© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Marcel Thiry, une poétique dans la guerre? (in Vues d'ailleurs)

Lucien Noullez

Texte

En mars 2016, l’Ambassade de Belgique à Kiev a commémoré le centième anniversaire du corps expéditionnaire belge (les ACM), venu prêter main-forte aux armées du Tsar. Celui-ci comptait, en son sein, un jeune soldat qui deviendrait, après la guerre, une des figures majeures des lettres belges et francophones du XXe siècle : Marcel Thiry.

À l’occasion de cette commémoration, le poète Lucien Noullez a été invité à évoquer, en une conférence que Le Carnet reproduit ci-dessous, la figure de Marcel Thiry, dont le premier livre en prose Passage à Kiev a été traduit, cette année, par un spécialiste ukrainien de notre littérature : Dmitri Tchistiak.

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Une sorte d’effroi m’étreint, à évoquer Marcel Thiry, ici même, à Kiev, cent ans après qu’il y est passé, cinquante ans après qu’il en a rendu compte dans une série d’articles destinés au journal Le Soir, à Bruxelles, et cinquante-six ans après qu’il a brièvement évoqué ce périple, au sein d’une collection de souvenirs, dans un numéro d’hommage de la revue Marginales, en 1963.

Ce texte, intitulé Falaises était, à cette époque et de son propre aveu, la seule autobiographie de sa main. Il ne savait pas encore, en écrivant Falaises, qu’il publierait son récit de guerre dans Le Soir, ni que cela deviendrait un livre.
Mais il précise : « les mémoires, ni le roman autobiographique ne sauraient aller si loin dans la restitution de l’expérience intime que le récit parfaitement fictif en apparence et qui sait éviter tout rapprochement visible avec la vie de l’auteur. »

Bigre ! Il y a là de quoi me faire trembler. Et nous faire trembler tous ! Car, pour notre auteur, la réalité ne semble pas donnée. Passant par Kiev, on dirait que seule la fiction narrative, ou l’évocation poétique, puissent assumer, dans son chef, la réalité de ce passage.

Une sorte d’effroi m’étreint, donc. Êtes-vous bien là ? Suis-je bien ici ; sommes-nous vraiment réels, avant d’avoir transposé notre commune expérience dans la chair d’une fiction ou dans le corps d’un poème ? Si c’est probablement l’honneur de la littérature de faire échec au temps, ou, à tout le moins, comme le disait Charles Du Bos, de jouer, en regard de l’inexorable chute d’eau qui est la métaphore du temps, les « fonctions de l’hydraulique », alors, Marcel Thiry compte bien, comme je le pense, parmi les plus grands écrivains du XXe siècle.

Sans fin, son immense anamnèse le ramène aux tâtonnements de la vie présente. Et sans fin, également, sa rêverie à l’imparfait alimente la vie réelle de ses lecteurs. Dans tout ce temps qui passe, la prose et les vers de Marcel Thiry décantent des moments fabuleux. Fabuleux, non parce qu’ils seraient magnifiques en eux-mêmes, mais fabuleux, uniquement, parce que l’écrivain les retient.

Comment ai-je pu, moi qui suis né à Bruxelles en 1957, et qui n’ai jamais fait que de très évasifs voyages, accompagner ses pas dans les boues galiciennes d’automne, en 1916 ? Simplement parce que Thiry décrit merveilleusement cette boue, lui donne comme un halo de légende, et la rend donc présente, même pour un lecteur qui relit Voie lactée, cent ans après les faits :

« La boue galicienne n’était pas une boue comme celle des autres fronts de la guerre, mais des fleuves de vase, une marée de fange. À travers toute la steppe russe c’est un limon d’Asie à marbrures grasses qu’elle prolongeait jusqu’ici et qu’elle poussait vers le pied des Carpates. En lente force, elle s’épandait comme dilatée par de lointaines inondations de Ganges, ou comme si les Brahmapoutres avaient étalé à travers Indes et toundras leurs crues épaisses. »

