La novellisation, une écriture différente du cinéma (2015)
Jan Baetens
Texte
La novellisation, méchant anglicisme dérivé de « novelization », est une pratique éditoriale qui consiste à publier sous forme de roman la charpente narrative d’un film ou la nouvelle saison d’un feuilleton télévisé, à la fois pour soutenir le lancement des œuvres visuelles que pour bénéficier en retour de leur succès commercial escompté XX.
En principe, tant le livre que le film profitent de cette opération, fréquemment mise à contribution mais mal connue des amateurs de littérature parce que les novellisations se vendent peu en librairie traditionnelle (on les trouve plutôt ailleurs : supermarchés, maisons de la presse, aéroports) et n’entrent pas facilement en bibliothèque.
La durée de vie d’une novellisation est très courte : du moment que le film novellisé n’est plus en salle, les invendus passent au pilon, et les éditeurs spécialisés n’ont guère l’habitude de constituer un fonds.
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L’existence de la novellisation, qui à première vue redouble lourdement le film, ne doit pas étonner. De tous temps, il y a eu une demande très forte de ce type de publications, qui répondaient à des attentes précises. Celles des producteurs cinématographiques, soucieux de publicité, mais aussi celles du public, toujours à la recherche de nouvelles façons de continuer ou de multiplier l’expérience cinématographiques. Le plaisir du film est un plaisir qui se décline à l’infini et la novellisation joue un rôlé clé dans ce processus, même à l’époque où on peut revoir un film autant de fois qu’on le veut (ce qui était loin d’être le cas avant l’émergence des cassettes VHS vers 1980).
À cela s’ajoute que la novellisation a longtemps servi de substitut au film qu’on n’avait raté en salle, quelle qu’en soit la raison.
Enfin, la novellisation continue à rendre service à tous ceux qui cherchent dans l’écrit une réponse aux questions restées ouvertes au moment du visionnement.
À l’époque du muet, les novellisations rétablissaient les dialogues ; aujourd’hui, elles donnent des clés psychologiques et aident à mieux comprendre des intrigues sophistiquées (ou tout simplement mal exposées).
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La novellisation est donc un genre éminemment utile. Mais apparemment cela ne suffit guère à lui donner ses lettres de noblesse, le genre étant mal vu des lecteurs et critiques « sérieux », pour autant qu’ils daignent s’y intéresser. De la littérature jetable, donc, et qui mérite de l’être ?
Les choses sont plus complexes. Elles sont aussi bien plus anciennes que le standard actuel, et qui est le volume de 200 pages en format de poche avec couverture imitant l’affiche du film.
En effet, la novellisation est aussi ancienne que le cinéma, et les manières de novelliser ont changé tout autant que celles de faire du cinéma.
Les premières années du muet connaissent déjà une forme de « protonovellisation »XX : ce sont les descriptions, souvent longues et fort détaillées, que les producteurs glissent dans les catalogues qui leur servent à vendre leurs films.
Quelque temps après, dès les années 1910, ces mêmes producteurs s’arrangent pour que les journaux à grand tirage publient semaine après semaine la version écrite des feuilletons (les « serials ») au moment où ils passent dans les salles. En cas de grand succès, les livraisons sont réunies en volume, et c’est bien le modèle du livre, ou plutôt de la brochure, qui s’impose dans les années 1920 et 1930, lorsque le long-métrage de fiction devient le format le plus rentable.
En France, plusieurs éditeurs lancent des collections bon marché qui proposent à un rythme hebdomadaire des « films racontés ».
Tel est le succès que ce marché, que dominent des maisons dites de « littérature populaire » comme Tallandier, attire aussi des éditeurs d’un tout autre type, dont Gallimard, qui publiera pendant quelques années une série de novellisations de films de grand prestige culturel, comme par exemple le Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, mis en roman par Pierre Bost (celui même du célèbre duo Aurenche et Bost, dont les « scénarios-adaptations » étaient au centre de la grande polémique de François Truffaut contre les tenants de la « qualité française) XX.
