© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Dans l’intimité de la bibliothèque de Rossano Rosi

Rony Demaeseneer

Texte

La relecture du récent roman de Rossano Rosi, Le pub d’Enfield Road (2020), fidèlement édité par Les Impressions Nouvelles, est l’occasion de s’immiscer dans la bibliothèque personnelle d’un écrivain discret qui poursuit une œuvre stylistiquement exigeante mêlant pudeur intimiste et douce ironie…




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De quand datent tes premiers souvenirs de lecture? Y avait-t-il dans ton enfance liégeoise une bibliothèque familiale dans laquelle tu pouvais piocher? Quels sont les premiers livres ou auteurs qui te marquent?


Mes premiers souvenirs datent de l’école primaire. Des souvenirs très rares puisque je lisais peu, à l’exception de bandes dessinées (Tintin et Bob & Bobette). Pour ce qui est des livres, ce sont des Club des Cinq qui me passaient entre les mains. L’un ou l’autre roman d’Agatha Christie aussi, et c’est à peu près tout.

Il n’y avait pas de bibliothèque familiale. Pas de livres, à l’exception — à moins que ce ne soit un souvenir reconstruit, une sorte de fantasme personnel — du Germinal d’Émile Zola, qui fait écho bien entendu au métier de mon père, mineur de fond.

Par contre, j’ai le souvenir très net d’un dictionnaire italien-français: un vieux bouquin que j’aimais feuilleter de temps à autre, qui m’intriguait parce que je n’avais de la langue italienne, qui fut ma langue maternelle, qu’une connaissance orale. Ce dictionnaire tout déglingué, aux pages un peu jaunies, me disait de façon confuse, implicite, que l’italien n’était pas que cette langue que nous parlions à la maison (mon père étant florentin et ma Campanienne de mère ayant été scolarisée jusqu’à ses onze ou douze ans, nous parlions l’italien et non un dialecte), mais aussi un objet d’étude, de savoir.
En tout cas, j’y attachais de l’importance.

Pas de livres donc, mais bien des journaux. Il y avait chaque jour des hebdos et des journaux chez nous: Le Soir, mais aussi des quotidiens de turf (je pense même que mon père en achetait régulièrement deux différents: il avait tellement envie de gagner, ce qui ne lui est jamais arrivé), ainsi que de temps à autre des quotidiens italiens. Il Corriere della sera pendant longtemps, puis tout à coup, mon père s’est mis à acheter Il Giornale d’Indro Montanelli, un intellectuel toscan de droite originaire de Fucecchio, un bourg de la vallée de l’Arno, entre Empoli et Pise), que mon père admirait pour une raison que j’ignore, peut-être pour sa liberté d’esprit, alors que lui était plutôt de gauche.

Je me rappelle avoir été rappelé à l’ordre en Italie, un jour – je devais avoir dix-huit ans – avec Il Giornale sous le bras, par des camarades qui lisaient, eux, le très gauchiste Manifesto. Comme hebdo, ma mère achetait Grand Hôtel, avec de merveilleuses couvertures kitsch dessinées par Walter Molino et plein de romans-photos à l’eau de rose à l’intérieur que je lisais avec plaisir.



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Fréquentais-tu les bibliothèques publiques à cette époque?


Oui, la bibliothèque de la paroisse Sainte-Foy (les Club des Cinq et les Christie venaient de là), et puis un jour j’ai commencé à fréquenter les Chiroux, dans le centre de Liège, une superbe bibliothèque publique dont je n’ai jamais retrouvé l’équivalent à Bruxelles. J’ai commencé à lire de la littérature de façon régulière vers ma quatrième année d’humanités: vers quinze ans donc.

Avant cela, je compte sur les doigts d’une main les livres, les «vrais» livres «sans images» , que j’ai lus. Le premier roman «sérieux» dont je me souviens ce fut La Gloire de mon père de Pagnol, une lecture pour le cours de français en 1re année. Curieusement, ce poche a disparu de ma bibliothèque, alors que j’ai conservé presque tous les premiers livres que j’achetais à l’époque.



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Au milieu des années 1980, on connaît l’influence et le rôle d’animateur, de dénicheur qu’a joué Jacques Izoard sur la scène littéraire liégeoise ainsi que sur toute une génération d’auteurs, Laurent Demoulin, Karel Logist, Serge Delaive, etc., à laquelle tu appartiens.

Cette période est celle aussi où tu es diplômé en philologie romane de l’université de Liège.
As-tu pris part à cette «constellation Izoard»?

