Béatrix Beck, la vraie littérature est hermaphrodite (2003)
Karel Logist
Texte
Béatrix Beck est peut-être, à 88 ans, la doyenne des lettres françaises. Des lettres françaises de Belgique? A-t-on jamais pu vraiment la qualifier d’auteur belge? Les Éditions Labor qui republient aujourd’hui dans sa collection patrimoniale Confidences de gargouille ne semblent même pas se poser la question.
Le Carnet et les Instants a adressé à Béatrix Beck quelques questions auxquelles elle a répondu depuis sa verte retraite entre Paris et Normandie, dans un hameau improbable baptisé Les Flamands.
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Née en Suisse, à Villars-sur-Ollan, au détour d’un voyage, Béatrix Beck n’est plus belge depuis près de cinquante ans. Fille du poète et polémiste verviétois Christian Beck (1879-1916), elle vit paraître son premier poème en 1926 dans L’Écho de Paris.
Depuis, elle a mené de front l’écriture de nouvelles, de romans, de poèmes, de livres pour enfants, et un travail de journaliste, puis d’enseignante.
Après le prix Goncourt qui couronna en 1952 Léon Morin prêtre adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville, les œuvres se sont succédé, installant Béatrix Beck comme une manieuse de langue tout à fait unique. Iconoclaste mais religieusement, malgré la rigueur de certains de ses sujets, elle est avant tout une styliste attachée au rafraîchissement de la langue.
Béatrix Beck garde, de livre en livre, intact un esprit frondeur, la vengeant ainsi du temps qui lui inflige «l’humiliation de n’être pas morte jeune».
Depuis 1948, on lui doit une trentaine d’ouvrages, dont plusieurs romans semi-autobiographiques. Certains, dont L’enfant chat en 1984, furent de vrais succès de librairie. Le plus récent, La petite Italie, est paru en 2000. Béatrix Beck, qui ne renie aucun des livres publiés, souligne que celui auquel elle ne changerait pas une ligne est Barny, son premier roman.
Dans cette abondante production, un seul livre chez un éditeur belge: le recueil de poèmes Mots couverts, publié en 1975 aux Éditions Temps Mêlés par André Blavier, rencontré à Verviers lors d’un colloque consacré à Christian Beck. Simplement, confie-t-elle, parce qu’elle n’a «conservé aucune relation avec la Belgique».
Ses relations avec notre pays sont ambiguës, souvent conditionnées par le rapport à sa famille et à la nécessité de travailler. Béatrix Beck a dit son agacement quant au rappel de ses origines belges. Elle a même écrit dans une de ses nouvelles «Personne n’est belge: on est wallon, flamand, bruxellois».
Française d’adoption dès sa naissance, elle n’aura pourtant obtenu cette nationalité qu’en 1955, dans la foulé de la notoriété due au Goncourt. Que lui a apporté cette naturalisation? «La possibilité de pouvoir gagner ma vie. Ainsi qu’une grande reconnaissance envers Roger Nimier».
Lui demande-t-on si, restée en Belgique, elle aurait écrit la même œuvre, elle hésite : «L’écriture aurait été un peu différente».
Pour l’ensemble de son œuvre, Béatrix Beck a obtenu, en 1997, le prix littéraire de l’Académie française. La longue attente du succès ne la découragea jamais, ni les années difficiles qui suivirent son «lâchage» par Gallimard, qui pilonna le stupéfiant Cou coupé pour toujours.
«Ce qu’elle a pour elle, c’est qu’elle veut vivre», aurait déclaré le médecin qui la mit au monde. Des nombreux métiers exercés, ouvrière à Bruxelles, employée, secrétaire, certaines expériences ont trouvé un écho dans ses romans. Mais, et Proust l’a prouvé, un écrivain qui se consacre à la seule littérature peut, selon elle, créer par son seul imaginaire des univers variés.
La vieille dame ne perd rien de son dynamisme et de sa causticité et, avec la langue comme avec Dieu, elle entretient un rapport physique et passionnel à propos de son évolution religieuse, Béatrix Beck nous a confié : «Mon père avec écrit : Mon Dieu, jamais je ne vous pardonnerai de ne pas exister. Moi, j’étais d’accord avec un séminariste disant: Dieu n’a pas d’existence. Il est existence.»
De Christian à Béatrix Beck, de Béatrice à Bernadette, de Bernadette à Béatrice Szapiro, on peut s’étonner que quatre générations aient donné chacune un écrivain: en ce qui concerne sa fille puis sa petite-fille et leur entrée en littérature, Béatrix Beck affirme qu’elle ne les a «ni conseillées, ni encouragées». Mais elle ajoute que «La sagesse des nations dit que les chiens ne font pas des chats».
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Ses tout derniers livres sont des recueils de nouvelles au style alerte: Recensement, Vulgaires vies, Moi ou autres, Prénoms, ou Guidée par le songe, qui tous fouillent des univers et des vies dont l’amertume se nourrit d’humour. Une fausse méchanceté pleine de santé, une pudeur pétrie d’humanité forment les ingrédients de ces textes serrés, rythmés et nerveux.
Après les années Gallimard, marquées par une écriture blanche, dans la lignée de Gide ou de Jouhandeau, vient la deuxième « manière », qui débute avec La décharge en 1980. Par rafales, ellipses, litotes et cruels mots d’enfants jalonnent ces histoires, qui parviennent à être à la fois réalistes et oniriques. La transcription de rêves traverse d’ailleurs plusieurs des récits de Béatrix Beck qui ne nie pas que ce procédé marque une filiation avec le surréalisme, «et surtout avec la psychanalyse: rêve, voie royale pour atteindre l’inconscient».
Bien que les romans de cette «renaissance» (d’abord aux éditions Le Sagittaire, puis chez Grasset) aient parfois été comparés, par le style et par le discours, à ceux de Raymond Queneau, Béatrix Beck ne reconnaît aucune affinité avec le père de Zazie.
Parmi les écrivains français contemporains qui lui apparaissent importants, elle cite Jean Genêt et Frédéric Beigbeder. Pour le reste de la francophonie, elle ajoute malicieusement: «Les Québécois ont de très belles chansons».
C’est qu’en fin de compte, elle admet : «J’ai aimé à la folie certains livres mais aucun ne m’a marquée».
À la question de savoir s’il existe selon elle une littérature, une écriture «féminine», Béatrix Beck répond, catégorique: «écriture féminine si elle est mauvaise. Léonard de Vinci a dit avec raison que tout écrivain doit avoir le double sexe. La vraie littérature est hermaphrodite».
Diable de femme! enfin, comme nous lui demandions s’il lui arrive encore de s’indigner: «Oui, de la peine de mort. Aux États-Unis, infligée même à des débiles mentaux!»
© Karel Logist, Le Carnet et les Instants 126 / 2003 et 200 / 2018