Illustrées par des photos de tournage, ces publications tiennent plus du magazine que du livre : papier de mauvaise qualité, petit format, nombre de pages standardisées, agrafage plutôt que brochage ou reliure, distribution en kiosque, anonymat ou pseudonymie des signataires, souvent des débutants ou des « nègres » acceptant toutes sortes de tâches alimentaires.
Les années 1930 voient l’apparition des éditions de poche, plus lentes à arriver en France, où elles se voient concurrencées tout de suite par des collections de plus grand format, comme "Romans-choc", la collection des éditons Seghers qui a novellisé vers 1960 les œuvres essentielles de la Nouvelle Vague). Aujourd’hui, il reste peu de traces de ces collections spécialisées, mais la quantité de novellisations reste considérable, et l’amateur les retrouve sans peine dans le catalogue d’éditeurs de poches, comme J’ai lu ou Pocket.
La réticence des novellisateurs à signer leur travail de leur vrai nom peut se comprendre. Les conditions de travail sont souvent pénibles, même si le travail est correctement payé. Souvent on ne dispose que de quelques semaines pour bâcler un texte de deux cents pages, car idéalement, il faut que la novellisation soit disponible une ou deux semaines après la première du film, et les documents sur lesquels on peut s’appuyer sont souvent lacunaires : dans la plupart des cas, les film est encore en post-production, et le scénario qui sert de base au canevas de la novellisation n’est pas forcément celui de la version finale de l’œuvre filmique.
D’où une caractéristique très singulière de nombreuses novellisations commerciales : l’absence de descriptions visuelles. Dans le doute de ce qui sera montré au spectateur, le novellisateur préférera s’abstenir.
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De manière moins anecdotique, l’embarras des novellisateurs tient aussi à des raisons plus littéraires. À la différence des innovations et formelles que le cinéma s’est avéré capable de susciter du côté de la littérature, la novellisation a été longtemps obligée de suivre le moule narratif et stylistique de la défunte littérature populaire du 19e siècle, à savoir le feuilleton mélodramatique ou sensationnel, alourdi par toutes sortes de stéréotypes d’intrigue, de psychologie et de formulation.
Des œuvres cinématographiquement novatrices, comme par exemple Les Vampires de Louis Feuillade, dont on connaît la fascination qu’elle exerçait sur les groupes surréalistes de Paris et de Bruxelles, ont été novellisées de manière particulièrement rétrograde, et la même observation doit se faire pour la plupart des novellisations commerciales jusqu’à ce jour.
On peut trouver du charme à ces livres bourrés de clichés d’un autre temps, mais à la condition expresse de les « consommer », c’est-à-dire de les lire très vite et sur le mode de la distraction.
Certes, il existe aussi des cas où la novellisation ne manque pas de qualités, même sur le plan du style, mais il serait injuste d’évaluer un travail alimentaire avec les mêmes critères qui servent à juger des créations « autonomes ».
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Comme pour d’autres genres paralittéraires, populaires ou commerciales, l’histoire de la novellisation est celle d’une lente émancipation. À chacune de ces étapes, la novellisation a produit des œuvres intéressantes, qui pourraient avoir leur place dans n’importe quelle études sérieuse des échanges entre cinéma et littérature, voire dans n’importe quelle bon aperçu historique de la littérature moderne et contemporaine.
Pour ne donner que quelques exemples empruntés à la production francophone XX : la variation sur La Belle et la Bête, dans le journal du tournage tenu par Jean Cocteau lui-même (et qui fait vivre un film très différent de celui qu’on aura vu à l’écran) XX; les deux novellisations de Tati, Les Vacances de M. Hulot (1953) et Mon Oncle (1958), par Jean-Claude Carrière, qui a entamé sa carrière de scénariste par des tâches de novellisateur XX; la transposition romanesque, par un certain Claude Francolin (dont l’identité demeure un mystère), du mythique À Bout de souffle (1960) XX; ou encore Cinéma (1999) de Tanguy Viel, novellisation du dernier film de Mankiewicz, Le Limier (1966) XX.
