Edition : Paul Nougé, « Je mens comme tu respires »
Frédéric Saenen
Texte
Qui fut-il ? Un biochimiste fourvoyé en littérature, ou un littérateur égaré en biochimie ? « La tête la plus forte du surréalisme en Belgique, voire de ce temps », dixit Francis Ponge ? Un subvertisseur de textes et d’images ? Une signature enfouie parmi d’autres en bas de manifestes ou de tracts collectifs ? Un individu foncièrement solitaire qui se mit au secret, toute sa vie durant, afin de mieux mener son « expérience continue » ?
Une seule certitude : il faut oser franchir le seuil du « palais aux images » pour aller à la rencontre de l’énigme Paul Nougé.
Après un très beau volume d’entretiens avec Raoul Vaneigem qui tiennent lieu de mémoires au doyen belge du Situationnisme, Allia a eu l’audace de s’atteler à la publication des « écrits anthumes » de Paul Nougé (1895-1967)*.
Le résultat est tout bonnement une merveille, où le soin coutumier à cet éditeur, en matière de typographie et de maquette, atteint son pinacle. Car ce pavé compte pas moins de 800 pages serrées, on est loin des plaquettes et des formats poche constituant l’essentiel du catalogue de la maison sise rue Charlemagne à Paris.
Souplesse de l’objet malgré son poids, richesse sans surcharge de l’iconographie, parfaite aération des textes, appareil critique scrupuleusement établi par Geneviève Michel, spécialiste de la question et déjà signataire en 2011 d’un magistral Paul Nougé. La poésie au cœur de la révolution (Peter Lang).
Mais l’amoureux du rare que fut Nougé ne méritait-il pas un écrin d’une telle tenue, et l’esprit scientifique rigoureux, un traitement philologique (au sens amoureux du terme) d’une telle fiabilité ?
Cette somme dépasse largement la production propre de Nougé, puisque l’on y retrouve des textes cosignés à deux ou à plusieurs, auxquels il se contenta de contribuer. De toute façon, l’apport de Nougé au mouvement surréaliste, et plus généralement à la littérature, ne peut s’envisager sans prendre en compte la dynamique collective qui le caractérise.
Et puis, de quoi se compose au juste la « production personnelle » de Nougé ? Qu’a-t-il vraiment écrit qui ne soit enté sur (ou hanté par) un palimpseste – un poème de Baudelaire, une lettre de Nerval, des extraits de Maupassant puisés dans une méthode de grammaire, un prospectus, un roman pornographique à deux sous ?
Mis à part ses interventions publiques, des poèmes épars et quelques proses d’une dizaine de pages maximum longtemps restées confidentielles, « l’œuvre » de Nougé est tout en fragments et en détournement. Voilà pourquoi il reste malaisé de le qualifier d’« écrivain » ou de « poète ». Si les étiquettes de catalyseur et d’accélérateur de particules valaient dans le domaine des lettres, on les lui appliquerait plus volontiers.
Bien qu’engagé dans la vie politique (il compta parmi les premiers militants du Parti communiste en Belgique) comme dans la vie active (il exerça toute sa vie la profession de biochimiste), Nougé demeure un homme des marges.
Sa réflexion sur les mots et les images, longtemps en osmose avec celle que Magritte appliqua dans sa peinture, n’appartient à nulle idéologie structurée, à aucun domaine du savoir officiel.
S’il s’agissait à tout crin de la rapprocher d’une discipline, peut-être pourrait-on avancer la quête alchimique, mais qui alors participerait d’un ésotérisme tout intérieur.
Rien de plus troublant que la dialectique à laquelle Nougé soumet en permanence son identité, et qui la fait osciller entre dissolution dans le groupe et dissimulation au-delà d’une dimension cachée.
Le volume établi par Allia respecte ce mouvement et l’illustre dans l’exhaustivité de ses moindres manifestations. L’on y glanera très peu d’éléments sur la biographie de Nougé, par exemple sa naissance, son éducation, sa formation, ses relations avec ses proches ou les femmes de sa vie ; l’accent est avant tout mis sur l’archipel textuel qu’il nous a laissé. Un parti pris salutaire, dans la mesure où il n’est en rien nécessaire de prétendre débusquer un véritable écrivain ailleurs qu’en ses mots.
