© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Emile Gilliard, hommage

Baptiste Frankinet

Texte

En ce mois de mars 2023, l’annonce du décès d’Émile Gilliard nous a tous particulièrement surpris.

Oh, bien entendu, nous étions tous conscients qu’il était notre doyen, désormais.
Nous savions qu’il approchait des 95 ans, il ne pouvait pas vraiment le cacher.
Mais nous avions encore beaucoup de projets à mener avec lui, comme celui par exemple de rassembler ses écrits poétiques en une anthologie.


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C’est qu’Émile Gilliard, malgré son âge avancé, avait conservé une grande vivacité d’esprit et une écriture très contemporaine.
Il était capable de susciter l’émotion et la tendresse, sans verser dans aucune nostalgie.
Et, en termes d’écriture, il continuait à déborder d’énergie et d’enthousiasme.

Voyez plutôt: depuis sa retraite, il avait même créé sa propre petite maison d’édition artisanale, estimant peut-être qu’aucun éditeur wallon n’aurait pu suivre son rythme de composition.

Très régulièrement, il éditait un petit ouvrage de sa collection personnelle Dîre èt scrîre è walon qui, bien qu’édité sous une forme très artisanale, proposait des contenus d’une très bonne qualité littéraire.

Au cours de 2022, il publia encore On-èsté dins vos-oûy à la Société de langue et de littérature wallonnes, et Zouprale aux éditions du CROMBEL – micRomania.

En octobre, c’est avec une plaquette de neuf de ses poèmes, repris sous le titre Su lès spales do novia djoû, que le Service des langues régionales endogènes de la Fédération Wallonie-Bruxelles avait décidé, pour la première fois, de promouvoir la langue wallonne à l’occasion de la «Fureur de Lire».

Lors de notre dernier entretien, Émile Gilliard me confiait encore que, malgré une santé un peu chancelante, malgré un régime alimentaire très frugal, malgré le fait qu’il soit contraint de rester à demeure, malgré le fait que le décès de son épouse l’ait précipité dans une certaine solitude – bien qu’il reçût encore les visites régulières de sa famille et de plusieurs de nos membres, il se sentait en forme car il avait la chance de pouvoir encore beaucoup lire et écrire quotidiennement, et que c’était ce qui lui fournissait l’essentiel de son énergie vitale.

J’ai été ému d’apprendre par son fils que la mort l’a rapidement rattrapé dès le moment où il n’avait plus été en mesure d’écrire.



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Car l’écriture wallonne est arrivée très tôt dans la vie d’Émile Gilliard. Bilingue wallon-français de naissance, plus wallophone que francophone d’ailleurs, il se lança dans la poésie dès l’adolescence, et, naturellement, dans son wallon de Moustier-sur-Sambre.

Le succès fut rapide: son écriture était à la fois sensible et lucide, rythmée et concise, suggestive bien que claire et concrète. Sa langue était juste et riche, mais pourtant souple.

Presque d’emblée, il mit au point une méthode particulièrement efficace: créer au moyen d’une suite de sensations sommairement décrites, une vision, un climat, une émotion. Le recours à des images fortes, insolites, la prégnance de sentiments mesurés, que le lecteur doit parfois reconstituer ou ressentir sont autant de marques novatrices dans une littérature qui fut parfois cantonnée à des registres stéréotypés.

On ne verse pourtant jamais dans le larmoyant ou le nostalgique, aucun lèyîz-m’ plorisme ici.
Et même en lisant certains textes vieux de 60 ans, l’humble lecteur que je suis se dit de ces poèmes écrits au même âge que le mien: «Quelle force!».




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Son humilité n’apprécierait peut-être pas que l’on dise cela, mais avec un tel profil, on n’est pas très éloigné du prodige.

Constatez plutôt: il remporte ses premiers prix littéraires à 23 ans à peine, à une époque où la concurrence dans les milieux littéraires wallons est encore très rude.

Il obtient le prix Chîjes èt pasquéyes, du quotidien Vers l’Avenir à Namur, en 1951, puis à nouveau en 1956. Il obtient le prix Joseph Durbuy de la ville de Huy en 1952, le prix Nosse pèron à Liège en 1955.

Mieux, il reçoit une prime d’aide à l’édition au Prix biennal de la Ville de Liège en 1958 (l’équivalent d’un second prix, disons), puis obtient le prestigieux prix biennal en 1959 pour l’ensemble de son œuvre littéraire, à l’âge de 31 ans à peine.

Il y est préféré à des auteurs déjà chevronnés comme Jeanne Houbart-Houge ou Jo Duchesne, ainsi qu’à des personnalités reconnues comme Joseph Duysenx.

Quand on sait que ce prix biennal était considéré comme une forme d’apothéose pour récompenser une brillante carrière d’écrivain!