Ce bouillonnement littéraire autour de la figure du poète a-t-il contribué à élargir tes lectures, à découvrir de nouvelles plumes, de nouveaux auteurs?



J’ai entendu parler de Jacques Izoard vers l’année 1978, j’étais alors en 5e année d’humanités et m’étais mis à écrire abondamment depuis peu de temps. Lire la littérature m’a presque aussitôt mené à écrire, ce sont deux activités que je ne dissocie pas.
Entendre qu’il existait des lieux à Liège où l’on pouvait venir lire ses poèmes fut une nouvelle qui me transporta de joie.

J’ai donc lu des poèmes lors d’une de ces soirées. Je me rappelle y avoir croisé Savitzkaya, qui venait de sortir Les couleurs de boucherie, j’hésite sur le titre exact, et, surtout, William Cliff, dont les textes que je découvrais peu à peu à l’époque me plurent immédiatement et me réconfortèrent aussitôt: je n’étais donc pas le seul à compter les syllabes sur les doigts et à avoir du respect pour la rime, choses qui ont toujours étonné Jacques Izoard, qui, la bière ou le vin aidant, me brocardait volontiers à ce sujet.

Jacques Izoard était d’un abord très aisé ; converser avec lui était une chose d’une facilité étonnante, surtout près d’un comptoir.

Bref, ces rencontres m’ont permis de comprendre que la littérature, ça n’existait pas que dans les livres, qu’il y avait des individus bien vivants qu’on pouvait croiser en allant en tel lieu, avec qui parler. Le rôle de Jacques Izoard dans tout ça, lui qui est une personne envers qui j’ai toujours conservé une profonde tendresse et une énorme reconnaissance, fut fondamental.

Le seul endroit où on ne parlait pas de lui à l’époque, c’était à l’Université. C’est sur les bancs de mon athénée, au bout du quartier Nord de Liège, qu’un copain de classe m’en a parlé et m’a dit où le rencontrer.



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De même, quelques années plus tard en 1991, avec ton ami, le sémioticien Sémir Badir, tu crées et animes la revue écritures au sein de laquelle tu accueilleras notamment des textes inédits de Michel Houellebecq, Christine Angot ou encore Jean-Claude Pirotte. Manière pour toi de rester attentif à la production contemporaine?



Cette revue confidentielle m’a appris à m’intéresser à la littérature contemporaine. Jusque-là, je lisais surtout des «auteurs d’anthologie» , Rimbaud le premier, puisque j’avais comme une envie de combler ce grand vide que je ressentais en moi du fait d’avoir passé tant d’années depuis ma naissance à ne pas lire. Mais les «auteurs d’anthologie» , fussent-ils des Rimbaud, des Verlaine ou des Baudelaire, ne sont pas tout. S’intéresser à ce qui était publié et, surtout, parvenir à avoir un contact (épistolaire, ça va de soi) avec des auteurs bien vivants, et cela avec une facilité incroyable quand on y pense (Houellebecq, Angot, Pirotte, mais aussi Camus, Chevillard, et j’en passe, étaient d’une disponibilité somme toute confondante: j’y vois la grande humilité de la littérature par rapport à d’autres formes d’art, où toutes les questions relatives à la «visibilité des stars» n’existent pas, monnaie de la pièce sans doute de sa grande rareté dans les obsessions des gens): tout ça m’a aidé à comprendre qu’il est incontournable quand on se pique d’écrire d’avoir un connaissance de ce que produisent les autres. C’est aussi une manière de construire son goût. J’ajoute que la lecture assidue, pendant près de vingt ans, de La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau m’a beaucoup appris sur toutes ces questions relatives au goût et au contemporain.



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Alternant écriture poétique et romanesque, tes ouvrages font régulièrement référence à des auteurs qui semblent agir comme des pierres d’angle venant consolider l’architecture de tel poème, de tel roman. Est-ce aussi là pour toi une façon de rendre hommage à des textes qui ont façonné ta généalogie de lecteur et donc d’auteur?



J’aime beaucoup faire des références, pas par pédantisme, mais par hommage: ce mot me plaît. Comme je l’ai dit, la lecture et l’écriture ont partie liée. Et il y a quelque chose de bouleversant à se rendre compte qu’un texte parfois vieux de plusieurs siècles est capable non seulement de susciter de l’émotion, mais aussi de transmettre son savoir-faire, la technique qui est à l’origine de son écriture. Il y a là un acte purement matériel qui continue à s’enseigner par-delà la frontière de la mort. C’est autre chose que la relation de maître à disciple ; c’est une sorte de complicité qui ne connaît pas le passage du temps.