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Les mots, ils furent toute la vie de Nougé, qui sonda leurs pièges, les dérapages plus ou moins contrôlés qu’ils permettent, les miroirs qu’ils tendent. Marcel Marïen l’écrivait en 1980 : « Il semble que Nougé prenne soin avant tout de reconnaître l’espace inaccessible qui demeure, quoi qu’on fasse, entre la pensée et le langage, de manière à conserver de part et d’autre une entière liberté de manœuvre ».
Il rappelait également à quel point l’homme était étranger à toute allégeance doctrinale, fût-ce envers l’avant-garde dont on le taxe indéfectiblement d’avoir été le chef de file en Belgique, le surréalisme. Voilà ce qui autorisait Nougé à proclamer, en 1947, dans sa préface à un énième catalogue d’exposition Magritte : « Le surréalisme – qui fait long feu, – en tant que doctrine autonome, en tant que méthode spécifique, n’existe pas. »
En se distanciant d’avec ce à quoi il fut associé par facilité (en vrac, « l’anarchie, le désordre mental et formel », « [...] de prétentieuses et incohérentes élucubrations où s’enchevêtrent des superstitions sordides, de laiteuses mystiques » ou encore le monopolistique André Breton), Nougé redéfinit le surréalisme comme « une recherche, une expérience sans limite pratiquée à la faveur de moyens enfin, contrôlés et considérés sans extase ».
Une vision fruste, certes, qui laisse peu de place au délire et à la mystification/ mythification, mais qui a le mérite de recentrer la méthode surréaliste sur l’intériorité inviolable et inaliénable de l’individu.
Si Nougé compta bien parmi le premier groupe à l’initiative des fameux tracts de Correspondance, intitulés par leur couleur, s’il prit part aux débats majeurs sur les questions esthétiques, philosophiques, morales et politiques soulevées par le groupe, jamais cependant on ne put parler du « Pape » Nougé. Le surréaliste par excellence, à ses yeux, ce n’était pas lui qui l’incarnait, mais pendant plusieurs décennies René Magritte, et ce dès sa première exposition à la Galerie du Centaure en avril 1927.
Dans la présentation très dense qu’il rédige pour l’annonce de l’événement, Nougé avoue sa fascination envers cette peinture qui « s’insinue » et nous « force ».
Six ans plus tard, il expliquera dans une nouvelle monographie la notion fondamentale selon lui d’« objet bouleversant », ou comment, en l’isolant, l’objet le plus familier acquiert soudain « un authentique pouvoir de provocation ».
À le voir apparaître sur les clichés clairsemés dans le volume, Nougé n’affiche guère le profil d’un révolutionnaire, couteau entre les dents. En 1909, le voici qui pose en étudiant un peu dandy, doigt sur la tempe et regard lointain ; en 1915, il vous aurait plutôt des mines d’instituteur de la Troisième République (ou alors de disciple de Proudhon) en cravate ; puis on le rencontre en costume trois pièces dans les dunes, arborant son tablier blanc dans son laboratoire, ou encore trônant derrière une bière avec ses lunettes aux verres en cul-de bouteille et revêtu d’un simple loden.
C’est dire si la subversion menée par Nougé ne fut pas affaire de posture physique mais d’esprit.
L’homme avait ses impertinences, les banderilles épistolaires dont il étrilla à quatre reprises l’échine ample et le quant-à-soi plus épais encore de Paul-Henri Spaak en attestent. Il pouvait être confondant (et irritant) de sincérité ; en 1949, quelle tête dut tirer son receveur des contributions quand il découvrit ces lignes : « Me croyant en règle avec le fisc, je me suis permis de dépenser mon argent à des fins diverses, quitte, si l’envie m’en prenait, à le partager avec des camarades moins heureux » ?
