© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Liliane Wouters, la voix la plus vraie

Francine Ghysen

Texte

Grand poète, traductrice fervente, anthologiste passionnée, dramaturge originale, Liliane Wouters incarne, dans chacun de ces domaines, la liberté créatrice. Elle nous a quittés aux derniers jours de février, mais sa voix, aux mille inflexions mais toujours vraie, nous accompagne.

La poésie a toujours été, pour Liliane Wouters, l’essentiel.

La poésie qui naît d’une faille, d’une fêlure (ainsi la définissait Jean de Boschère : « Et puis enfin à midi et à jeun / la pensée se fend et s’ouvre »), et atteint l’indicible, le sacré.
Au fil des saisons, elle a tracé, creusé un chemin unique, embrassant, dépassant les contraires pour aller toujours plus loin dans la profondeur, le dépouillement, la liberté.

Son premier recueil, La marche forcée (Georges Houyoux, 1954), par l’ampleur de son inspiration, sa fermeté, rares chez une jeune fille de vingt-quatre ans, lui valut une reconnaissance immédiate.
Dans son avant-propos, Roger Bodart saluait cette jeune inconnue qui lui avait envoyé, deux ans plus tôt, des poèmes qui l’avaient frappé : on sentait bien que leur auteur « ignorait presque tout de la littérature d’aujourd’hui. Sa valeur venait de là : elle ne devait rien qu’à elle-même ».

Dès ce premier livre, son ton s’imposait. Ode à Mère Flandre (« ma terre mystique et baroque / je suis encore ton enfant. »). Requiem espagnol. Présence de Dieu et du diable. Ballades et tableaux du temps jadis. Enfantement du poème (« Mon double, mon écho, poème en devenir / avec ta voix étrange / serais-tu pas le Dieu, qu’un soir pour m’endormir / me promettait un ange ? »). Allégresse (« l’amour de vivre est mon partage »). Âpreté (« Morts, ne me dites plus que je suis votre sang, / Car je ferai la sourde. / Je ne pourrais aller où votre âme descend : / Ma besace est trop lourde. »).

Ce recueil « noir, rouge et or » s’achève sur un provocant L’enterrement du bon Dieu - qui, toutefois, « n’est jamais si fort que lorsqu’on l’a tué ». Il se voyait décerner quatre prix, deux à Bruxelles, deux à Paris.

Dans les marges du deuxième, Le bois sec (Gallimard, 1960), plus serré, dense jusqu’à la dureté (« Je montre mon bois fossile / c’est lui qui flambe le mieux »), elle notait :
« Aucune recherche esthétique ou intellectuelle ne me guide, le poème répond à un besoin. Mettons que ce soit un cri. Mais un cri contrôlé ».

Cri de douleur, de désespoir, Le gel (Seghers, 1966) atteint un absolu glacé (« Chute noire, verticale, / gouffre vide où je me fonds. / Voici la dernière escale. / L’ancre ratisse le fond. »). Une bouleversante nudité. Où « sous le tranchant / des lames, sous la glace, à roche fendre / je puisse enfin mon âme faire entendre ».

Après ce livre transperçant, dix-sept années s’écouleraient avant que ne resurgisse le poète dans L’aloès (Luneau Ascot, 1983), qui réunit l’essentiel des trois recueils de jeunesse et les complète, sous le titre État provisoire, d’une belle moisson d’inédits. Plus de glace, mais les eaux vives, les musiques, les couleurs d’une renaissance. « L’amour n’a ni commencement ni fin. / Il ne naît pas, il ressuscite. / Il ne rencontre pas, il reconnaît. » « Parfois l’amour et le désir dorment ensemble. / En ces nuits-là on voit la lune et le soleil. » « Partir avec en soi la page souvent lue, / L’arbre dont on connaît chaque frémissement, / Le familier visage où pas un trait ne ment. » « Je n’ai qu’un cri pour témoigner de moi. »

Un théâtre doucement absurde,
cocasse et déchirant
Si, entre Le gel et L’aloès, le poète se retranche dans le silence, Liliane Wouters restait bien présente à travers ses pièces de théâtre et des anthologies.

Elle avait déjà fait une incursion à la scène, sur une suggestion de Claude Etienne, directeur du Rideau de Bruxelles, avec Oscarine ou les tournesols, pièce grinçante sous une impétueuse fantaisie.

Suivaient La porte (1967) et son inquiétante énigme, obsédant une famille qui ne voit plus qu’elle dans la maison fraîchement achetée, cette porte sans clenche ni serrure qui, pressent-on, recèle un piège.

