© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Un fil barbelé. Devil's Rope / La corde du diable de Sophie Bruneau

 Juliette Borel

Texte


Cette corde du diable à laquelle s'accroche le dernier opus de Sophie Bruneau n'est autre qu'un fil barbelé.

En le suivant, le récit embarque pour un voyage spatio-temporel, traversant les Etats-Unis, reprenant la route de la conquête de l'Ouest sur les pas des premiers colons. De la domestication de l'espace jusqu'à ses dérives politiques.

L'usage agricole du barbelé devient, au fur et à mesure de l'Histoire et du film, un outil de contrôle, d'emprisonnement et de surveillance à l'échelle internationale. Le mouvement est souligné à la fois par les travellings et par la trajectoire des trains. La direction reste la même : est-ouest. Elle suit l'horizontalité des clôtures.

Le motif ne se ramifie pas en diverses variations. Le fil se déroule, le film se déplie.

Il s'ouvre sur un monde lointain et désuet : troupeaux de bisons, ville désertée, vente de bétail et cowboys... Des fermiers hauts en couleurs exposent leur collection d'échantillons de fils ou leurs catalogues exhaustifs dessinés main.

Ensuite, les barbelés sont fabriqués à l'usine, les clôtures installées. Des plans de propriétés privées défilent, et l'on glisse imperceptiblement vers le malaise. Un long mouvement de caméra fait se succéder les têtes de bestiaux parqués, innombrables. S'en suit une vue aérienne sans fin du quadrillage des champs et des domaines.

Magnifique abstraction géométrique que l'on n'identifie pas dans l'immédiat comme représentation de l'omniprésence de l'homme. Comme colonisation du paysage et volonté folle de dompter l'immensité. D'avoir la maîtrise absolue... et de s'enfermer soi-même. « Quand la conquête de l'Ouest s'achève, tout le territoire est clôturé. Ce pays qui semble avoir inventé l'espace a réussi à clôturer l'infini, en un quart de siècle ».

Les choses sont dites en douceur, dans la fluidité des travellings qui s'enchaînent. Et l'évidence du parallélisme entre hommes et bêtes s'impose d'elle-même.
Ces deux plans (la vue aérienne et le travelling latéral) font charnière, pivot.

Le créateur du fil rasoir développe ensuite toute l'ingéniosité de son invention et retrace l'historique de son extension. Ainsi ce « Razor Wire » n'est pas utilisé pour les animaux, trop dangereux. Mais il est conçu pour les prisons et les camps. Les principaux commanditaires sont les gouvernements et les militaires. Sont cités à titre d'exemple Israël, Afghanistan, Arabie Saoudite, Corée... La situation géopolitique mondiale apparaît dans toute son horreur.

La réalisatrice poursuit alors son fil : prisons, frontière mexicaine, check point... Puis le « couloir de la mort », ce désert que tentent de traverser les migrants dont les chances de survie sont quasi nulles.

Enfin arrive le point de non retour : un dernier train traverse l'écran, en sens inverse cette fois. Le travelling persiste lui, d'est en ouest. La conjugaison des deux mouvements provoque une sensation vertigineuse de surplace.

Les dernières clôtures du film sont celles d'un terrain du Texas dévasté par la tempête. « On progresse dans l'espace en se confrontant à la séparation, la division, l'exploitation, la destruction puis, au final, la désolation. Le mouvement du capitalisme semble avancer en entraînant la mort progressive de toutes choses. »

Rétrospectivement, tous ces fils barbelés nous apparaissent comme autant de blessures, de cicatrices d'un monde en déréliction : « La marque du pouvoir dans l'espace n'a jamais paru si visible, si implacable ».

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L'organicité de la matière filmée et du montage modèlent cette fatalité en marche. L'enchâssement des plans soutient la nécessité de la progression, inévitable. Lumière naturelle, sobriété du montage (88 minutes pour 88 plans-séquences), cadres larges, fixes et frontaux, ou travelling impeccables, sans heurts : il y a, dans la mise en scène, une manière de se faire oublier et voir en même temps.

À travers ce travail plastique apparaît une matérialisation sensible des dispositifs et du geste cinématographiques. La temporalité dilatée et la texture sonore concourent à rendre palpable et prégnant le contenu de l'image, et l'image elle-même. Jusqu'à parvenir parfois à dissocier signifié et signifiant.

Les piliers métalliques qui composent le mur de la frontière mexicaine sont suffisamment espacés pour laisser entrevoir partiellement l'animation derrière eux : les apparitions et disparitions de l'arrière-plan fascinent.

Les passages interminables de wagons de marchandises se muent en déplacements réguliers d'éléments cubiques dans le décor naturel. Le sens a décroché, ne reste que le phénomène hypnotique. Le long travelling sur les gueules des bestiaux et leur regard caméra laissent la place à la projection anthropomorphique, le fil barbelé danse et prend vie sous nos yeux lors de sa fabrication.

Permanence du vent qui traverse les espaces gigantesques, et semble s'insuffler dans l'ensemble du film. Le cadre laisse le temps aux éléments visuels et sonores de venir habiter l'image, le rythme étiré permet le surgissement du poétique.

La caméra propose de nouvelles balises aux espaces comme autant de « segments de paysages significatifs qui s'inscrivent eux-mêmes à l'intérieur du récit ». La posture du spectateur est mise en perspective. Il regarde l'enfermement de l'extérieur, il saisit la contamination et intègre sa propre aliénation. Conscientisation et dialectique du regard.

« Pendant toutes ces années j'ai eu le sentiment de tricoter du sens à partir d'éléments du réel qui étaient jusqu'alors séparés, de les faire aller ensemble, de produire de nouveaux rapports qui se transforment en champs de forces, ouvrant à une autre perception et donc à une nouvelle compréhension du monde »

Cette nouvelle compréhension nous laisse dans un état proche de l'hébétude, du trouble laissé par cette beauté glaçante. Subjugués et terrifiés.



Juliette Borel

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 Juliette Borel