Dans la maison, par Karima Saïdi. (Presque) tout sur ma mère
Sarah Pialeprat
Texte
Comme un prolongement de son premier court intitulé Aïcha, Karima Saïdi signe Dans la maison, un premier long-métrage documentaire sélectionné en compétition à l'IDFA dans la section “premier film”.
Bruxelloise née dans une famille marocaine, benjamine d'une fratrie de quatre enfants, la cinéaste tente ici de retisser l'histoire familiale en puisant dans les bribes éparses de la mémoire de sa mère, Aïcha qui, lentement, est en train de s'effacer.
«Où habites-tu maman? – Dans un mouchoir.
– Où es-tu maman? – Dans la maison d'une femme.
– Où es-tu, là? – Dans une maison de fous.»
Karima Saïdi rend des visites régulières à sa mère dans la maison de retraite dans laquelle elle est placée.
Accompagnée de sa caméra, la cinéaste pose des questions, cherche, agace, provoque, veut savoir, insiste, brusque parfois, comme seules peuvent se le permettre les personnes qui nous sont les plus proches.
Visiblement faible, atteinte de troubles de la mémoire, Aïcha ne veut pas, elle en a assez des questions, elle ne sait plus, elle a oublié. Mais pressée par sa fille qui ne lâche rien, Aïcha parle, essaie, se souvient, puis se referme.
Deux femmes, mère et fille se cherchent, se trouvent parfois, se manquent souvent, dans les deux sens que peut avoir ce terme.
D’emblée, on le sait, la mère va mourir. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, Karima Saïdi doit filmer, ou plus précisément capturer l'image de cette femme qui s’éloigne, qui devient fantôme afin de comprendre peut-être un peu mieux qui elles sont l'une et l'autre et l'une pour l'autre.
Ce film-hommage, comme un chant nu d’amour, aussi nu que l'est le visage de la réalisatrice, face caméra, sans fard qui nous regarde et qui parle à sa mère, fait le pari d’une esthétique rugueuse et rudimentaire, comme arrachée au vivant.
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Alors qu'à plusieurs reprises, fureteuse, la caméra s'insinue dans les rues de Tanger à la recherche de cette maison où Aïcha est née, les images sur le visage d'Aïcha, elles, sont presque toujours fixes: plans arrêtés, comme figés alors que le son de la scène continue à se dérouler hors champ. Cinéma immobile, cinéma de la fixation, qui longtemps doit se souvenir du visage.
Parfois, la caméra dévoile simplement les lieux ou encore les images du passé, photos et films de famille, mariages, vacances, fêtes, moments d'intimités. Une somme d’images, des bribes, des fragments flottants d'un monde difficile à recoller, à l'image de la mémoire d'Aïcha.
Et les plans sur les portes, les entrebâillements, les encoignures disent à la fois tout de la fragilité, des tabous et des non-dits.
Des non-dits il y en aura, des questions restées sans réponse aussi.
Et Aïcha, qui est-elle? Une série d'étiquettes, une série de jugements. Aïcha, la femme abandonnée. Aïcha, la divorcée. Aïcha la Belge, traître à sa patrie. Aïcha qui cherche son enfant dehors toute la nuit. Aïcha la marieuse. Aïcha la sainte.
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Et Karima, cette petite fille sur les photos, si discrète, si sage et respectueuse, quelle femme peut-elle devenir?
Comment et quand une fille arrête-t-elle d'être une fille pour se poser comme une femme devant sa mère? Comment une vieille femme peut-elle se défendre pour ne pas être traitée comme une enfant par sa fille? Comment lâcher prise? Accepter? Comment s'aimer? Ce sont toutes ces questions qui sont abordées avec pudeur et sincérité dans le film Dans la maison.
Et l’inéluctable survient bien sûr, mais là encore il est filmé avec la distance nécessaire: des draps que l'on enroule autopur d'un corps qu'on ne voit plus, un long plan sur la chambre, un autre vue de la fenêtre.
Pour autant, le discours continue. La voix d'Aïcha poursuit, cette voix que la cinéaste dit ne plus avoir voulu entendre durant des années, cette voix à présent retrouvée restera donc pour toujours, et grâce au cinéma, persiste, même après la mort.
Car le projet de la cinéaste est moins de filmer sa mère malade que de tenter de lui offrir une maison.
Et cette “maison”, ce n'est pas celle du quartier de l'Oued à Tanger dans laquelle elle est née, ce n'est pas celle à Bruxelles où elle a vu grandir ses enfants, pas plus que cette chambre dans laquelle elle va finir ses jours, cette maison, c'est le film lui-même qui non seulement atténue la distance irrémédiable qui les sépare mais permet de donner pour toujours l'image de l'amour d'une fille pour sa mère.
«Et où es tu ici? lui demande encore Karima.
– Dans la maison de Karima.»
© Sarah Pialeprat, site Cinergie be, mai 2021