© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

L’Atomium sur un plateau. Rencontre avec une autrice primée, Émilie Plateau

Fanny Deschamps

Texte

En automne 2022, Émilie Plateau s’est vu décerner le prix Atomium de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour l’ensemble de son œuvre.

Une récompense largement méritée pour cette bédéiste franco-bruxelloise, dont l’œuvre drôle, sensible et engagée se décline dans des projets éditoriaux variés. Autobiographies, biographies de femmes, autofictions: ses livres semblent s’ancrer dans la vie réelle plus que dans l’imaginaire.

Quand elle ne retranscrit pas les événements qui l’entourent, Émilie Plateau adapte en BD la vie de Claudette Colvin, héroïne oubliée des droits civiques, dans Noire (Dargaud, 2019) ; dirige un collectif autour de la chanteuse, musicienne et parolière Anne Sylvestre (Frangines, autoédité, mars 2022); ou se lance dans le récit de la vie méconnue de la photographe Vivian Maier dans un album à paraitre.

Sa dernière parution, L’épopée infernale (Misma, 2021), vous invite à vivre les aventures trépidantes d’une autrice de BD, Emily D. Platew, entre salons littéraires, panne d’inspiration, interviews radio et dédicaces en librairie.

Pour en savoir plus sur son parcours, ses choix, sa façon de travailler, nous l’avons interrogée dans son atelier partagé molenbeekois, à deux pas du canal.




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Enfant, étiez-vous lectrice, qu’est-ce qui a fondé votre imaginaire?



J’ai grandi parmi les livres. Ma mère était orthophoniste, et il y en avait beaucoup dans son cabinet. Je me souviens des romans de Marie-Aude Murail, Susie Morgenstern… que ma sœur et moi adorions. Mais j’étais plutôt bande dessinée.

Comme tous les enfants à l’époque, quand je recevais le magazine J’aime lire, je lisais toujours Tom-Tom et Nana en premier.
J’étais abonnée à Spirou, Astrapi…
J’adorais les histoires des jumeaux Pic et Pik, Marion Duval d’Yvan Pommeaux...
J’ai lu les classiques, j’étais fan de Tintin.

Mes gouts se sont ensuite affinés à l’adolescence. À douze ans, j’ai découvert Claire Bretécher, et aujourd’hui encore, c’est mon autrice préférée. C’est un modèle, que je relis régulièrement.

Adolescente, j’aimais aussi beaucoup Annie Goetzinger, qui a un dessin très élégant.

Avec elles deux, je me suis que s’il y avait des femmes qui faisaient de la bande dessinée, peut-être que je pourrais en faire plus tard…

Je dessinais beaucoup: je suivais des cours, je recopiais des planches de BD que j’aimais. Et puis, j’écrivais sous ma couette tous les soirs: je remplissais des carnets et des carnets, des journaux intimes, que je n’ose pas trop relire!
Mes parents m’ont beaucoup emmenée dans des musées, voir des expositions.
Mon père, architecte d’intérieur, a fait les Beaux-Arts. Il dessine et fait de la photo. Je dirais que j’ai choisi un mélange du boulot de ma mère, qui se situe du côté de l’écrit et de la parole, et de celui de mon père, du côté du visuel.



Vous souvenez-vous des premières histoires que vous avez dessinées?



Ma mère m’a rendu un dessin que je lui avais offert enfant: une double page représentant un bateau de pirates, avec des petites saynètes. J’aimais créer des petits univers, sur papier ou en Lego, me raconter des histoires. Et aujourd’hui, je réalise beaucoup de dioramas, des saynètes en papiers découpés. En fait, je n’ai pas grandi !



Quel parcours vous a amenée à devenir autrice de bande dessinée?



Après avoir passé mon bac avec option arts plastiques, j’ai passé une année aux Beaux-Arts de Saint-Étienne, mais j’ai détesté l’ambiance. On se faisait casser en permanence. Ça a été une déception.

