© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Martine a septante ans

Laurence Boudart

Texte

Connue de toutes et tous, souvent admirée et parfois décriée, Martine est une héroïne intemporelle qui affiche au compteur 70 ans d’existence littéraire. Depuis 1954, ses soixante albums se sont vendus à plus de 120 millions d’exemplaires en français et 45 millions en langues étrangères. Comment cette création de la maison d’édition belge Casterman est-elle née et comment a-t-elle su séduire des millions de lecteurs au fil des générations? Plongée au cœur de la petite fabrique Martine...

 

Une héroïne est née

 

Dans l’immédiat second après-guerre, la littérature pour la jeunesse est en pleine ébullition. En tant que lecteurs en herbe, les enfants du baby-boom constituent un nouveau marché à prendre, à qui les éditeurs souhaitent proposer un divertissement de qualité. À l’époque, la bande dessinée connaît, on le sait, un développement important en Belgique francophone, notamment à travers des magazines comme Spirou ou Tintin. Ces périodiques se profilent comme des espaces de lancement de nouveaux héros, que l’on retrouve ensuite dans les albums à succès que publient les grandes maisons francophones, telles Dupuis, Lombard ou Casterman. Parallèlement à celui de la BD, un autre secteur destiné à l’enfance se déploie: l’album illustré. C’est ainsi qu’apparaît en 1953, au sein de la maison d’édition Casterman, la collection pour l’enfance «Farandole» . Celle-ci va rapidement accueillir une ribambelle d’albums animaliers destinés aux enfants de 5 à 8 ans.

Très colorées, ces histoires se présentent sous la forme de livres d’une vingtaine de pages reliées sous une solide couverture cartonnée, où textes et images dialoguent. La production en série de ces nouveaux venus dans le paysage éditorial est facilitée par les évolutions de l’imprimerie offset. Celle-ci permet une fabrication en grand nombre à prix réduit et, par conséquent, une présence massive dans de nombreux points de vente, à un tarif accessible à toutes les bourses.

 

Dans ce contexte d’effervescence, Louis-Robert Casterman demande à deux de ses collaborateurs, Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, d’imaginer une nouvelle héroïne. Le secteur manque en effet d’un personnage féminin ene laquelle les petites filles et, dans une moindre mesure, les petits garçons, pourraient se reconnaitre. Certes, le concurrent français Hachette vient juste de lancer la série Caroline, du nom de cette fillette aux couettes blondes et à la dynamique salopette rouge imaginée par Pierre Probst. Mais une place reste à prendre sur le marché franco-belge pour une héroïne qui puisse servir de modèle d’identification.

 

Le directeur de la maison tournaisienne connaît bien le travail de Gilbert Delahaye (1923-1997), dont il apprécie le style d’écriture. Né en Normandie, ce poète franco-belge vit à Tournai depuis l’enfance. En 1944, il intègre la maison Casterman comme typographe-correcteur et, en 1949, il crée, avec plusieurs autres auteurs, le groupe Unimuse, du nom de cette association tournaisienne qui stimule et fédère, aujourd’hui encore, l’activité poétique du Tournaisis  [voir Note bas de page].

Quant à Marcel Marlier (1930-2011), après avoir terminé des études en arts décoratifs à l’école Saint-Luc de Tournai et s’être fait remarquer en illustrant des livres religieux et pédagogiques, il intègre Casterman en 1951. L’éditeur lui confie l’illustration d’albums animaliers de la nouvelle collection Farandole, ainsi que l’exécution des couvertures de romans classiques pour la jeunesse, tels ceux de la Comtesse de Ségur, d’Alexandre Dumas ou de Pearl Buck. Entre 1953 et 1980, il assumera l’illustration d’une cinquantaine d’albums, en plus de ceux de la série Martine, comme, entre autres, les histoires de Jean-Lou et Sophie dont les douze aventures sont entièrement conçues par Marlier prenant en charge le scénario et l’illustration.

 

Le premier album né du duo formé par Delahaye et Marlier paraît en 1954. Les lecteurs y découvrent le personnage de Martine en visite à la ferme. Encore un peu mal assurée mais déjà très curieuse, la petite fille découvre les animaux qui peuplent l’exploitation en compagnie d’une amie. Dès ce ballon d’essai, le succès est au rendez-vous et la collaboration entre les deux hommes – qui commenceront par travailler chacun de leur côté, sans se concerter – deviendra rapidement très féconde. En effet, Casterman attend des auteurs qu’ils produisent un album par an, dont la sortie est attendue pour l’automne.

La fibre poétique de Delahaye s’associe au réalisme de Marlier pour créer des atmosphères et des aventures originales, qui ravissent petits et grands. Si les premières histoires se composent de saynètes illustrées indépendantes les unes des autres, la trame narrative s’étoffe au fil du temps, en même temps que s’estompent progressivement les messages les plus édifiants. À la mort de Delahaye en 1997, Jean-Louis Marlier, le fils cadet de Marcel, prend le relais. Il assumera l’écriture des douze derniers albums parus entre 1999 et 2010.

