Introduction
Catherine Gravet
Texte
Un coup d’œil aux titres qui font l’actualité le 28 août 2018 nous fera sourire ou grincer des dents. « La Guerre de la coquille Saint-Jacques en Mer du Nord » paraît bien déri-soire, même si des pêcheurs français ont bel et bien attaqué des pêcheurs britanniques qui « pillaient » leur gisement de mollusques au large de la Normandie : « insultes, jets de pierres et collisions » mais pas de mort (Le Monde). Autrement plus inquiétant cet autre titre : « Syrie : derniers préparatifs avant la bataille d’Idlib ». « Une nouvelle tragédie humanitaire se profile en Syrie », s’est alarmé le président français Emmanuel Macron, lundi 27 août. Tous les indicateurs le montrent : la bataille serait imminente et pourrait être des plus meurtrières. Cette offensive serait indispensable pour éradiquer la rébellion djihadiste, les médias sont unanimes (Le Monde, Le Figaro, la RTBF…).
La guerre n’est-elle pas toujours évitable ? Elle fait en tout cas partie de notre vie au quo-tidien, elle est présente dans nos journaux (en textes et en images, fixes ou mobiles XX), dans nos mémoires XX , dans les livres que nous lisons.
Prenons les prix littéraires 2017. Le Renaudot était attribué à Olivier Guez pour La Disparition de Josef Mengele ; Alice Zeni-ter avait séduit le jury du Goncourt des lycéens avec L’Art de perdre qui évoquait la Guerre d’Algérie ; Éric Vuillard avait obtenu le prix Goncourt pour L’Ordre du jour : dans ces trois romans, il est question de guerre. Vuillard, qui montre comment « les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petit pas » et qui « soulève les haillons hideux de l’histoire », mêle grotesque et tragique. Il relate deux moments historiques : en 1933, les patrons allemands acceptent de financer le parti nazi et en mars 1938, l’Allemagne annexe l’Au¬triche.
Notre appel à contributions balayait très large, peut-être trop…
Toujours est-il que certaines de nos ouvertures n’ont pas trouvé d’écho auprès de nos interlocuteurs, et, de manière générale, c’est plutôt l’imaginaire lié aux situations de guerre qui a motivé nos col-laborateurs, plutôt que des dissections plus objectives des causes de guerre, de leurs con-séquences, ou des circonstances de leur déroulement. Pas de trace directe dans notre volume des bouleversements structurels, des renversements de rapports sociaux, ou de ce que nous avions qualifié de « puissant accélérateur de l’Histoire »…
En revanche, et sans surprise, la littérature est un domaine où plusieurs auteurs qui ont contribué à ce volume 2018 des Cahiers internationaux de symbolisme consacré à la guerre exercent leurs talents d’analyste.
Paul Aron, dans « La Grande Guerre des lettres », envisage trois modalités de l’écriture de la Première Guerre mondiale en Belgique francophone : l’écriture partisane et nationaliste ; l’écriture de témoignage et l’écriture d’après-guerre, pacifiste ou militante, la troi-sième ayant donné lieu aux œu¬vres les plus intéressantes (Georges Eekhoud, Charles Plisnier ou Paul Nougé).
Beatrice Barbalato nous fait découvrir Non-Memorie de Youri Mikhaïlovitch Lotman (Saint-Pétersbourg, 1922 – Tartu, 1993), un bref récit autobiographique dicté au magnétophone en 1992, qui raconte les années passées sur différents fronts de guerre et le début de son travail à l’Université de Tartu en Estonie, une fois le conflit terminé.
André Bénit décrit les témoignages des intellectuels et écrivains de Belgique sur Madrid (1936-1939), sur la résistance et la reddition d’une ville-symbole. L’intérêt passionnel que la guerre d’Espagne éveille appaît sous la plume de Denis Marion, Mathieu Corman, Paul Nothomb, Albert Ayguesparse, Marie-Thérèse Bodart, Edmond Kinds, Hubert Nys-sen, Issa Aït Belize ou Vincent Engel.
Michele Bevilacqua a lu avec intérêt La Maquisarde de Nora Hamdi, française d’origine algérienne. Ce roman en langue française, consacré au rôle et à l’engagement des femmes dans les guerres et dans les mouvements de libération en Algérie, est basé sur le parcours d’engagement de la mère de Hamdi pendant la guerre d’Algérie, ainsi que sur des faits historiques, il est écrit à la mémoire des femmes disparues.
Teresa Solis, dans « Raconter la guerre, entre déchirements et recompositions identitaires : la Corne de l’Afrique dans la littérature italienne contemporaine », montre que, depuis les années 1990, les œuvres littéraires en lan¬gue italienne, d’auteurs originaires de la Corne de l’Afrique, sont caractérisées par le conflit et qu’elles contribuent à la réouver-ture du débat sur le colonialisme italien.