Il savait aussi se muer en pamphlétaire virulent, pour preuve le tract scabreusement intitulé « Toutes ces dames au salon » qu’il rédigea en grande part pour dénoncer l’exposition « L’Industrie du Pétrole vue par des artistes », dont le mécène n’était autre que la Royal-Dutch Shell.
Le volume regorge de telles perles, mais leur valeur reste anecdotique à côté des moments les plus saillants de sa production. Page 430, commence ainsi, reproduite sur fond gris, la série d’aphorismes intitulée La publicité transfigurée. Quelle soirée ce dut être, ce 2 février 1926 au Théâtre Mercelis d’Ixelles, où, en ouverture du concert-spectacle organisé par le groupe Correspondance, les sieurs Goemans, Hooremans, Nougé et Souris, accompagnés par un percussionniste, se succédèrent pour la lecture de panneaux où des slogans publicitaires, cisaillés et réagencés, recomposaient de véritables injonctions au délire poétique ?
« Poussez la porte le soleil est à l’intérieur »,
« Mordez-vous la langue vous trouverez le goût du sang »,
« Vos mains des mains les attendent où vos mains ne sont pas »,
ou encore le percutant « Les idées n’ont pas d’odeur »...
Deux proses, divulguées au mitan des années 1950 et n’excédant pas une dizaine de pages, se détachent également de l’ensemble, par la qualité de leur écriture.
Il y a tout d’abord Reconnaissance d’Angèle Laval. Là où les surréalistes parisiens avaient porté aux nues la parricide Violette Nozière, Paul Nougé se choisit dans les années 1920 une égérie moins spectaculaire mais assez frappante pour inspirer deux décennies plus tard un cinéaste aussi excentré que Clouzot. Si l’histoire d’Angèle Laval est en effet à la base du scénario du film Le corbeau, sorti durant l’Occupation, elle n’a pas pour motivation première la dénonciation politique ou antisémite.
Les faits remontent en réalité au sortir de la Première Guerre mondiale, dans la bourgade corrézienne de Tulle, et le point de départ de « l’entreprise bouleversante » menée par cette désespérée est une situation sentimentale d’une banalité affligeante :
« Angèle la dactylo aime Moury le chef de bureau qui aimait la dactylo Solange qui se moque d’Angèle qui jure de se venger et qui étend sa vengeance à l’univers... » La trivialité du ton adopté pour décrire ces prémisses tranche avec le reste du texte, dans lequel Nougé adresse un salut à cette femme éconduite, éminemment tragique. Poussée par la douleur, la pauvresse se met à envoyer d’infâmes lettres de délation où elle dévoile le comportement douteux de tous les habitants de Tulle. Échantillon : « Madame, la fiancée de votre frère est d’une inconduite notoire. En octobre 1918, elle fit sombrer un polichinelle... » Le village plonge dans la tourmente et la discorde. Nougé, sans prétendre recourir à l’analyse psychologique, pénètre les recoins de la conscience de cet être tourmenté, « Je la vois, écrit-il, exerçant de mille manières ces vertus de l’âme passionnément appliquée à un grand dessein : la froideur calculatrice, la patience minutieuse et cette dissimulation savante sans quoi rien de grand ne se fait. »
Il fait de cette femme modeste, étrangère à tout esprit petit-bourgeois, une anti-Madame Bovary, il admire « l’étincelante rigueur » avec laquelle elle mène son projet de subversion et son refus de tomber dans « aucun piège vulgaire », soit se réfugier dans les secours de la religion ou dans la contraction d’un mariage de convention.
Il faudrait citer intégralement ce texte sublime, déchirant d’intelligence, où Nougé dresse le portrait d’une dea ex machina, campée derrière son rideau à épier ses futures victimes, trahie par son écriture à l’issue d’un éprouvant examen graphologique, condamnée à la fois par des médecins, des magistrats et « un peuple d’ennemis », avant de s’effacer dans l’oubli. Pourtant, d’après Nougé, l’existence d’un tel personnage suffit à réaliser le programme surréaliste en rejetant « à la limite du grotesque et de l’odieux les minces exercices des petits littérateurs qui se croient vraiment en rupture de littérature et qui pensent bouleverser le monde par le jeu innocent de leurs syllabes muettes ».
