© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Patrimoines

Damien Darcis
,
Pierre Gillis
,
Catherine Gravet

Texte

La ville de Mons entretient un rapport particulier au patrimoine : du côté du patrimoine matériel, notamment bâti, Mons a échappé aux «ravages» modernistes des années 1960 et 1970 en se dotant d’une politique d’aménagement du territoire axée sur la création de liens entre la création contemporaine et le tissu bâti ancien ; dans le cas du patrimoine immatériel, Mons est célèbre pour son Doudou, fête locale ancrée dans des traditions ancestrales.

Par ailleurs, l’Université de Mons, en plein déploiement, a, elle aussi, entrepris de restaurer plusieurs bâtiments, parmi lesquels la chapelle des Visitandines, située, depuis près de trois cents ans, à l’angle de la Place du Parc et de la rue du Rossignol.

Ce bâtiment baroque, érigé en 1717 selon les plans de l’architecte Claude de Bettignies, devrait être prochainement transformée en espace muséal pour accueillir des collections inestimables de livres précieux et d’instruments scientifiques, dignes du plus beau cabinet de curiosités.

C’est pourquoi, lorsque la ville de Mons s’est vue attribuer le titre de Capitale européenne de la CultureXX en 2015, il nous a paru important, dans ce contexte effervescent, d’interroger les relations multiples entre le patrimoine, la culture et la création contemporaine.

*

Lorsque nous avons lancé l’appel à contributions pour ce numéro « Patrimoines », nous avons ainsi dégagé différents axes de réflexion.

Il s’agissait d’étudier les liens complexes entre un patrimoine polymorphe et la création contemporaine, impliquant différents modes de « conservation », de sa muséification à sa réappropriation inventive ; d’identifier les pratiques socio-culturelles des collectivités qui y sont liées et les différents types de gouvernance qu’elles induisent ; et enfin d’estimer l’impact des technologies numériques sur la façon dont nous le percevons.

En général, comme pour la Chapelle des Visitandines et nos trésors d’instrumentation scientifique, le patrimoine se constitue a posteriori : on remonte le cours de l’histoire pour dégager certaines créations auxquelles on confère une valeur particulière – créations matérielles ou spirituelles, palpables ou impalpables.

Cependant, il arrive de plus en plus fréquemment que certains acteurs, notamment politiques, autant portés par le souci de donner à leur ville une image attractive que, peut-être, par l’ambition de « marquer l’histoire », créent de toute pièce des objets, en particulier architecturaux, immédiatement classés et assimilés à un nouveau patrimoine – évidemment palpable celui-là.

La commande de la pyramide du Louvre en 1989 par François Mitterrand relève par exemple de cette double ambition.

Mons n’échappe pas à la règle : de nombreux Montois se demandent aujourd’hui si les travaux « pharaoniques » transformant rapidement et profondément le visage de leur ville, notamment le quartier de la gare qui accueille désormais un Centre des Congrès labellisé « LibeskindXX » et, dans un avenir qu’il est prudent de ne pas tenter de préciser, une gare-objet « CalatravaXX », ne s’expliquent pas, outre par la volonté affichée de mieux positionner la ville sur l’échiquier de la compétitivité, par la volonté de laisser la trace d’un règne dans le béton, l’acier et le verre.

Les espaces urbains sont peut-être aujourd’hui, avec la complicité de certains architectes, confisqués par le pouvoir politique. Quelle place reste-t-il pour les investissements, les pratiques ou les usages citoyens ? Qu’en est-il du droit à la ville ?

Plus largement, le patrimoine est aujourd’hui « mis à toutes les sauces », comme en témoigne, sur un ton ironique, la démarche publicitaire de la compagnie nationale des chemins de fer, la SNCB, appelant les Belges à se rendre sur le site « fiersdenosfiles.be », pour faire inscrire les embouteillages au patrimoine mondial : « Nos files ont une valeur historique et culturelle inestimable. Chaque jour, elles rassemblent des milliers d’automobilistes dans un espace réduit, où le temps est comme suspendu. Elles font tellement partie de nos vies qu’elles sont devenues un élément essentiel de notre patrimoine. Il est temps de leur donner enfin la reconnaissance qu’elles méritent ! Ensemble, soutenons leur inscription au patrimoine mondial.

Ce numéro des Cahiers internationaux de symbolisme consacré au patrimoine cherche à extraire de ce foisonnement, de ce « fatras », une autre façon de problématiser notre relation au patrimoine.