Qui, parmi nous qui le lisons, irait vérifier la splendeur du vocable « Brahmapoutre » dans l’évocation de la gadoue galicienne ? Qui chercherait des poux à Marcel Thiry, en vérifiant si les coulées de boue qu’il décrit trouvent bien leur source dans un « limon d’Asie » ? La boue galicienne nous convainc, simplement parce qu’elle est décrite avec des termes qui nous sont autant étrangers qu’à lui-même. Mais la rigueur du style et de la langue suffisent. De cette boue, même si nous n’en savons rien, nous éprouvons l’étrangeté et le mystère...

L’œuvre de Marcel Thiry compte, explicitement, trois livres en prose dédiés à son périple avec les ACM. Passage à Kiev, désormais traduit en ukrainien, est un ouvrage de jeunesse – ce qui ne signifie pas une œuvre négligeable – et c’est un bonheur, pour l’admirateur de l’écrivain que je suis, de saluer sa traduction en ukrainien. J’en appellerais d’autres de mes vœux. Car Thiry n’a jamais cessé de revenir sur cette expérience fondatrice. Pour lui, à l’instar de la boue remuante dont nous venons d’évoquer la présence dans Voie lactée, la guerre fut – et cela le distingue des « poilus » coincés sur le front – une sorte d’initiation au mouvement, au voyage, à l’aventure... c’est-à-dire aux rêveries de toute jeunesse, de tous les temps.

D’une certaine façon, aussi affreuses que furent les boucheries auxquelles il assista, aussi précaires que furent les conditions de vie et de ravitaillement du corps expéditionnaire belge, aussi douloureuse fut la perspective de perdre son frère Oscar – Oscar était son ainé et son initiateur en littérature, et Oscar fut laissé pour mort, frappé à la tête par un éclat d’obus, mais il revint de ses blessures diminué, au point de devoir abandonner toute velléité d’écriture !

D’une certaine façon, malgré les turpitudes, la boue, le froid, la totale incompréhension de ce qui se jouait dans la Russie d’alors entre les Bolchéviks et les armées fidèles au Tsar, malgré le mal de mer, la fatigue, le mal du pays, les orteils gelés et la misère sexuelle, Marcel Thiry semble ne jamais sombrer dans le malheur, dans le désespoir ou dans la dépression.

Lorsqu’en 1966, cinquante ans plus tard, il publie une relation suivie de tout cela, il note bien, dans la Préface :

« À ce reproche de parler gaiement de la guerre, à ce reproche de servir le fléau en racontant non sans allégresse comment on le traversa, je ne puis répondre qu’une chose : c’était ainsi. Nous étions gais, au fond, malgré des périodes misérables, malgré l’éloignement des nôtres et de tout, malgré le risque. Certes, d’avoir vu tomber des frères creusait en nous de profondes et inguérissables blessures. Mais une force vitale nous redressait et nous entrainait de nouveau sur le rythme de cette étrange joie. »

Engagé en 1915, à dix-huit ans, Marcel Thiry fait le tour du monde, mais il écrit, dans son poème le plus célèbre et le plus célébré, publié en 1924 : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", qu’il ne s’agit que d’un « banal voyage ».

Tout cela tient ensemble : à la fois la joie incoercible, la découverte de la féminité troublante, qu’il évoque également dans la même préface :

« Et ce sont les rencontres féminines, note-t-il, et la découverte de ce que cette langue mystérieuse pouvait prendre de caressante musicalité sous un de ces timbres de contralto comme il s’en trouve là-bas d’incomparables. »

La joie, la femme et la paradoxale banalité de l’expérience trouvent peut-être leur lien dans la nature même des années d’apprentissage. La jeunesse est un songe, où tout ce qui advient, et surtout l’imprévu et l’improbable, semble couler de source, aller de soi.
Il faut dire, tout de même, que le destin du jeune Thiry et de ses compagnons d’arme tranchait singulièrement avec celui de leurs camarades restés au pays.