Pour Catherine Gravet , dans « Ulysse à l’école des héros », Éric-Emmanuel Schmitt et, dans une moindre mesure, Geneviève Damas, écrivains belges, revisitent le thème antique du héros dans Ulysse from Bagdad (2008) et Patricia (2017) et contribuent à transformer le migrant ou le réfugié qui fuit la guerre en nouvel Ulysse.
Farid Namane voit la « Guerre d’Algérie » à travers les yeux de quelques écrivains et montre comment le roman français sur la « guerre d’Algérie » a évolué de roman de l’histoire à roman de la mémoire, de roman historique à roman « métahistorique ».
Thea Rimini s’est penchée sur le pamphlet de Curzio Malaparte, Viva Caporetto !, écrit durant l’hiver 1918-1919, et sa « force démystifiante». Malaparte interprète le conflit mondial comme quatrième guerre d’indépen¬dance italienne, et invente à cette occasion une nouvelle langue. La guerre est-elle rédemptrice, naturelle et sainte ou maudite ?
Katherine Rondou aborde « Le Motif du viol magdaléen dans la littérature occidentale contemporaine : condamnation des violences à l’encontre des femmes ». Parmi les multiples facettes de Marie-Madeleine, quelques rares auteurs ont en effet choisi de la mon-trer victime de la violence patriarcale, dans le cadre d’une guerre des sexes sans merci. Seul Jésus peut alors lui rendre son identité de femme.
Jean-Maurice Rosier prouve que la bande dessinée dite franco-belge n’est plus amnésique et que certains auteurs s’attaquent avec talent et conscience politique à des sujets tabous comme la guerre d’Algérie ou celle d’Indo¬chine.
En novembre 2017, le groupe de réflexion Genre.S de l’Université de Mons invitait quelques spécialistes, historiennes, historiennes de l’art, historiennes de la littérature, sociologues, à évoquer le lien entre Guerres et genre. Ils et elles ont répondu à ces quelques questions : « les femmes aiment-elles la guerre? XX», comment les femmes représentent-elles la guerre ? Quels rôles ont-elles dans les guerres ? Etc. Trois articles sont issus de cette journée.
À partir d’un témoignage personnel, Najwa Hamaoui compare « les réfugiés [ou les réfu-giées] d’hier et d’aujourd’hui », et constate que l’exode et les souffrances sont les mêmes. Elle évoque – et plaide pour – l’accueil des réfugiés à l’Université de Mons.
Achille Sommo, lui, montre à quel point les « Violences de guerres au Rwanda et en République Démocratique du Congo » sont à la fois subies et alimentées par des femmes, dont les rôles, dans ces sociétés patriarcales, semblent quelque peu distordus.
En Afrique du Nord, La Kahéna est un personnage mythique : Noureddine Sabri s’attache à cette guerrière présente dans les romans de l’époque coloniale, mais aussi sur les ré-seaux sociaux pour peut-être contribuer à la reconstruction d’une identité nationale ou culturelle au Maghreb.
L’Afrique encore :
Achéssi Magloire Akodigna veut comprendre pourquoi l’instinct de pillage semble être caractéristique du Danxomè, du XVIIIe au XIXe siècle, il s’interroge sur la « polémologie et représentation européenne de la côte des esclaves » : que recèlent la plupart des récits de voyage au sujet de l’État fon et de son activité militaire ?
Et l’histoire, toujours :
Pauline Castel a interviewé Christian Jassogne sur les crimes de guerre commis en Bel-gique par l’armée allemande du Kaiser durant la Première Guerre mondiale. Massacres, viols et pillages perpétrés lors des premières semaines du conflit mondial, notamment à Tamines, Dinant et Louvain, sont restés impunis, malgré le droit de la guerre.
Jean-Michel Chaumont, se demandant ce qu’est devenu le concept de résistance, propose quelques « Réflexions sur l’héritage de la résistance au nazisme dans les sciences so-ciales » : démilitarisation et dépolitisation permettent une réhabilitation de formes mi-neures de résistance mais génère des équivoques en brouillant les frontières entre amis et ennemis.
Christiane Piérard détaille les traces laissées par la guerre 1940-1945 et ses bombarde-ments successifs sur la ville de Mons en Hainaut, qui ont contraint à de nombreux réamé-nagements architecturaux et urbanistiques.
Christiane Hoebeke et Michel Termolle ont sorti de l’ombre quelques lettres émouvantes, celles de Jules à Madeleine, écrites, du 3 août 1914 au 6 mai 1915, date de la mort de Jules, sur le front de l’Yser.
