© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Le banquet des fraudeurs, d'Henri Storck

Serge Meurant

Texte

Rencontre avec Marie Storck, fille d'Henri Storck et scripte sur le tournage

Cinergie : Marie Storck, vous nous faites l’amitié de nous confier vos souvenirs du tournage du Banquet des fraudeurs auquel vous avez participé. Ce fut pour vous une première expérience déterminante d’initiation au cinéma.

Votre père, Henri Storck, apparaît comme une figure fondatrice du cinéma belge en général et du cinéma documentaire en particulier.

Le banquet des fraudeurs est projeté en salle aujourd’hui après que le film ait été restauré et numérisé avec le soutien du CNC.

Ce film, réalisé en 1951, fut le premier long-métrage de fiction tourné en Belgique après la guerre, la première co-production internationale également. Henri Storck y était particulièrement attaché.

Vous nous apportez un témoigne unique et précieux, de première main, de cette aventure cinématographique, dans un entretien à bâtons rompus.

Marie Storck : J’avais dix-sept ans lorsque je participai à ce tournage. C’était ma première expérience au cinéma. Elle a constitué un tournant décisif dans mon existence. Je quittais le lycée sans avoir terminé mes études secondaires au grand dam de mes professeurs et de la directrice de l’école, car cela signifiait que j’abordais la vie sans diplôme.

Mon père était du même avis, mais il me permit de participer au tournage de son film. Un an plus tôt, je m’étais liée d’amitié avec certains membres du groupe Cobra.


Je fus vite adoptée par l’équipe de tournage comme assistante et script-girl.
Je rêvais aussi d’obtenir un rôle de comédienne et j’en eus l’occasion, non pas pour un rôle de premier plan, mais de figuration.
Je fus cette mariée qui émut Eva, la jeune héroïne allemande du film.


C. : Avez-vous des souvenirs du travail d’écriture du scénario ?

M. S. : Mon père et Charles Spaak étaient de vieux amis. L’écriture du scénario a fait l’objet d’un long travail.
Les deux hommes avaient beaucoup discuté de toute l’atmosphère du film, des choses à mettre en évidence. Cela n’était pas simple du tout.

Dès ce moment, j’ai pu observer la manière dont il fallait diriger les acteurs afin de souligner les différences entre tous les participants, les acteurs et les figurants.


Je ne fus pas associée aux repérages du film. Mon père les avait déjà réalisés lors de l’élaboration du scénario. Tout était en place lorsque j’arrivai sur les lieux du tournage.

L’ambiance était exceptionnelle, très joviale. Les participants au film étaient en majorité des figurants, des gens de la région. Il n’y avait que quelques acteurs. Les scènes populaires à l’ouverture des frontières étaient empreintes d’une vérité documentaire et de beaucoup d’humour aussi.


C. : En plus de la valeur cinématographique et historique du film, qu’est-ce qui devrait amener les spectateurs d’aujourd’hui à s’intéresser au film ?

M. S. : La vision du Banquet des fraudeurs permettra aux jeunes, notamment, de se rendre compte de ce que pouvait représenter l’ouverture des frontières à la création du Benelux.
Ce qui nous apparaît aujourd’hui normal revêtait à cette époque un relief extraordinaire.

Car on n’imagine pas aujourd’hui qu’il y ait eu tant de difficultés, tant de conflits pour obtenir les accords qui ont permis l’ouverture de celles-ci. Il y eut une période très longue avant que cela ne soit possible. C’était cela l’enjeu du film.

C’est pourquoi aussi les caractéristiques nationales étaient si marquées. Les Hollandais avaient leur propre façon de parler et d’interpréter le règlement, pour empêcher, par exemple, les vaches égarées à passer les frontières. Ce qui donne lieu à une scène comique dans le film.

Les réactions des uns et des autres se traduisent à travers les personnages fortement typés. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’à l’époque, c’était une manière audacieuse de montrer comment chacun des protagonistes s’efforçait d’effacer ou d’atténuer les traces du conflit.

La guerre était encore partout présente. Nous avons filmé dans une ville allemande complètement détruite. Nous avons traversé des rues entières qui étaient en ruines. Les gens vivaient dans des caves.

C’est là un des aspects documentaires du film.


C. : Le titre Le banquet des fraudeurs traduit une réalité au centre du film ?

M. S. :
Bien sûr, ce dont on ne parle que peu aujourd’hui, c’est que la fraude était énorme à l’époque. Elle causa beaucoup de morts aux frontières.


C. : La scène de la mort du jeune fraudeur allemand abattu par les douaniers de son pays constitue un épisode dramatique du film.