Vies et morts de Mademoiselle Shakespeare (1979), avec des « s » car « au cours de son existence, chacun naît et meurt plusieurs fois ». Commandée par Albert-André Lheureux, dans le cadre d’un programme exclusivement belge à L’Esprit frappeur, la pièce raconte l’itinéraire de Williame, jeune femme écrivain qui se prend pour un des plus grands, Shakespeare.
Au terme de maintes rencontres surprenantes, de Némésis (le destin), Catharsis (la purification) au docteur Ricochet ou au Grand Mécène, et surtout de celle d’Agathe, la révélation magique et douloureuse de l’amour, Williame descend jusqu’au fond de sa solitude, jusqu’à sa réalité la plus profonde, et devient elle-même (« Chacun tisse en soi sa propre douleur / Dans l’amour perdu chacun regrette non ce qu’on lui ôte mais ce que lui-même y avait mis »).

Aux antipodes de cette veine poétique, doucement absurde, cocasse et déchirante, la comédie réaliste La salle des profs (1983) crépitait d’une ironie et d’une drôlerie irrésistibles. Celle qui fut, avec bonheur, institutrice durant trente ans, y croquait sur le vif une poignée d’enseignants avec une joyeuse férocité. Un succès mémorable !

L’année suivante L’équateur invitait au voyage sur un grand voilier emmenant cinq passagers vers une ligne mystérieuse, peut-être fatidique. L’angoisse monte à bord. L’un se découvre une âme ; un autre voit se confondre le point final avec un point d’incandescence. Et, tandis que se profile l’inéluctable, les voyageurs débattent, s’interrogent : qu’est-ce que le bonheur ? Le docteur Nix a sa réponse, douce-amère : « C’est ce qu’on avait, quand on ne l’a plus. Ce qu’on voudrait quand on ne l’a pas. Ce qu’on aura, avant qu’on l’ait ».

Dans sa dernière pièce, une tragédie historique, Charlotte ou la nuit mexicaine, Liliane Wouters nous montre l’héroïne, enfermée dans sa folie, sombrant dans la nuit, et plante devant elle trois servantes qui, face à ses cris désespérés, à ses délires, tiennent, sans guère de compassion, le langage de la raison.

Point de prolongement du poète chez la dramaturge. D’emblée, Liliane Wouters adoptait un langage différent, plus direct, plus dru, plus concret. « Autant mon ‘je’ poétique, nous disait-elle un jour, se sent habité par quelqu’un, autant mon ‘je’ dramatique a pour fonction d’habiter, d’occuper ses personnages. [...] Concluons ainsi : le ‘je’ du poète serait personne ; celui du dramaturge serait plusieurs. »
Le théâtre, c’est le plaisir de communiquer, de (se) divertir, de construire une trame, d’émouvoir, de faire rire. La possibilité de libérer, d’extérioriser des côtés de soi qui sont parfois loin de la poésie, et ainsi d’épurer celle-ci.
Ses amis, paraît-il, la reconnaissent mieux dans son théâtre, car il est, à son image, « loufoque, triste et gai ».

Une anthologiste qui part des textes
plutôt que des noms
Nous avons découvert l’anthologiste dans l’intrépide Panorama de la poésie française de Belgique (1976), qu’elle composa à la demande de Jacques Antoine, avec l’indépendance d’esprit et l’exigence qu’on devine. Tranchant sur nombre de florilèges égrenant les noms de poètes mineurs jamais mis en doute : « Nos Giraud, Gille et autres Gilkin cachèrent longtemps l’admirable Max Elskamp. »
C’est que, observe-t-elle en préambule, le faiseur d’anthologie part généralement des noms. Il ne juge pas l’arbre à ses fruits et décide des fruits à partir de l’arbre. Au contraire, elle est partie des fruits, donc des textes, et a dessiné hardiment ce panorama scandé de thèmes où elle a refusé de se citer. Par élégance. Et parce que, à cette époque, elle traversait une période d’incertitude à l’endroit de ses propres poèmes. Et puis, ajoutait-elle malicieusement quand on regrettait cette absence : « Cela me permet de répondre à ceux qui se plaignent de ne pas figurer dans le livre : vous n’êtes pas le seul, moi non plus je n’y suis pas ! »

Après Terre d’écarts, avec André Miguel, et Ça rime et ça rame, choix de poètes belges destiné au jeune public, Liliane Wouters se lançait, aux côtés d’Alain Bosquet, dans l’aventure d’une monumentale Poésie francophone de Belgique. « Pour juger – avec amour et objectivité – la poésie, il est préférable d’être deux », écrivaient les auteurs en introduction.
Leur credo : « Le poème durable est celui qui provoque un choc ».