Et il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il obtient le prix des Rèlîs Namurwès à l’occasion du 50e anniversaire en 1969, puis le Prix du Gouvernement en 1970 pour Rukes di têre.
Il recevra encore le prix Georges Michaux de la Ville de Namur en 1980, le prix de prose en langue régionale de la Communauté française de Belgique en 1996, le prix de poésie en langue régionale de cette même communauté en 2005, puis celui de philologie en 2008.



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J’ai osé le terme de prodige, certes, mais s’arrêter à cela serait négliger l’immense travail qu’Émile Gilliard a fourni tout au long de sa carrière littéraire, et tout d’abord dans son écriture poétique.

À l’âge de 31 ans, lorsqu’il reçoit le Prix biennal de Liège, il a déjà six recueils de poésie à son actif, dont certains sont considérés comme ses chefs-d’œuvre – Pâters po tote one sôte di djins, Rukes di têre.
Il reviendra sur certains d’entre eux plus tard en vue de les peaufiner.

Pour les critiques, son style de jeunesse s’apparente à celui d’un Franz Dewandelaer ou d’une Gabrielle Bernard qui habite dans la même rue que la sienne à Moustier-sur-Sambre.

Il dénonce volontiers les mêmes injustices sociales, les mêmes angoisses de sa génération.
Mais il subit également les influences d’auteurs auteurs wallons.

Certains spécialistes de la littérature wallonne en font une des figures de l’école namuroise qui apparaît à la suite du père Jean Guillaume – il s’en revendique parfois lui-même –, mais Émile a son propre style et explore d’autres formes.

Il s’inscrit d’emblée dans la continuité directe de la génération 48: Albert Maquet, Louis Remacle, Willy Bal, mais surtout Franz Dewandelaer et Jean Guillaume. Ses inspirations ne s’arrêtent pas à ceux-ci: sa concitoyenne Gabrielle Bernard, bien sûr, et d’autres comme Camille Delvigne, Eugène Gillain.

Plus tard, il s’oriente vers un style plus dépouillé, presque minimaliste, parfois introspectif où il explique l’angoisse de vivre, l’angoisse d’être, puis bientôt l’angoisse de vieillir. Il n’appréciait pas toujours qu’on le classe parmi les poètes sociaux car il estimait à raison que ce n’était qu’une des multiples facettes de son écriture.




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Les années passant, le poète s’essaye à d’autres genres et à d’autres formes.
Avec humilité d’abord, il s’attaque à l’œuvre de Jean Giono, Collines, dont il assure une adaptation particulièrement appréciée. De son propre aveu, il aurait voulu écrire un roman wallon similaire à celui de Giono, mais paralysé par ses habitudes de poète, il préfère se lancer dans l’adaptation plutôt que dans l’écriture.

Les critiques de l’époque s’accordent pour saluer cet ouvrage dont on se délecte page après page.
Émile Gilliard se retranche derrière les qualités d’écrivain de Giono, mais rares sont ceux qui, même après lui, parvinrent à réaliser une adaptation aussi doublement fidèle: fidèle à l’auteur originel d’abord, fidèle à sa langue wallonne ensuite.
Émile n’avait pas ménagé ses efforts puisqu’il avait adapté l’ensemble une première fois, puis, mécontent du résultat, avait repris tout le travail une seconde fois.


Après ce premier essai réussi en prose, Émile Gilliard écrit plusieurs recueils de prose courte, ainsi que quatre romans et récits.

Certains évoquent des personnages de ce village de Rodjimont, qu’il avait imaginé de toutes pièces en s’inspirant de sa Sambre natale. On y retrouve ce qui a fait ses qualités: la sincérité, l’authenticité, l’émotion, l’introspection.

Puis, bientôt, non content d’avoir accumulé plusieurs recueils de très haute qualité et de s’être essayé à d’autres styles avec brio, il se lance, sans pour autant lâcher sa plume, dans le passionnant et chronophage travail philologique.

Partant des dizaines de milliers de fiches qu’il a accumulées au cours de sa vie, partant des références littéraires qu’il a côtoyées au plus près, partant également de la pratique de locuteurs qu’il continue de fréquenter, il réalise tout d’abord Conjugaison et lexique de 5000 verbes wallons.
Cet équivalent du Bescherelle, comptant 231 pages, est un outil indispensable pour assurer le bon apprentissage de la langue et sa transmission. Il demeure un ouvrage de référence pour tous les écrivains namurois.

Puis, il s’attaqua à une entreprise encore plus grande: la réalisation d’un dictionnaire wallon de son parler de Moustier-sur-Sambre: 690 pages d’un réel monument philologique pour la région namuroise.
Il n’y offre pas seulement une vision synchronique de son parler. Il évoque également la disparition, l’évolution voire même la naissance de certains termes entre les années 1950 et 2000. Les exemples y foisonnent et font référence aux proverbes, aux dictons, aux formulettes, mais aussi, ce qui est plus rare, à des citations littéraires.

