La fille inconnue, par Luc et Jean-Pierre Dardenne
Anne Feuillère
Texte
Les vertus contagieuses
Épuré, dense, tendu vers son dénouement, La fille inconnue est le portrait d'une femme déterminée et courageuse, un thriller éthique qui met en partage un héroïsme modeste.
Lorsque les bassesses les plus ignobles sont dans les détails, que les drames les plus terribles se nichent dans les concours de circonstances ou les responsabilités rejetées, alors le courage tient peut-être à une certaine détermination.
Le dernier long-métrage des frères Dardenne déplace encore un peu l'enjeu de leur cinéma pour l'ouvrir vers un horizon que leurs précédents films laissaient deviner.
Jenny avance, elle aussi. À la manière de tous les personnages féminins des films des frères Dardenne. Rien ne l'arrête ou ne la ralentit. Elle tremble un peu, fait quelques pauses, revient en arrière parfois. Mais elle avance, déterminée, au volant de sa voiture, à pied, en course et en allers et retours. Ce qui la met en mouvement, c'est une image, celle d'un visage qu'elle a manqué.
Alors qu'un soir, dans son cabinet, on sonne à sa porte, elle n'ouvre pas. Il est tard, le cabinet est fermé depuis plus d'une heure. Et Jenny est en train de faire la démonstration à son stagiaire du sang froid que sa profession de médecin requiert. Donc non, Julien n'ira pas ouvrir la porte. Mais le lendemain, ce bref coup de sonnette est devenu un drame. Derrière lui, il y avait une femme qui cherchait un refuge. Et qui, après la porte close, a trouvé la mort. La police enquête. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Qu'elle est son nom ?
Si le premier devoir d'un médecin est de sauver des vies, alors Jenny a manqué à ses devoirs. Le silence de Julien, qui refuse désormais de lui faire face, est en soi, la pire des condamnations. Munie de cette image enregistrée par la caméra de son cabinet, Jenny part en quête, inlassablement. À défaut d'avoir sauvé une vie, elle veut retrouver un nom et se fait dépositaire d'un souvenir. Commence alors une enquête volontaire qui va, peu à peu, entraîner ceux qu'elle croise dans sa détermination.
Jusqu'à présent, les films des frères Dardenne mettaient en jeu un meurtre, réel et/ou symbolique, et construisaient leur tension jusqu'au moment fatidique où, enchaînements de faits et de causalité, le drame allait advenir.
Mais, comme des bolides lancés sur la route, leurs personnages évitaient toujours le carambolage à la dernière minute, moment de liberté endossé contre tous les déterminismes. Le moment fondait alors leur appartenance à l'humanité, sorte d'avènement moral à eux-mêmes. Dans ces espèces de westerns archaïques sur fond de no man's land économique et affectif, ce salut passait par l'humanité reconnue en l'autre, un visage qui fait face et ce choix de la vie contre le meurtre, qui sauvait avant tout leur condition d'homme.
Dans La fille inconnue, le meurtre a déjà eu lieu. Et le visage est là, immobilisée dans l'éternité de la mort. Cette image fantomatique qui hante désormais qui la croise, appelle réparation. « Si elle était morte, elle ne serait pas dans nos têtes », dit Jenny. Il faut aider les morts à nous quitter, c'est eux qui à travers nous réclament justice. Alors ce précipité éthique qui faisait la tension des films des frères Dardenne a bougé.
Il ne s'agit plus d'aller à la rencontre d'un visage qui fera événement. Ici, il a déjà fait événement. Il s'agit plutôt d'assumer l'événement, de le porter et qu'il se répande. Dans ce trajet qui fait revenir les morts parmi les vivants, sont aussi rendus à la vie ceux qui, ici, se traînent, ombres d'eux-mêmes. Au fil de ses rencontres, Jenny, à force d'insistance et de désintérêt moral, tenue par son seul désir de retrouver un nom, fait bouger les lignes.
Effet domino, son enquête qui vise à réparer les torts dont elle se sent responsable réussit à faire advenir toute une série de responsabilités. L'insistance du médecin vient raviver chez ceux qu'elle croise la part vivante, bien malgré eux. La caméra, un peu moins nerveuse, un peu moins ample, saisit les corps qui se croisent, se heurtent, se frôlent. Resserrée autour du médecin, elle suit chacun de ses gestes.
Car Jenny, visage franc et ouvert, sait les corps. Elle les touche, les palpe, les sent. À travers eux, la vérité transpire. Un brusque accès de fièvre, une froideur, une tension inexpliquée...
Les corps parlent, malgré nous. Ils nous portent vers la vie et sont dépositaires d'une vérité qui nous dépasse. Contrairement à l'injonction qu'elle adressait à Julien au tout début du film, qu'il ne fallait ne pas se laisser déborder par l'émotion, Jenny découvre, en elle, en ceux qu'elle guérit ou qu'elle croise que c'est justement l'émotion qui sauve, qui porte vers la vérité intime qui nous habite.
Avec leur dixième long-métrage, Luc et Jean-Pierre Dardenne confirment un tournant que leur filmographie avait clairement amorcé avec Deux jours, une nuit. Ce qui changeait la donne dans leur film précédent, c'était que venait exister à l'écran une communauté, des problématiques sociales et politiques qui traversaient tout un groupe, pris dans des suprastructures avec lesquelles un individu entrait en collision.
La société n'était plus un terrain vaste et vague, arrière-plan presque déterministe de positionnements éthiques que leur cinéma venait mettre en jeu pour les dépasser. Elle prenait désormais corps dans des liens qui se construisaient sous nos yeux à l'écran.
Si cette question était là, partout, depuis La Promesse jusqu'au Silence de Lorna, elle n'avait pas été jusque là explicitement au coeur de l'un de leurs films.
Construit à nouveau sur une suite de rencontres qui ricochent les unes sur les autres, dont leur personnage principal féminin est le fil rouge, La fille inconnue pousse un peu plus loin certains des enjeux que leur cinéma vérité portait jusqu'ici en germe.
Le salut des personnages des Dardenne dépendait toujours, et uniquement, de cet autre visage qui faisait face. À la violence commune de réalités subies, la solution ne surgissait que dans le regard aimant d’un autre individu.
Désormais, les forces se rencontrent, s'émeuvent et c'est le courage de faire face, qui, à défaut des solidarités, devient contagieux.
Anne Feuillère