Le carnet secret de Feldheim marque aussi chez Nougé un aboutissement stylistique, d’une tout autre nature cette fois. Septante exemplaires en circulent « sous le manteau » en 1956, puis en 1964, Nougé donne son autorisation à Breton pour le diffuser à nouveau. Là encore, la situation se résume brièvement : une rencontre de hasard entre le narrateur et une femme, dans un café, à cette époque bénie où ces établissements comportaient, dans leur arrière-salle, de discrètes cabines téléphoniques ; puis, pendant trois pages, l’étreinte qu’échangent les deux êtres fugacement réunis dans l’étroit habitacle. Les mots sinuent, à l’instar des yeux, des mains et de la langue, sur un corps torride, ils s’agencent pour épouser chaque mouvement, chaque caresse, chaque effleurement. Les anatomies se conjuguent et s’indiscernent comme dans certaine gravure de Magritte mettant en scène un couple aux silhouettes intriquées en une seule. La chair se modifie et provoque la jouissance dans une morsure, les têtes chavirent. Il est temps de sortir et de retourner se dissoudre dans la nuit, chacun de son côté.
Dans ce fragment, Nougé atteint à l’acmé de l’évocation érotique. Il n’est plus ni « surréaliste » ni « belge », il y devient tout littérature, avec ce que cela suppose de pureté et d’incandescence.
Les pages plus troublantes de Nougé restent cependant les trente-sept instantanés de La chambre au miroir, proses découpées au scalpel, défilé de créatures exclusivement féminines dont on ignore a priori ce qui régit leur surgissement face au spectateur ; et le plus surprenant est que l’élucidation des circonstances de composition n’en ôte en rien l’intrinsèque mystère. Le commentaire nous informe en effet que cette suite parut en décembre 1955 dans Les lèvres nues, et qu’« il s’agit de portraits de femmes venues pour des analyses médicales au laboratoire où travaille Nougé. Le biochimiste les observe dans le miroir lorsqu’elles se déshabillent. »
Le regard clinique prend la tangente sur ces portraits taillés en biseau et tranchés dans le vif d’une anonyme, de passage pour une visite de routine ou l’approfondissement d’un diagnostic. De cette rencontre fortuite d’un corps et d’un œil derrière une plaque de rayons X naît une poésie immédiate.
Ainsi de la sixième, « Jeune fille. Employée de bureau. Assez vive. Docile. Seins ronds, petits, un peu lourds. Mamelons transparents, roses. Le vrai corail de la littérature. » Dans un espace fantasmatique indéfiniment recréé en quelques lignes, Nougé éprouve à chaque nouvelle apparition la sensualité du contingent et l’intensité d’une présence impossible à retenir, à atteindre, à connaître vraiment. Et dire qu’il « [eût] suffi d’un mot, d’un seul mot qui n’a pas été dit ».
On l’aura compris, ce volume constitue l’invite idéale à la redécouverte d’une figure majeure des lettres francophones de Belgique. Un poète inconforme, en perpétuelle quête de l’esprit et dont l’identité plurielle se déclinait en « nous, je et... ».
* Paul Nougé, Au palais des images les spectres sont rois. Écrits anthumes 1922-1966,
Allia, 792 p., 35 euros.
Bibliographie sélective
Anthologie du surréalisme belge, établie par Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, Espace-Nord, Références, n°339.
Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Benoît Denis, Rainier Grutman (dir.), Histoire de la littérature belge. 1830-2000, Fayard, 2015.
Xavier Canonne, Le Surréalisme en Belgique. 1924-2000, Fonds-Mercator / Ville de Mons, 2007.
Paul Nougé, Histoire de ne pas rire, Préface de Marcel Mariën, Cistre / L’Âge d’homme, coll. « Lettres différentes », 1980.