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Vers l’âge de quarante ans, tu retrouves les bancs de l’université puisque tu te lances dans une licence complémentaire en langues et littératures classiques. Quel impact a eu l’étude approfondie de la littérature grecque et latine sur ta propre écriture? Quels sont les auteurs classiques qui résonnent tout particulièrement dans ta bibliothèque intime?



J’ai toujours aimé la littérature classique et toujours regretté de ne pas avoir eu le courage de l’étudier. Je dis bien courage: étaient nombreuses autour de moi les personnes, adultes ou types de mon âge, qui me dissuadèrent de me lancer dans ces études inutiles et réservées à des boutonneux noirs de loupes et à la peau percalisée. La méconnaissance actuelle de la littérature classique, j’entends: antique, est d’une grande tristesse. On aurait bien besoin pour notre bonheur intellectuel d’une petite Renaissance. Entreprendre ces études à trente-huit ans a été en tout cas pour moi ma petite Renaissance à moi tout seul: faire ce que j’avais rêvé de faire, y trouver du plaisir et découvrir des auteurs admirables dans leur propre langue. Virgile, Lucrèce, Horace, Platon, Sophocle sont des merveilles. Mais il y en a tant d’autres, saint Augustin ou Thucydide, que ce serait un peu lassant de les citer.



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Pour en venir à ta bibliothèque physique, y trouve-t-on un classement? Les romans ou les essais voisinent-ils avec des ouvrages plus scientifiques?



Je dispose chez moi de très peu d’espace. Classer des livres est un vrai casse-tête pour des raisons purement matérielles. Le premier critère est la taille: très grands, grands ou petits livres. Façon d’économiser de la place… Puis s’opère une grande distinction entre littérature au sens large (prose et poésie confondues) et les essais, certains essais (Pascal ou Tocqueville) étant considérés par moi comme de la littérature, concept à mes yeux d’une élasticité extraordinaire. Les livres littéraires sont classés par ordre chronologique. Mais ce classement est en cours, et cela depuis des années, ce qui explique l’état de chantier de mon appartement: il y a des livres un peu partout, non classés mais retrouvables dans un laps de temps assez honorable.



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Peux-tu nous citer quelques auteurs, quelques titres qui occupent une place particulière sur les rayonnages de ta bibliothèque?



Les livres de Queneau, Proust, Balzac, Woolf, sans hésitation. J’ajouterai Pavese et quelques classiques italiens (Dante, Boccace ou Leopardi). Et la correspondance de Mme de Sévigné, rien que parce que la simple mention de son nom a suscité un jour, dans un bistrot saint-gillois, l’ire stupide d’un écrivain liégeois bien connu et vaguement d’avant-garde que j’y avais rencontré par hasard.



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De manière générale, dans les librairies, es-tu attiré par une illustration de couverture, une photo, un ouvrage illustré? Les bouquineries sont-elles aussi des lieux que tu fréquentes pour enrichir ta propre bibliothèque?



Les illustrations ou les bandeaux dont certains éditeurs habillent leurs ouvrages attirent mon regard. La beauté d’un volume est un bon stimulus de lecture! Le dernier ouvrage que j’ai acquis surtout pour des raisons esthétiques est Lieux de Perec: quel beau livre! quelle belle photographie! J’éprouve un respect profond pour les livres de La Pléiade, qui sont certes luxueux, mais d’un luxe relatif quand on y pense (le prix d’un plein d’essence). Au fond, ces questions d’images, de beauté, de luxe, ce n’est pas si important. La chose capitale, c’est une certaine élégance du volume et de sa typographie. Une typo affreuse m’ôte toute envie de lire un livre.



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Par rapport à ta pratique de lecture, t’arrive-t-il d’annoter tes livres, de corner les pages, de recopier des passages dans un carnet?

Je ne suis pas fétichiste du tout, mais je ne le fais jamais. Sauf pour les essais, que j’annote et que je m’efforce de résumer ou d’en conserver l’esprit dans des fiches.



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Pour finir, quel est le livre que tu ne prêterais jamais? Soit parce que tu y es sentimentalement attaché, soit parce que c’est un livre qui te tombe des mains.


Un livre de cet écrivain liégeois bien connu et vaguement d’avant-garde que j’évoquais ci-dessus ; mais je tairai la motivation de cette rétention. Que plane le mystère.

 

© Rony Demaeseneer, revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023



 

Metadata

Auteurs
Rony Demaeseneer
Sujet
Rossano Rosi. écrivain. poète. belge francophone. Liège. Bruxelles.
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023
Droits
© Rony Demaeseneer, revue Le Carnet et les instants n° 214, 1er trimestre 2023