Un cas particulier, qui déborde d’une certaine façon le domaine étroit de la novellisation au sens technique du terme, est Plume d’Henri Michaux (1938), où de nombreux lecteurs et critiques ont cru reconnaître la traduction littéraire la plus convaincante qui ait jamais existé du personnage de Charlot.
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Mais c’est surtout en poésie que la novellisation est devenue un défi stimulant. Une auteure comme Véronique Pittolo multiplie les micronovellisations dans le recueil Gary Cooper ne lisait pas de livresXX, tandis que Christine Montalbetti, dans un texte en prose, exaspère les propriétés d’un genre déjà hypercodé en lui-même comme le western XX. J’ai moi-même consacré un recueil entier à l’adaptation de Vivre sa vie de Godard (1962), non sans de grandes libertés, qui sont un des traits marquants des novellisations littéraires en général XX.
Contrairement aux novellisations commerciales, nées d’une commande et devant par contrat livrer un texte qui restitue pour telle date en tant de mots une version romanesque de l’intrigue décrite par un scénario, les novellisations littéraires sont issues d’un désir de cinéphile et profitent largement des acquis d’un genre bien connu des poètes, l’ekphrasis ou description d’œuvres visuelles (existantes ou imaginaires).
Les auteurs littéraires ne parlent guère d’œuvres toutes récentes, moins parce que cette contrainte les gêne que parce qu’il y semble y avoir un rapport très intime entre cinéphilie et nostalgie. Le cinéma préféré des cinéphiles est souvent le cinéma découvert à la fin de l’adolescence...
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La novellisation, que ce soit en prose ou en poésie, est donc loin d’être un phénomène marginal, et on ne peut que regretter sa quasi-absence dans les travaux sur cinéma et littérature. Il est pourtant quelques bonnes raisons qui expliquent le caractère presque invisible du genre.
La raison principale reste le clivage entre novellisations commerciales et novellisations littéraires.
Abstraction faite du problème de la qualité des œuvres (comme on l’a vu, il existe des novellisations commerciales de grande qualité ; inversement, toutes les tentatives littéraires de s’approprier le genre ne sont pas des réussites incontestables), force est de constater que les travaux plus ambitieux se situent souvent en marge du genre : peu de novellisations littéraires acceptent le label générique de « novellisation », et préfèrent s’appeler autrement, par exemple « roman ».
C’est dire qu’il n’existe pas vraiment quelque chose comme une novellisation « art et essai » et que les effets en retour sur la novellisation de type commercial sont réduits. Le ghetto subsiste, et loin de vouloir changer le genre, les tentatives les plus intéressantes cherchent plutôt à s’en évader.
Une seconde raison de l’ignorance du genre tient à la difficulté de comprendre la novellisation en elle-même, qui est moins un genre littéraire qu'une pratique culturelle. Une telle pratique excède inévitablement les seules dimensions du texte et de sa lecture.
La novellisation fait partie de quelque chose de plus large que la seule lecture, à savoir l’expérience du cinéma. Celle-ci « déborde » le seul visionnement des œuvres, pour affecter toute une série d’autres pratiques : aller au cinéma, discuter d’un film, en prolonger l’expérience en inventant des continuations ou des variantes, le revivre par des mises en scène, se l’approprier à travers un jeu d’allusions et de clins d’œil…
La novellisation ne peut être comprise que dans ce cadre plus large, dont l’étude devrait intéresser au plus haut point les chercheurs en littérature. La novellisation est en effet l’exemple même d’un texte qui « vit », et les voies de son cheminement pourraient jeter une nouvelle lumière sur ce qui est rendu possible par un texte au-delà du seul dialogue avec les mots sur la page.
Mais bizarrement la raison la plus fondamentale de l'invisibilité de la novellisation vient peut-être du succès d’un genre annexe: le scénario. Comme l’a bien démontré Antoine de Baecque dans son étude sur la cinéphilie comme phénomène de culture XX, la cinéphilie n’est pas seulement l’amour du cinéma ou l’approche du réel à travers les leçons du cinéma, c’est aussi un autre rapport entre texte et image et une redéfinition radicale du cinéma comme littérature.