Abordant « L’art de la guerre selon Xi Jinping », Kevin Henry propose une analyse tra-ductologique de trois textes extraits du recueil doctrinal La Gouvernance de la Chine (2014), rassemblant des discours du président Xi Jinping, recueil conçu pour être traduit et offert au grand public étranger, textes concernant la politique de défense de l’Empire du Milieu : de toute évidence, les stratégies de traduction participent de l’entreprise prosélyte affichée.
Il paraît que « nos valeurs sont universelles et [que] la guerre est jolie XX» Au moyen d’une vidéo numérique, Éliane Chiron, hantée par les guerres, a voulu « Rougir la mer » pour faire émerger, par l’art, par la couleur, une vision recomposant des perceptions éparses.
En musicologue, Giusy Caruso part « À la recherche du son comme résolution de con-flits : l’utopie musicale dans la suite n° 9 Ttai pour piano de Giacinto Scelsi ». Son ana-lyse de ce morceau au prisme de la philosophie de la musique d’Ernest Bloch la conduit à une image idéaliste de la musique occidentale, capable de résoudre les conflits.
Pour Marcel Voisin, les « Guerres à l’humain », les guerres sociales sont les plus terribles et les plus destructrices.
La romancière Thilde Barboni nous donne une brève fiction mettant en scène un inter-prète de conférence chez qui la défense des droits humains dans les conflits armés suscite des émotions inattendues : « Une chute providentielle ».
*
Notre collecte de comptes rendus est abondante cette année, on la trouvera comme d’habitude dans la rubrique « À propos de… », juste après le travail colossal qu’Émile Van Balberghe, maintenant avec l’aide de Benoît Galland, nous confie pour faire suite à son inventaire chronologique de la correspondance de Léon Bloy, à son inventaire de ses envois et dédicaces et à sa liste des traductions de ses œuvres (une première partie de ces suppléments paraissait dans les Cahiers internationaux de symbolisme, n° 143-145, en 2016 [Genre. Textes réunis et présentés par Catherine Gravet], p. 377-409) dans la section « Varia ».
Et comme d’habitude encore, nous proposons les différentes contributions, que ce soit des articles scientifiques, des billets d’humeur, des interviews, des témoignages ou même des fictions, par ordre alphabétique des noms d’auteurs.
© Catherine Gravet, revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme, 1-2018.
Notes
1. Voir Don McCullin, photographe, « Pourquoi photographier la guerre ? », dans Le Monde, 17 août 2018, p. 18-19. Et Michel Guerrin et Alain Frachon, « Don McCullin : pourquoi photographier la guerre ? », dans Le Monde, 15 août 2018, p. 18. Le photo-graphe a une conviction : il faut montrer coûte que coûte les atrocités de notre temps, la photographie de guerre n’a rien de futile, le photographe de guerre est un véritable héros des temps modernes.
2. Bientôt les enfants n’auront plus entendu ni parents ni grands-parents raconter leur vé-cu de la dernière guerre européenne
3. Voir Annalisa Casini et Anne Morelli édit., « Les femmes aiment-elles la guerre ? », dans Sextant, n° 34, 2017.
4. Voir Yannick Bovy et Barbara Delcourt (coord.) Que nos valeurs sont universelles et que la guerre est jolie. 1999 Guerre en Yougoslavie. Cuesmes, Cerisier, « Place pu-blique », 1999, 319 p. Et Eric Remacle, « Le renouveau de l’esprit de guerre en Europe », p. 29.
Notes
- Voir Don McCullin, photographe, « Pourquoi photographier la guerre ? », dans Le Monde, 17 août 2018, p. 18-19. Et Michel Guerrin et Alain Frachon, « Don McCullin : pourquoi photographier la guerre ? », dans Le Monde, 15 août 2018, p. 18. Le photo-graphe a une conviction : il faut montrer coûte que coûte les atrocités de notre temps, la photographie de guerre n’a rien de futile, le photographe de guerre est un véritable héros des temps modernes.
- Bientôt les enfants n’auront plus entendu ni parents ni grands-parents raconter leur vécu de la dernière guerre européenne
- Voir Annalisa Casini et Anne Morelli édit., « Les femmes aiment-elles la guerre ? », dans Sextant, n° 34, 2017.
- Voir Yannick Bovy et Barbara Delcourt (coord.) Que nos valeurs sont universelles et que la guerre est jolie. 1999 Guerre en Yougoslavie. Cuesmes, Cerisier, « Place publique », 1999, 319 p. Et Eric Remacle, « Le renouveau de l’esprit de guerre en Europe », p. 29.