuriste et très influencée par la science-fiction du début des années 1970, créée au Novê Tèyåte dè Cavô lîdjwès.
Jean Brumioul avait encore écrit l’adaptation de L’ome ås clignètes de Laurent Leintz et Cint ans, la revue rétrospective à l’occasion du centenaire de la Fédération Culturelle wallonne.
Je serais incomplet si je ne soulignais pas qu’il a également signé plusieurs mises en scène au Théâtre du Trianon et au théâtre Arlequin, parmi lesquelles la création du Mårticot de Joseph Schetter en 1979, de L’èfant de Guy Fontaine en 1980 ou la reprise de Mêsse di fôdje de Broka en 1986, ou encore la mise en scène de Califice, l’ome di nole på èt d’ine sawice d’Albert Maquet en 1987.
Une hyperactivité pour la défense et la promotion du wallon
Mais en dehors de l’écriture et du théâtre, Jean Brumioul restait un indéfectible défenseur de la langue wallonne. Même s’il n’était pas toujours très optimiste quant à son devenir – ou disons plutôt qu’il était très conscient de la situation réelle, – il redoublait d’efforts pour contribuer à sa sauvegarde, à son étude, à sa diffusion.
En 1976, il assume la responsabilité d’un petit ouvrage réalisé collectivement : Li walon sins må d’ tièsse, dans lequel il signe l’une ou l’autre saynète. Cet ouvrage d’un abord simple, destiné au public liégeois le plus large, a connu un grand succès et plusieurs rééditions.
En 1980-1981, il accepte volontiers d’adapter plusieurs contes du Père Castor, à la demande des services éducatifs de la Province de Liège. Ils sont nombreux les petits Liégeois nés dans les années 1960, 1970 et 1980 à avoir découvert le wallon grâce à Li gate èt lès bikèts, Pitit tchèt pièrdou, lès bons camarådes et Treûs cossèts. Récemment, ce dernier recueil a été adapté presque mot pour mot à la scène par un humoriste hervien, Martin Charlier, bien connu des plateaux de la RTBF sous le nom de Kiki l’innocent...
Par ailleurs, on ne pourrait compter les articles publiés ici et là, parfois sous le pseudonyme de Fré Dj’han. Des articles qui abordent régulièrement la question de l’identité et de la culture wallonnes.
On n’imagine pas les nombreuses heures qu’il a passées à juger et à évaluer tantôt des pièces de théâtre, tantôt des écrits, dans de nombreux concours : le prix des critiques wallons, le prix Camille Caganus, les concours de littérature de la Province de Liège, de la Communauté Française de Belgique, de l’Union Culturelle wallonne, les rencontres provinciales de théâtre amateur dialectal...
En 1992, cette activité intense était saluée par le Prix du Mérite wallon, qui lui fut remis des mains du gouverneur de la Province de Liège.
Au sein de la Société de langue et littérature wallonnes, il était également devenu un membre très actif, avec une certaine discrétion, sans jamais chercher à se mettre en évidence.
En 1974, ils furent bien inspirés ceux qui décidèrent de l’élire au siège de Fernand Stévart. Il assuma la présidence de la Société en 1986-1987 puis en 1990-1991.
Durant cette période, il travailla étroitement avec les équipes de la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il collabora à la création du périodique Dialectales, prédécesseur de Wallonnes, Il contribua à l’organisation des expositions La femme et la littérature dialectale, À la découverte des périodiques dialectaux.
Il fut souvent le représentant de la Société dans divers projets, comme l’édition du Dictionnaire de la chanson en Wallonie et à Bruxelles, publié chez Mardaga en 1995.
Il contribua régulièrement à Wallonnes ou aux Enquêtes du Musée de la Vie wallonne. Dernièrement, il avait évoqué la mémoire de Jean Rathmès, lors de la journée commémorative qui lui était dédiée. Sa contribution a été publiée dans le volume 16 de la collection « Mémoire Wallonne ».
Devenu bien malgré lui le doyen de cette assemblée, Jean Brumioul n’a jamais voulu faire un pas de côté. Il continua à assumer les fonctions de trésorier avec méthode jusqu’au bout de sa vie.
Je terminerai cette évocation en soulignant que votre souhait de nommer celui qui devient dès aujourd’hui le benjamin de l’assemblée au siège de celui qui en était devenu le doyen, aurait sans doute fait plaisir à M. Brumioul.
Je suis certain qu’il y aurait vu un signe positif pour l’avenir de notre langue wallonne et de la Société.
Baptiste FRANKINET