M. S. :
Le personnage de Pierre présente l’image héroïque du fraudeur. Son histoire est exemplaire.
C’est l’homme qui, au début du film, a tous les atouts en main.
Toutes les scènes où apparaissent les fraudeurs font le charme du film, elles reflètent des faits réels, des observations sur le vif.


C . : Pierre est né dans les cantons rédimés. Il a été envoyé dans le transport des troupes allemandes en Roumanie.
À son retour en Belgique, il est emprisonné comme traître à la patrie.
Tandis qu’Eva, la sœur du jeune fraudeur raconte comment trois de ses frères ont été tués à la guerre, les forêts incendiées, les femmes violées.

M .S. : Au tournage de telles scènes, l’émotion et la tension étaient palpables. Parce que c’était encore perçu comme une réalité.


C. : Un autre personnage qui m’interpelle par sa vérité est celui du patron de l’usine de chaussures.
Peut-être est-il inspiré par l’histoire personnelle de votre père ?

M. S. : Du côté paternel et maternel, mes grands-parents étaient chausseurs-bottiers, comme on disait à l’époque.
C’était une famille de chausseurs.
Ils avaient, à Ostende, ville qui connaissait à l’époque une intense vie mondaine, un magasin très renommé.

Donc mon père vivait vraiment dans ce monde de la chaussure. Il y a même travaillé, à la mort de son père, à la fin de la guerre 14-18.
Il s’occupait des stocks et de la comptabilité. Il n’avait que seize ans.

Ce n’est pas qu’une anecdote. Sa mère se rendit compte qu’il ne pouvait pas rester employé dans un magasin.

Il y avait en lui un côté artistique, imaginatif. Il était très gâté. Elle lui offrit une voiture et une petite caméra.

C’est ainsi que naquit sa vocation de cinéaste. Le personnage de patron d’usine du Banquet des fraudeurs s’enracine sans doute dans ce vécu personnel.


C. : À l’ouverture des frontières, l’annonce de la perte d’une importante commande allemande de chaussures constitue un moment particulièrement dramatique du film...

M. S. : Tout cela est lointain. Mais à la maison, lorsque mon père et Charles Spaak travaillaient au scénario du film, j’entendais des bribes de discussions.

Mon père, du fait qu’il avait vécu dans le monde de la chaussure, était un peu comme le patron, avec son désarroi, ses exigences, le malheur qui s’abattait sur lui et le fait qu’il allait renoncer à tout.
C’était vécu avec une très grande intensité.

Lors du tournage, c’est d’ailleurs une scène dramatique. Que le fils du patron prenne la place de son père est perçu comme outrageant ! À l’époque, c’était impossible en fait. Le personnage du père était sacré.

Et c’est bien mis en évidence dans le film. Lors de la grève, l’acteur qui interprétait le rôle du patron se trouvait d’ailleurs dans un état de grande exaspération lorsqu’il jouait des scènes assez dures, en même temps qu’il souffrait à ce moment d’un lumbago.

Ce qui, de mon point de vue, rendait les choses encore plus réalistes.


C. : Le personnage de son épouse, interprété magistralement par Françoise Rosey, est également très bien observé.

M. S. : C’est vrai. Servi par l’aura de cette grande actrice, il reflète bien l’atmosphère dans laquelle vivaient à l’époque beaucoup d’hommes importants, soutenus, aidés par leur femme qui, dans l’ombre où elle se tenait, jouait un rôle prépondérant.

Le film évoque avec vivacité ces scènes de disputes, de mise en cause de l’autre, de ses décisions.
Jusqu’à forcer celles-ci, comme dans la scène où la femme du bourgmestre déchire le discours qu’il lui donne à lire.
C’est une scène comique et réaliste à la fois.


C. : J’aime beaucoup la scène finale du banquet qui rassemble les fraudeurs belges et allemands.
Elle est subversive et demeure actuelle :

 « Nous demandons que toutes les frontières de l’Europe soient maintenues. Sans elles, il n’y aurait plus de fraude, plus de guerre, plus de voleurs et plus de héros. La vie n’aurait plus de charme. Nous ne voterons plus que pour des politiciens qui nous garantissent des frontières ! »

Dans une Europe où l’on évoque aujourd’hui la construction de murs pour empêcher à Calais le passage des migrants de France au Royaume uni, cela résonne avec une féroce ironie.


M. S. : C’est en effet une fin magnifique que cette connivence entre les fraudeurs qui donne au film toute son humanité.


Serge Meurant

Metadata

Auteurs
Serge Meurant
Sujet
Témoignage de la fille du réalisateur, Marie Storck, scripte sur le film
Genre
Interview
Langue
Français
Relation
Cinergie asbl
Droits
Serge Meurant, © 2016