Non content d’avoir si bien œuvré, il reprend directement le travail entrepris pour y joindre un volume complémentaire, paru en 2012, puis un dernier volume consacré aux proverbes et expressions, avec un corpus de plus de 2000 items, en 2019.


Ainsi, Émile Gilliard marqua profondément le monde de la langue wallonne, à la fois par son œuvre littéraire et par son œuvre philologique.




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Il reste à évoquer son militantisme. Car, s’il était plutôt discret et réservé au premier abord, et d’un naturel extrêmement aimable, il savait s’enflammer pour défendre la langue wallonne et sa littérature.

Son investissement trahit sa passion: Rèlî dès 1953, il entre comme membre affilié à la Société de langue et de littérature wallonnes en 1960, puis devient membre titulaire en 1977, en remplacement d’Auguste Laloux. Il deviendra même président de notre Société entre 1996 et 1998.

Son volume intitulé Défense et promotion de la langue wallonne, dans lequel il rassemble des communications et conférences tantôt réflexives, tantôt militantes, tantôt descriptives, sur sa pratique de la langue wallonne et de l’écriture, ou sur celles d’autres auteurs, permet également de bien cerner sa pensée.

Comme bon nombre d’autres locuteurs wallons, il s’interroge sur la survie de la langue, sur ce qu’il faudrait transmettre et comment le faire.

Il attire l’attention sur l’importance de maintenir les qualités intrinsèques de la langue et de veiller à empêcher son abâtardissement au contact du français ou de l’anglais, mais il est particulièrement vigilant au maintien de la variété des langues parlées en Belgique romane.

Car on le sait profondément opposé aux tentatives de r’fondu walon qui cherchent à aplanir les disparités.

Il dénonce aussi les dérives d’une koinê namuroise qui serait imposée à l’ensemble de la province, en écrasant les subtilités locales. Et bien qu’il ait conscience qu’avec le temps, la langue wallonne tend vers une unification de ses grandes zones linguistiques, il revendique farouchement son droit à s’exprimer dans le parler qui est et demeure le sien: celui de Moustier-sur-Sambre.



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Je terminerai cette évocation à la hauteur de l’homme qu’il était en insistant sur le fait qu’Émile Gilliard, quoique ferme sur certaines positions, était extrêmement bienveillant et accueillant.

À l’occasion de son anniversaire, le 12 avril 2022, je me trouvais justement chez lui pour l’édition de son dernier recueil à la Société et il se réjouissait de voir que de jeunes pousses prenaient fait et cause pour la langue wallonne.

Nous avions échangé des considérations sur la tâche difficile de présider une assemblée comme la nôtre aujourd’hui et sur la manière dont il fallait essayer de procéder ; et je fus surpris d’être totalement en phase avec ce qu’il pensait à ce propos, bien que 58 ans nous séparassent.

Je ne voudrais pas oublier son activité professionnelle dans laquelle il était, là aussi, pleinement investi.

D’abord professeur à Pronfondeville, il devient secrétaire de l’Institut Reine Astrid à Mons, puis bientôt bibliothécaire-gestionnaire de la bibliothèque Reine Astrid, qui deviendra Bibliothèque des Comtes de Hainaut.

Entre 1971 et 1975, il est président de la fédération nationale des bibliothèques chrétiennes, puis devient membre du conseil supérieur des bibliothèques.

À ce titre, durant les années 1970 et 1980, il écrit régulièrement dans la revue Infor-livres, dont il devient l’éditeur en chef. Nul doute que la fermeture définitive de cette bibliothèque des Comtes de Hainaut en 2017, à laquelle il a consacré une grande partie de sa carrière, a dû le marquer profondément.



En conclusion, il n’est pas simple de résumer une vie et une carrière littéraire aussi riches et un parcours aussi protéiforme en quelques lignes. Je n’y suis pas parvenu, mais je suis convaincu que, comme moi, vous aurez été émerveillé de voir combien de fois Émile Gilliard a mis sa plume au service de la langue wallonne et combien il a réussi dans cette entreprise.



© Baptiste Frankinet, revue Wallonnes, 2e trimestre 2023, SLLW, Liège, Belgique




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Auteurs
Baptiste Frankinet
Sujet
Oeuvre littéraire vie éditoriale Emile Gilliard wallon 1928-2023 Belgique
Genre
Biographie littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Wallonnes, 2e trimestre 2023, SLLW, Liège, Belgique
Droits
© Baptiste Frankinet, revue Wallonnes, 2e trimestre 2023, SLLW, Liège, Belgique