Ensuite, j’ai étudié un an les arts plastiques à l’université de Montpellier, mais les cours proposés étaient beaucoup plus théoriques.
Puis, j’ai commencé à participer à un fanzine collectif, Taxidermie.
J’ai passé le concours des Beaux-Arts de Montpellier et j’y ai étudié pendant cinq ans.

Mais pour les profs, la BD n’était pas considérée comme de l’art. Alors je faisais du dessin avec du texte, mais les profs appelaient ça du dessin contemporain, pas de la BD.
Je pense que la forme que prend mon travail aujourd’hui, sans cases, sans bulle, a été complètement influencée par les Beaux-Arts.


Pendant ces études, j’ai monté un fanzine collectif avec des copines: Mu. On y faisait des expos, des événements… En quatrième année, j’ai fait un stage pour la maison d’édition indépendante 6 pieds sous terre. C’était génial. J’ai d’abord passé deux mois dans le bureau du directeur artistique à nettoyer des planches de BD. J’aidais lors de festival, à porter des cartons, bosser sur des expos…
Ça m’a permis de faire plein de rencontres dans le monde de la bande dessinée et de me rendre compte que c’était vraiment ce que je voulais faire.
L’auteur de BD Gilles Rochier m’a prise sous son aile et m’a conseillé de monter un fanzine pour le festival d’Angoulême de l’année suivante. Il m’a présentée à tous les éditeurs indépendants à qui j’ai montré mon travail, même si j’étais très gênée.
J’ai alors été acceptée sur le site de Grandpapier org ,
[pour en savoir plus sur Grandpapier, lire Violaine Gréant, «Grandpapier: de la BD indé en ligne», dans Le Carnet et les Instants n° 211, avril 2022]
un site sur lequel toute la jeune génération d’auteurs postait leur travail.

Ça a été un moment important pour moi. Il y avait énormément d’auteurs dont j’admirais le travail et qui, finalement, sont devenus des copains.
Beaucoup d’entre eux habitaient à Bruxelles. C’est pour ça qu’après avoir eu mon diplôme, je m’y suis installée, moi aussi.

J’ai intégré un atelier, Nos Restes, qui était également une structure de microédition. J’ai commencé un fanzine, Comme un plateau spécial Belgique, où je reprenais des phrases de mes colocataires.
Comme j’étais très timide, j’osais à peine sortir de ma chambre, et ça a été un moyen de rentrer en contact avec eux. Ils étaient contents de voir qu’ils étaient devenus de héros et héroïnes de bande dessinée! 6 pieds sous terre m’a proposé d’en faire ma première BD, une compilation de ces fanzines qu’il a fallu retravailler. Et Comme un plateau est sorti en 2012.




Quelle place prend le dessin dans votre quotidien?
Est-ce que vous remplissez des carnets à longueur de journée?



À l’âge de dix-sept ans, j’ai perdu ma grand-mère, et je me suis dit qu’il y avait plein de choses que j’allais oublier, que je ne savais pas d’elle. À ce moment-là, j’ai commencé à noter toutes sortes de discussions familiales, d’événements, sur les copines… J’avais toujours un carnet sur moi. Mais c’était plutôt de l’écrit. D’ailleurs, je pars toujours de l’écriture, dans mon travail.

Pendant certaines périodes, je faisais des croquis dans les trains. Lors de chaque trajet, je m’imposais de remplir un petit carnet, quelle que soit la durée. C’étaient des moments de lâcher prise, de dessin sans but précis, sans répondre à une commande. J’ai longtemps gardé cette pratique, mais maintenant c’est plus compliqué, car j’ai plus de travail.

Cet été, j’ai fait une session d’une semaine de croquis libre avec des copines, et c’était génial. J’aimerais fixer cela tous les jours: remplir une page de carnet pendant une heure… Ça demande une certaine discipline.


Vous dites que cela commence toujours par l’écrit.
Comment se passe le processus créatif autour d’un livre?



Je commence toujours par prendre beaucoup de notes. Les premiers albums que j’ai faits étaient autobiographiques.
Pour ceux-là, je notais des dialogues entendus autour de moi, et après j’en faisais de petits fanzines que je vendais lors de festivals ou en ligne.