Dans un récit que j’ai publié en janvier 2009, L’érable au cœur, et qu’on m’a fait l’honneur de traduire ici même en ukrainien, je fais de mon grand-père, Léon Noullez, un personnage principal, jeté dans la Grande Guerre. Mon grand-père était sensiblement plus âgé que Marcel Thiry. Il avait vingt-six ans en 1914. Mais, surtout, la guerre des deux hommes ne se ressemblait pas. Alors que les autos-canons couraient le monde, la plupart des autres soldats belges s’enlisaient sur le Front. La boue ne venait pas des Indes, elle stagnait sur place, et les filles, dans les bordels de campagne, ne faisaient pas entendre des timbres graves et mystérieux. Elles avaient l’accent d’Ypres et rabattaient le soldat à la va-vite.

Il a fallu, qu’à l’occasion d’une vilaine jaunisse, le cavalier gendarme Léon Noullez fût envoyé en Charente, et qu’il fût ainsi délivré, pour quelques semaines, de la morbide routine du Front de l’Yser, pour que, plus tard, il eût quelque chose à raconter. Comme Marcel Thiry, mon grand-père n’aimait pas la guerre. Mais, comme bien des jeunes, avant eux et depuis, les deux hommes aimaient les voyages. C’est donc bien le voyage qui entretint l’étrange joie des canonniers belges, venus prêter main-forte au tsar, dans sa guerre contre les Autrichiens, en 1915.

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Pourtant, la joie n’exulte guère dans l’œuvre de notre poète. La gaité qu’il a prétendu vivre pendant la guerre transparait peu, dans les souvenirs et évocations qu’il en donne. La grâce n’en est pas absente pour autant, mais cette sorte de grâce que laisse derrière elle une femme parfumée devenue invisible.

Chez Thiry, les choses sont belles d’avoir été. La vie est belle, mais seulement en ceci : qu’elle passe, en laissant des lambeaux accrochés à la mémoire. Thiry, prose ou vers, récits ou poèmes, passe sa vie au crible de l’imparfait – non pas de l’imperfection, comme il le précise lui-même dans un magnifique petit essai, mais de l’imparfait entendu comme un temps conjugué. Il en parle magnifiquement :

« C’est donc un élément psychologique qui expliquerait tout d’abord la poésie de l’imparfait ; notre gout du souvenir, notre complaisance, surtout marquée chez les faibles et les sensibles, à nous bercer d’un retour aux époques évanouies. Pour ce retour mélancolique aux iles du temps perdu, le français dispose de ce temps grammatical, qui ne nous représente pas dans le passé une action définie par son résultat ou par son terme [...] mais l’état de ce qui était en train de s’accomplir. »

Avouons-le : un aveu de faiblesse, décliné avec une telle et paisible assurance, place la poésie dans l’ordre de la blessure, et place la blessure au cœur du mystère de parler.

Joyeuse, peut-être, l’épopée thiryenne préparait des poèmes blessés. Glorieuse, peut-être, la victoire de 1918. Elle importe peu, quand on a découvert qu’on se compterait toujours du côté des « faibles et des sensibles ». Rien n’est plus éloigné de l’œuvre thiryenne que la morgue, le mépris ou l’assurance. Tout l’éloigne des patriotismes revanchards et tonitruants.

Cette vie, pourtant à certains égards couverte d’honneur, demeurait profondément modeste, coupable même. Et, si l’œuvre est peuplée de références évangéliques, on ne saurait la dire chrétienne, ni même athée. Elle se vit ailleurs, dans les songes, qu’une sorte de culpabilité particulière anime sous nos yeux.