En régime cinéphile, le réalisateur écrit, aussi bien caméra que stylo en main. Le vrai réalisateur est celui qui écrit aussi des textes : il commence par publier des critiques, et après être passé derrière la caméra il publiera d’une part des livres d’entretiens et d’autre part les scénarios de ses films.
Ces scénarios, qui ont valeur d’adoubement, ne sont pas des novellisations, mais elles y ressemblent drôlement. Un scénario, au fond, offre la plupart des avantages d’une novellisation, tant pour les producteurs que pour les lecteurs-spectateurs, mais sans pâtir de ce qui, aux yeux du public comme à ceux des réalisateurs, handicape le genre : les lourdeurs stylistiques, les naïvetés narratives, les lieux communs psychologiques, bref le poids persistant du feuilleton mélodramatique qui hante la novellisation depuis ses débuts.
La novellisation n'est pas condamnée à perpétuer ces écueils. D'autres exemples existent déjà, et il suffit que de nouveaux auteurs s'intéressent à un genre qui a tout pour devenir un des grands carrefours entre littérature et cinéma.
© Jan Baetens, Le Carnet et les Instants 185 / 2015 et Le Carnet et les Instants 200 / 2018
Notes
1. À distinguer de ce qu’on appelle le « Hollywood novel », et qui désigne une création romanesque située dans le monde du cinéma ou inspirée de la vie des vedettes.
2. J'emprunte ce terme aux travaux d'André Gaudreault et Philippe Marion. Pour plus de détails, voir mon ouvrage La Novellisation, du film au roman, Impressions Nouvelles, 2008.
3. « Une certaine tendance dans le cinéma français », Cahiers du cinéma, N° 31, janvier 1954.
4. Quelques exemples classiques non francophones: Manuel PUIG, Le Baiser de la femme-araignée (Paris, Seuil, 1979) ou Robert COOVER, Demandez le programme ! (Seuil, 1991) et, dans un genre légèrement différent, Salman RUSHDIE, Le Magicien d'Oz (Nouveau Monde, 2002).
5. Jean COCTEAU, La Belle et la Bête. Edition anniversaire, Rocher, 2003.
6. Ces deux textes, publiés à la fin des années 1950, ont été réédités en 2005 aux éditions Robert Laffont.
7. Seghers, 1960.
8. Minuit, 1999.
9. Al Dante, 2004
10. Western, P.O.L, 2005.
11. Vivre sa vie, une novellisation du film de Jean-Luc Godard, Impressions nouvelles, 2006 ; repris dans l'anthologie Vivre sa vie et autres poèmes, Espace Nord, 2014.
12. Antoine DE BAECQUE, La cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture. 1944-1968, Fayard, 2003.
Notes
- À distinguer de ce qu’on appelle le « Hollywood novel », et qui désigne une création romanesque située dans le monde du cinéma ou inspirée de la vie des vedettes.
- J'emprunte ce terme aux travaux d'André Gaudreault et Philippe Marion. Pour plus de détails, voir mon ouvrage La Novellisation, du film au roman, Impressions Nouvelles, 2008.
- « Une certaine tendance dans le cinéma français », Cahiers du cinéma, N° 31, janvier 1954.
- Quelques exemples classiques non francophones: Manuel PUIG, Le Baiser de la femme-araignée (Paris, Seuil, 1979) ou Robert COOVER, Demandez le programme ! (Seuil, 1991) et, dans un genre légèrement différent, Salman RUSHDIE, Le Magicien d'Oz (Nouveau Monde, 2002).
- Jean COCTEAU, La Belle et la Bête. Edition anniversaire, Rocher, 2003.
- Ces deux textes, publiés à la fin des années 1950, ont été réédités en 2005 aux éditions Robert Laffont.
- Seghers, 1960.
- Minuit, 1999.
- Al Dante, 2004
- Western, P.O.L, 2005.
- Vivre sa vie, une novellisation du film de Jean-Luc Godard, Impressions nouvelles, 2006 ; repris dans l'anthologie Vivre sa vie et autres poèmes, Espace Nord, 2014.
- Antoine DE BAECQUE, La cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture. 1944-1968, Fayard, 2003.