Quand j’écris un livre, je commence par rassembler beaucoup de matière, puis j’élague, je synthétise.




Qu’est-ce que vous préférez dans ce processus?
Qu’est-ce qui est plus difficile?



J’adore écrire. J’aimerais vraiment écrire un roman un jour, mais ça me terrorise, parce que je m’appuie beaucoup sur le dessin. Dans l’ensemble, ce sont plutôt des phases, comme pour toute personne faisant un travail de création : il y a des périodes très productives, pendant lesquelles je dessine sans m’arrêter, et d’autres où je me sens nulle, je me dis que ça ne sert à rien.

Sur le plan du dessin lui-même, j’aime représenter les paysages, les bâtiments. Mais pas du tout les personnages.

J’aime l’étape de la mise en couleur et du nettoyage des planches qui demande moins de concentration: je peux écouter des podcasts ou des films débiles…



Vous travaillez sur des femmes comme Claudette Colvin,
Anne Sylvestre, Vivian Maier et vous-même.

Qu’est-ce qui motive vos choix?



Après avoir fait Noire, je me suis aperçue que tous mes livres traitaient d’un sujet commun: comment trouver sa place en tant que femme dans la société?

À commencer par mes ouvrages autobiographiques: comment trouver sa place dans une colocation alors qu’on ne connait personne, qu’on arrive dans la vie active, dans un autre pays, une autre culture...

Noire est arrivé à un moment particulier, où je voulais parler d’injustice. Gilles Rochier m’avait dit que Tania de Montaigne cherchait à faire adapter son roman, que j’avais lu et adoré. Il se fait que j’avais perdu une copine dans les attentats de Bruxelles, et ça m’a vraiment perturbée.
Je vois des liens entre cette BD et ce moment-là: c’est un geste anodin que de monter dans un métro ou un bus, et pourtant la vie peut en être complétement transformée.

Je voulais aussi faire un livre plus engagé, avec des thématiques fortes: le sexisme, le racisme, qu’est-ce qu’une héroïne? Comment vivre dans un monde intolérant? Ce livre m’a débloquée dans ma pratique, dans ma légitimité.

J’ai ensuite fait des fanzines sur l’homophobie, et puis L’épopée infernale qui, de mon point de vue, est très engagé sur les questions de sexisme dans le milieu éditorial.

Et puis il y a eu Frangines, un recueil collectif féministe consacré à Anne Sylvestre, pour lequel je n’ai demandé la participation qu’à des autrices et illustratrices. Souvent, les éditeurs disent qu’ils n’en connaissent pas beaucoup. Frangines, c’est un peu une réponse : voilà quarante-quatre autrices, pleines de talents, qui savent raconter des histoires touchantes, intelligentes… C’était une belle expérience à mener, même si c’était très énergivore.

Ce qui est fou, c’est que chacune doutait de son récit: « Peut-être que ce n’est pas intéressant? C’est autobio, c’est nul... » alors que toutes ces histoires sont magnifiques. Elles étaient totalement libres de faire ce qu’elles voulaient. Anne Sylvestre, c’est une femme qui a aussi été mise de côté. Sa mort m’a attristée, j’avais envie de faire quelque chose sur elle.

Je travaille pour le moment sur Vivian Maier, une artiste photographe qui a fait le choix de ne pas développer tous ses négatifs. Elle vivait au sein de familles riches, mais montrait son statut social notamment à travers ses photos dans des quartiers pauvres. Je réalise ce projet avec la scénariste Marzena Sowa, qui a fait beaucoup de recherches.



Vous pratiquez l’autobiographie.
En quoi est-ce différent de parler de soi et de parler des autres?