L’avocat Marcel Thiry plaide coupable. Mais il demeure sans jugement, trainant cette culpabilité congénitale, comme un manteau de surprenante lumière, aimant parfois recevoir du ciel, non le salut, mais « La grande neige pardonneuse. »

Paul Éluard voyait en lui « un des plus grands poètes de ce temps. » Ce jugement d’un homme pourtant sévère ne faiblit pas, près de quarante ans après la mort de Thiry. J’en ai fait l’expérience éblouie, en replongeant, pour préparer au mieux la présente intervention, dans les trois premiers recueils poétiques qui évoquent le périple ukrainien.
Le poème de Marcel Thiry est toujours d’une grande lisibilité (quoique parfois marqué par quelques préciosités mallarméennes). Il devance, sans songer à faire école, ce fameux « lyrisme du quotidien », auquel on a, bien plus tard, apparenté des Réda, des Grosjean, des Delaveau, des Goffette, des Lemaire, des Schmitz et bien d’autres...

Il s’agit d’évoquer, le plus simplement du monde, l’expérience que partagent le poète et son lecteur – et que le lecteur peut, dès lors, identifier sans peine –, et de lui donner, par l’analogie, la métaphore et la magie sonore du poème, une existence à la fois même et autre : « Je prends ma poésie à vos courbes, voitures... », écrit Marcel Thiry, donnant soudain à la banalité des automobiles, une chance d’envolée lyrique.

Parfaitement maitrisée, la poésie de Marcel Thiry parait également légèrement et savamment bancale (ce qui est, après tout, quand le poète en est conscient, comme un comble de la maitrise). De petites secousses rythmiques procurent ce qu’Albert Ayguesparse (qui fut son ami et son confrère à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique) appelait « le petit choc que connaissent bien les amateurs de poésie ».

Le lecteur du poème thiryen est à la fois invité à une promenade onirique dans l’épaisseur du temps, et rappelé au réalisme de sa présence au monde, par une série de secousses ténues : inversions syntaxiques, bousculement d’hémistiches, enjambements audacieux ou allitérations inopinées.

On le comprendra cependant aisément, au vu de tout ce qui précède, la guerre qui habite les poèmes de Marcel Thiry ne parait pas plus traumatisante qu’un bras de femme insaisissable ou qu’un parfum perdu. Il n’y a évidemment là aucun cynisme. Aucun esthétisme non plus (même si l’esthétisme pourrait être la tentation la plus forte de notre écrivain). À vrai dire, si j’en crois le grand critique littéraire belge Jean-François Grégoire, Thiry, poète et prosateur, nous emmène sur les rives du spirituel. Spirituel ? Oui, parce qu’il a conscience d’un manque et qu’il ne verse pas dans la frustration morbide. Parce que ce manque le maintient dans la vigilance, mais pas dans l’observation sourcilleuse. Spirituel, aussi, parce que sa prosodie délicate le conduit à une forme de modestie qui s’apparente à un certain humour très éloigné des moqueries et du cynisme. Spirituel, enfin, parce que tout cela lui permet de partager avec ses lecteurs, une entrevision. Qu’est-ce qu’une entrevision ? Peut-être un espace disponible qui, d’une expérience particulière rejoint l’expérience de chacun et laisse ouvert l’interprétation que nous ferons tous du texte, de la prose et du poème.

Comme je pense, depuis toujours, que le poème s’éprouve, avant d’être éprouvé, permettez-moi, pour ne pas conclure, de vous lire quelques poèmes de Marcel Thiry. Je lui cède la parole, et, s’il vous venait, ensuite, l’envie d’applaudir, c’est lui, qu’ensemble, nous applaudirions...



Pour lire Marcel Thiry
Dans la collection « Espace Nord » : Nouvelles du grand possible (récits), Échec au temps (roman), Traversée (anthologie poétique)
Aux éditions de l’Académie : Œuvres poétiques complètes (Trois volumes), Passage à Kiev (récit)
Aux éditions de la Table Ronde : Tous les grands ports du monde ont des jardins zoologiques (Remarquable choix de poèmes par Karel Logist)


Metadata

Auteurs
Lucien Noullez
Sujet
Le poète Marcel Thiry en Ukraine en 1916
Genre
Chronique littéraire
Langue
Français