Quelque dix ans de recherches, de lectures, de réflexions, parfois de débats et, au total, un bilan magistral. Surtout précieux par les noms oubliés, méconnus, qu’il sort de l’ombre, voire ressuscite. Déployé en quatre volumes (parus entre 1985 et 1992, l’Académie prenant le relais des éditions Traces) qui, couvrant les poètes nés entre 1804 et 1962, explorent un siècle et demi de poésie.

Enfin, elle signait, avec Yves Namur, Le siècle des femmes (Les Éperonniers, 2000), anthologie de la poésie féminine en Belgique et au Luxembourg au XXe siècle, et Poètes aujourd’hui (Le Taillis Pré, 2007).

La poignante plénitude
des poèmes de la maturité
L’an 1990 paraît Journal du scribe, livre de rupture, point de non-retour. Liliane Wouters abandonnait la métrique régulière pour le vers libre, ainsi que le lui avait prédit Alain Bosquet, et, pour la première fois aussi, elle s’effaçait derrière un autre : le scribe.

« C’est un livre qui me précède, nous disait-elle, comme si quelqu’un marchait devant moi, qui me l’avait dicté. Je l’ai écrit dans une profonde sérénité, une sorte de vacuité, un état second, à la fois d’extrême lucidité et de dépossession de moi. »

Il résonne toujours en nous, avec ses accents d’une poignante plénitude.

« Fixe un point devant toi, regarde au loin, / même si tout n’est que mirage, / même si loin il n’y a rien. » « Tu crois posséder, tu n’as rien. / Tu crois avancer, tu n’as pas bougé. / Tu crois appartenir, tu échappes. / Tu crois habiter, tu traverses. / Tu crois finir, tu commences. »

Dix ans plus tard, Le billet de Pascal alterne – et concilie étonnamment – les figures de Blaise Pascal en son heure d’illumination, de sa bien-aimée grand-mère Clémence. Retraverse des plages de sa vie, telle son adolescence de pensionnaire à l’École normale de Gijzegem, d’où elle sortira institutrice. « Mon Port-Royal, des murs de pierre grise / entre deux carrés de navets ». Elle évoque aussi le temps venu d’apprendre à s’en aller tout doucement, pas à pas...

En 2009, Le livre du soufi fait chanter des poèmes d’amour.

« Et si l’amour qui possédait deux êtres / Après leur mort devait se ranimer ? / Se retrouvant et sans se reconnaître / Ils ne pourraient que de nouveau s’aimer. » « Aimer, c’est à travers le corps / Rencontrer l’âme, c’est aussi / Par les sentiers de l’âme aller / À la découverte du corps ».

Des prières :

« Seigneur, pardonne-moi / Même devenu grain de sable / Et ce grain perdu dans la mer / Tu sauras où me retrouver, / J’existerai toujours pour toi ». La nostalgie des amis disparus : « Pourtant ils étaient là / Autant que moi vivants / Et parfois davantage ».

De méditations sur le temps, la mort, l’éternité...

Ces trois personnages – le scribe, Blaise Pascal, un soufi sans nom –, très différents mais unis par l’écriture, nous reviennent dans Trois visages de l’écrit (Espace Nord, 2016), promis à devenir un livre de chevet. Accompagnés d’une conversation entre l’auteur et Yves Namur et d’une postface de celui-ci.

Dans l’intervalle, on ne peut oublier le dernier recueil de Liliane Wouters, le très beau et prenant Derniers feux sur terre (Le Taillis Pré, 2014). Le chant d’adieu du vieux capitaine Nobody, porté par une ultime flambée de passion, un espoir fou, qui balaient les misères, les défaillances de l’âge, et pour lesquels il vaut la peine de mourir.

Au fil de son dialogue avec Yves Namur, qui prolonge l’émotion des poèmes réunis dans Trois visages de l’écrit, elle s’ouvre de son rapport à la mort qui remonte à l’enfance. Sa tentative, au long des années, de l’apprivoiser. Le grand point d’interrogation de « l’après la mort », de l’au-delà. Et elle confie :

« J’ai noté quelques vers pour un prochain livre, si j’en ai encore l’occasion, et je les mettrais volontiers sur ma tombe. Immédiatement après mon nom, il y aurait : ‘Je, c’est-à-dire le principe qui m’anime et qui poursuivra son voyage en me quittant’ ».