 

Dans un document manuscrit, conservé aux Archives générales du Royaume à Tournai, Delahaye s’exprime sur cette association: «Illustrateur et scénariste doivent accorder leurs instruments dans la complémentarité. Le hasard n’est pas l’unique explication du succès. Marcel Marlier est un professionnel méticuleux, soucieux du détail, doublé d’un artiste. Nos chemins se sont croisés. Nous étions tous deux sensibles à la poésie de la nature et de l’enfance.»

 

Portrait et évolution du personnage

 

La «poésie de la nature et de l’enfance» apparaît en effet comme un dénominateur commun à toutes les histoires que vit la fillette. Chaque album explore un thème précis lié à la découverte d’un monde proche et réaliste. Martine est une petite fille enthousiaste et joviale, qui aime jouer, s’amuser et apprendre de nouvelles choses dans un environnement bienveillant et pacifique. En fait, les aventures de Martine parviennent à conjuguer deux éléments apparemment irréconciliables: la normalité et le rêve. Tout en se reconnaissant dans le quotidien de leur héroïne fétiche, qui ressemble au leur, les enfants aspirent à vivre les mêmes aventures qu’elle. Apprendre à nager, grimper en montgolfière, faire du vélo ou du camping, participer à une pièce de théâtre ou à un défilé de chars fleuris, prendre soin d’un moineau tombé du nid ou d’un âne récalcitrant: telles sont quelques-unes des prouesses ordinaires qu’accomplit Martine. Servie par des illustrations à l’esthétique immédiatement reconnaissable, la série invite les enfants à s’immerger dans des histoires simples, qui célèbrent une enfance idéale et rassurante.

 

Né dans l’essor des Trente Glorieuses, le personnage vit ses premières aventures au sein d’un monde que fascinent le progrès matériel, l’accès aux loisirs et les nouveaux modes de consommation. À partir des années 1970, au diapason de l’évolution de la société qui libère les femmes et tient davantage compte des enfants, Martine gagne en autonomie. Elle s’adonne à des nouvelles activités, notamment sportives, et élargit son horizon. Aux cours des décennies 1980 et 1990, certaines trames s’étoffent et des problèmes mineurs apparaissent dans la vie de Martine – comme dans un effet d’écho adouci du monde réel. Avec l’entrée dans le 21e siècle, l’imaginaire fait son apparition dans la série, tandis que la nature, déjà bien présente depuis toujours, acquiert une place prépondérante.

 

Face à la critique

 

Tant populaire que commercial, ce succès exceptionnel a aussi donné lieu à de nombreuses critiques. En effet, on a reproché à la série d’entretenir un type d’éducation très genré, qui maintiendrait les petites filles dans une image stéréotypée. On critique Martine pour son univers trop lisse et ses aventures parfaites, on incrimine son côté mièvre et ringard, on se moque de sa plastique désuète, on fustige son discours conservateur. S’il est vrai que l’éditeur lui-même a pris la mesure de certaines adaptations nécessaires en faisant réécrire récemment l’ensemble des albums, de telles accusations demandent cependant à être nuancées. Il faut en effet se souvenir que la série vise avant tout à offrir une image idéalisée de l’enfance. Martine a la chance de grandir au sein d’une famille aimante et dans un univers duquel le malheur et les difficultés majeures sont absentes. Elle reçoit de la société et des adultes qui l’entourent le meilleur qu’ils ont à lui offrir et ceux-ci attendent en retour que Martine se montre reconnaissante et bien élevée. Toutefois, la politesse, le respect et la tolérance ne souffrent dans la série d’aucun filtre genré: garçons et filles s’y prêtent de bonne grâce.

 

Quant aux activités, elles sont partagées par les uns et les autres. Martine et son frère font la cuisine – mais c’est elle qui dirige les opérations que Jean exécute –, ils s’amusent de conserve à la foire, au parc ou lors d’une fête d’anniversaire, ils font la course à la piscine ou sur les pistes de ski. Les activités que l’on pourrait considérer comme strictement féminines (comme la danse) se comptent sur les doigts d’une main.

 

Célébrer 70 ans d’une existence éditoriale signifie aussi avoir vu le jour à une époque où les femmes venaient à peine d’acquérir le droit de vote en Belgique et où la plupart d’entre elles étaient encore largement cantonnées à l’espace domestique. Les premières aventures de Martine restent naturellement marquées par ce contexte social et véhiculent parfois des représentations propres à ce moment historique. Néanmoins, il est tout à fait possible, en se gardant de mauvaise foi, d’identifier les possibilités d’émancipation offertes à la toute jeune Martine. Celle-ci s’initie à un large éventail d’activités, sans que jamais sa condition de petite fille ne représente une entrave. En cela, elle peut apparaître comme un modèle à suivre: celui d’une héroïne du quotidien qui décide et prend des initiatives, loin finalement de l’image dans laquelle on l’a parfois enfermée. Relire la série dans son ensemble permet de saisir le personnage dans toutes ses dimensions et, de ce fait, mieux comprendre les raisons d’une popularité unique en son genre.