En réalité, dans mes premières autobiographies, je parlais surtout des autres. Je me plaçais en observatrice de mon entourage.
Ensuite, il y a eu Moi non plus (éditions Misma, 2015). qui a été très dur à réaliser, car je mettais mon cœur sur la table.
J’y parle d’une rupture amoureuse, de la sortie d’une relation toxique.
Ensuite, je n’ai plus fait d’autobio pendant un an et demi. J’ai fait des illustrations pour enfants, des commandes…
Ce qui m’a d’ailleurs permis de dessiner autre chose que des gens sur des canapés et a donc développé mon dessin.
Ça m’a donné plus d’assurance pour aborder le projet sur Claudette Colvin.
C’était très intimidant, parce qu’il s’agissait d’adapter le texte de quelqu’un d’autre, et qu’il fallait être respectueuse de personnes qui ont réellement existé.
Pour Vivian Maier, je suis plus à l’aise avec cet aspect, probablement parce que je suis maintenant consciente qu’il s’agit d’une interprétation de sa vie. On se base sur des faits réels, mais, comme le dit notre éditrice, Pauline Mermet, il y a la licence poétique. On peut raconter tout en respectant la personne.
Forcément, il faut extrapoler: il n’y a que deux photos de Claudette Colvin sur internet. Je ne savais pas où elle habitait, comment ça se passait chez elle, quel était son quotidien… Il faut apprendre à éluder toutes ces questions.
Cela a soulevé beaucoup de questionnements avec Marzena sur le scénario de Vivian Maier, parce qu’elle voulait coller à cent pour cent à sa vie, mais c’est impossible.



Dans L’épopée infernale, il s’agit de parler de votre vie
mais dans les codes d’un genre fictionnel.



L’épopée infernale, pour moi, c’était un exercice de style, réfléchir à comment scénariser autrement un récit autobio.
Je voulais parler de ma vie professionnelle, mais sans que ce soit chiant. Je voulais quelque chose de ludique et décalé. J’ai donc eu l’idée de faire un livre dont vous êtes l’héroïne, pour montrer combien il est compliqué de faire ce métier.

J’ai accepté beaucoup de sollicitations, de dédicaces, de déplacements, dans le but d’amasser de la matière pour mon livre. Je me documentais. Je me suis inspirée de tout ce que j’ai vécu depuis dix ans que je fais de la BD, ainsi que d’anecdotes recueillies et témoignages racontés. Il y a 99,5 % des situations qui sont réelles.




Est-ce que vous cherchez à évoluer d’un projet à l’autre?



Je ne le constate qu’après, mais je vois qu’il y a toujours une évolution.
Dans De l’autre côté, à Montréal, j’ai réussi à mélanger personnages et paysages.
Dans Moi non plus, j’ai ajouté une couleur.
Dans Noire, j’ai représenté des choses que je n’aurais pas dessinées dans un autre contexte.
Dans L’épopée infernale, je remplis plus la page, et il y a plus de texte.
Pour le projet sur Vivian Maier, la construction se rapproche plus d’un album classique, même s’il n’y aura pas de cases. Je me suis basée sur le format carré de beaucoup de ses photos. Je tends vers le travail de dessinateurs américains comme Chris Ware dont j’aime beaucoup l’esthétique: plein de petites cases avec des zooms sur des détails du quotidien… Et ça va bien avec les photos de Vivian Maier, justement.


À travers vos récits, s’agit-il aussi de tenir certains propos?



Forcément, il s’agit aussi de se raconter. Le récit est influencé par nos propres expériences.
Et puis, j’aime raconter des histoires sur le quotidien.
L’acte de Claudette Colvin s’inscrit dans un événement très quotidien.
Vivian Maier prenait des photos de son quotidien ou de celui des autres. Je vois ses photos comme un journal de bord perpétuel: elle avait une boulimie d’engranger tout dans son appareil. Il y a aussi un aspect sociologique, que je rapproche de Claire Bretécher: ce sont des observations du quotidien. Tout est lié!




© Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023

Note
Le collectif Frangines, édité par le label BC Music, début 2023.
L’album consacré à Vivian Maier chez Dargaud, septembre 2023.





Metadata

Auteurs
Fanny Deschamps
Sujet
Emilie Plateau, bédéiste, Bruxelles, prix Atomium de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2022
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023
Droits
© Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023