Plutôt que de foi, elle préfère parler d’espérance.
Et de l’amour, qui fut « la grande affaire » de sa vie, et sans lequel elle n’aurait « absolument pas » pu écrire. « Ce n’est pas un thème, c’est un moteur ! Je veux me dépasser, sortir de moi au moment où j’aime... » « Oui, j’ai brûlé et je me suis brûlée ».

« Fille de Flandre
aimant le parler français »
Une œuvre multiple, oui. Inépuisable, en vérité !
Car nous n’avons pas encore abordé la traductrice inspirée de textes flamands du Moyen Âge Belles heures de Flandre (Seghers, 1961, Les Éperonniers, 1997), Reynart le Goupil (Renaissance du Livre, 1974) et de Guido Gezelle (Seghers, 1965) et Un compagnon pour toutes les saisons : Guido Gezelle (Autre temps, 1999).

Un travail magnifique, porté par ce désir, qu’on retrouve chez l’anthologiste, de faire connaître, résonner, les œuvres aimées, de transmettre, de partager. Et qui renvoie à sa double culture de « fille de Flandre, aimant le parler français ».
Roger Bodart ne reconnaissait-il pas, chez l’auteur de La marche forcée, l’humour de Breughel allié à la mélancolie d’Apollinaire ?

Ni évoqué le merveilleux Paysage flamand avec nonnes (Gallimard, 2007, Espace Nord, 2013), récit tour à tour sarcastique et attendri, allégrement féroce et délicatement nostalgique de ses années à Gijzegem, rebaptisé Giesland.

Années austères : discipline stricte, frugalité, contraintes et prières perpétuelles, mais aussi éclosion d’amitiés indestructibles, éclats d’impertinence, de folle gaieté, de rébellion. Et, pour la jeune citadine qu’elle était, découverte frémissante de la nature au gré des saisons. Au final, c’est un sentiment de gratitude qu’elle éprouve pour cette « école de vie » où elle a puisé des forces et perçu, au-delà de l’étroitesse d’esprit, une certaine noblesse.

Il faudrait dire encore tant de choses...
Son amour de la mer (la mer du Nord, la vraie !). La mer, s’enthousiasmait-elle, c’est l’ouverture vers ce qui n’a pas de fin, et aussi un mouvement, un rythme perpétuels.

Son entrée, en 1985, à l’Académie royale de langue et de littérature françaises.

Reçue par Jean Tordeur qui ne cachait pas sa joie et son émotion, elle mettait, dans l’éloge de son prédécesseur Robert Goffin, la perspicacité, la liberté, l’ironie chaleureuse qu’on attendait d’elle. Et que Goffin eût été le premier à savourer, ravi d’entendre ainsi célébrer sa place à l’Académie :

« Le fauteuil le moins rigide, le plus mobile, le moins conventionnel, le plus multiforme et, sans doute aussi, le plus spacieux de notre assemblée ».

Comment faire l’impasse sur les nombreux prix qui ont jalonné son parcours ? Des Prix Renée Vivien, Louise Labé au Prix triennal de Poésie ; de la Bourse Goncourt de la Poésie au Prix Montaigne ; du Prix quinquennal de Littérature au Prix Apollinaire...

Comment ne pas garder en nous l’écho de son éclatante affirmation :

« L’art de vivre pour moi, consiste à changer d’écorce »

qui donne son titre à l’une de ses deux anthologies personnelles : Changer d’écorce. Poésie 1950-2000 (La Renaissance du Livre, 2001), l’autre s’intitulant Tous les chemins conduisent à la mer (Les Éperonniers, 1997).

La trace de sa farouche indépendance, à l’écart des mondanités littéraires comme des sentiers battus :

« Il est toujours bon d’être en marge : cela développe l’acuité, la combativité ».

Son sens de l’amitié. Son rire sonore, ponctuant une joyeuse impertinence au détour d’une conversation téléphonique, un mois peut-être avant sa mort.

S’il faut choisir un dernier mot, ce sera : lyrisme (« lyrique je suis, je reste »), vibrant sous la bride serrée.

Le plus beau vers de la langue française n’était-il pas, à ses yeux, celui d’Anna de Noailles : « Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir ».



Metadata

Auteurs
Francine Ghysen
Sujet
La femme de lettres Liliane Wouters
Genre
Chronique littéraire
Langue
Française