Autrement dit, une autre façon de le penser, de le critiquer ou de s’y rapporter. De ce point de vue, les articles reçus ont largement dépassé nos attentes.

Ce numéro accorde bien entendu une place au patrimoine bâti.

Hugues Wilquin pense le devenir des villes sur le modèle du palimpseste.
Patrick Voisin se penche sur « l’héritage de Carthage ».
Claire Martinus décrit avec inquiétude les aménagements hasardeux surgissant des ruines de Katmandou.
Dominique Gluck se promène dans le cimetière de Mons et y exhume de nombreux symboles.
Serge Deruette milite pour la construction d’un monument à la gloire de l’abbé Meslier...

Notre problématique ne se limite cependant pas au bâti.

Raymond Renard, dans une perspective humaniste, interroge la consistance d’une société et la pose comme indissociable du multiculturalisme.

Construire, reconstruire – ou déconstruire : ériger le passé en patrimoine, c’est un choix, auquel on peut se refuser, à l’instar de Pierre Gillis, qui se résigne à se délier d’une indéfinissable judéité – seuls les arbres ont besoin de racines pour se tenir droits.

Sans aller jusqu’au refus, on peut souffrir de son patrimoine, et le traîner comme un boulet – suggestion impertinente de Catherine Gravet, qui cerne un bagage littéraire souvent trop lourd à porter pour un écrivain.
Marcel Voisin défriche une piste parallèle en philosophie : les systèmes philosophiques patrimonialisés et rigidifiés peuvent geler la pensée...
La littérature inspire aussi Diané Véronique Assi et Affoué Virginie Konandri qui proposent respectivement des études sur l’œuvre de Bessora et sur les contes.
Christine Penninck s’intéresse à un patrimoine linguistique menacé, le lan- gage des ouvriers carriers dans la région de Lessines.
Giusy Caruso analyse les œuvres des compositeurs Jacques Carpentier et Olivier Messiaen pour mieux comprendre la place qu’elles confèrent à la musique indienne.
Anne Delizée prouve avec conviction que l’expertise des interprètes en milieux sociaux est un patrimoine en péril.
Thierry Fauvaux évoque le bénévolat des historiens amateurs qui mobilisent leur plume pour préserver le patrimoine local.

Mons, que son annus mirabilis a placée sous les projecteurs, ne pouvait pas ne pas figurer à notre menu, et pas seulement comme dessert.

C’est que le Doudou a conquis l’Unesco, qui l’a porté au pinacle en le classant au patrimoine immatériel de l’Humanité.
Katherine Rondou nous montre comment le mythe de saint Georges reste capable d’inspirer des écrivains modernes.
Quant à Moussa Sow, ethnologue malien érudit et raffiné, il a jeté un regard candide sur notre Ducasse, ce qui lui a permis de se livrer au jeu
passionnant de l’opposition / comparaison avec quelques célébrations rituelles africaines étudiées par ailleurs. Émerveillons-nous : on peut innover sur un sujet déjà traité plus qu’abondamment.

Avec un peu de bonne volonté, les trois articles repris dans la rubrique “Varia” auraient pu s’insérer dans la thématique du volume.

L’œuvre de Léon Bloy et ses traductions constituent un réel patrimoine pour Émile Van Balberghe, de même l’œuvre de Kafka et Kierkegaard pour Michaël Di Vita et la bande dessinée engagée pour Jean-Maurice Rosier.



Notes

  1. Pour rappel, l’attribution de ce titre a été lancée officiellement en juin 1985 par le Conseil des Ministres de l’Union européenne dans le but de rapprocher les citoyens. Ce qui semble en jeu, c’est plutôt l’obtention de moyens considérables pour redorer l’image d’une ville, dé- marche particulièrement importante à l’heure de la compétition économique sans merci entre les métropoles.
  2. Daniel Libeskind, architecte newyorkais né à Lodz en 1946, auteur notamment des musées juifs de Berlin, Copenhague et San Francisco ou d’un centre commercial de 46 000 m2 à Las Vegas.
  3. En Belgique, on doit au Catalan Santiago Calatrava Valls, architecte, artiste, et ingénieur (né en 1951), la gare des Guillemins à Liège, inaugurée en 2009.

Metadata

Auteurs
Damien Darcis
,
Pierre Gillis
,
Catherine Gravet
Sujet
Essais sur le patrimoine
Genre
Préface
Langue
Français