 

Une icône intemporelle

 

De 1954 à aujourd’hui, Martine a traversé toutes les modes et a intégré subtilement les changements de la société. Son mode de vie, ses activités, la manière dont elle aborde ses aventures mais également son style vestimentaire ont évolué au fil de temps, à tel point que la fillette des Golden Sixties n’a plus grand-chose à voir avec le personnage en jean et baskets (si, si!) qui mène campagne contre la disparition des insectes. Cependant – et il s’agit là d’un nouveau tour de force à mettre à son actif – pour la plupart des lecteurs, son image reste intacte et reconnaissable au premier coup d’œil. Il faut dire qu’après avoir connu une destinée internationale hors du commun (ses albums sont traduits dans une trentaine de langues dont, depuis 2023, en chinois), Martine est devenue une icône intermédiale. En 2012, on la retrouve comme personnage d’une série animée comptant une centaine d’épisodes, tandis que, depuis plusieurs années, un site propose de créer soi-même sa propre couverture de Martine. Depuis près de vingt ans, une véritable Martine-mania envahit internet et les réseaux sociaux. Rares sont les événements de l’actualité qui ne suscitent pas un détournement humoristique. Loin de nuire au personnage, dont les albums enregistrent aujourd’hui encore des ventes de 400 000 exemplaires en moyenne par an, il semblerait que ces pastiches contribuent à renouveler en permanence la communauté d’initiés. La popularité de Martine rayonne tous azimuts, dans et hors du livre, confirmant sa présence dans l’imaginaire collectif.

 

Inauguré en 2015, le Centre d’interprétation «Marcel Marlier, dessine-moi Martine» propose un parcours de visite consacré au dessinateur de Martine, qui était né à Herseaux, à quelques encablures de là. Documents d’archives, croquis et planches originaux, témoignages, vidéos et objets prolongent l’expérience de la lecture.

 

Le renouveau

 

À partir des années 2010, la série historique aux soixante albums est entièrement réécrite, en accord avec les ayants droit. Les couvertures sont déclinées dans des tons pastel et le graphisme est revu pour se conformer aux tendances contemporaines. Seuls les dessins de Marcel Marlier restent intacts, tant dans leur composition que leur séquençage. Il faut dire que la célébrité de Martine doit énormément au dessinateur qui, infatigablement, six décennies durant, a façonné le visage et l’allure de l’iconique fillette.

 

À quoi est dû ce changement narratif et comment se manifeste-t-il? Après avoir analysé le lectorat de Martine, Casterman s’est rendu compte que celui-ci a rajeuni. De 7 à 8 ans à l’origine, l’âge moyen du lecteur se situe désormais autour de 4 à 5 ans – soit un âge où la majorité des enfants ne savent pas encore lire. Il fallait donc non seulement que le texte soit adapté à cette tranche d’âge mais également que la lecture puisse s’accomplir lors d’une seule séance de lecture. En outre, certains termes ou concepts devenus obsolètes sont actualisés. Voilà pourquoi les nouveaux textes donnent l’impression d’avoir été raccourcis et simplifiés. Dans le but d’atténuer les stéréotypes de genre et de mieux correspondre aux attentes de la société, quelques titres sont modifiés, tel le célèbre (et critiqué) Martine petite maman, devenu Martine garde son petit frère. Afin de rendre la lecture encore plus dynamique, la dimension dialoguée est renforcée.

Toutes ces opérations de réécriture sont confiées à la même personne, Rosalind Elland-Goldsmith, traductrice, autrice et éditrice jeunesse, titulaire d’un doctorat en lettres avec une thèse portant sur l’adaptation des classiques de la littérature jeunesse.
Depuis 2021, Rosalind Elland-Goldsmith se charge également de la composition et de l’écriture des nouveaux albums de Martine. Alors que les versions originales, les éditions vintages et les albums dérivés continuent d’être commercialisés, ces nouveaux venus dans l’univers Martine suivent une logique thématique. Après Martine au Louvre, Martine au château de Versailles et Martine en Bretagne, sortis, comme jadis, au rythme d’un album par an, Martine à Paris a paru en 2024 – Jeux olympiques obligent! Et le prochain titre est déjà sur les rails: on murmure en coulisses qu’il emmènera l’héroïne sur la Côte d’Azur.

Puisque Marcel Marlier avait émis le souhait de ne pas voir son personnage fétiche vivre sous le crayon d’un autre artiste, le principe de ces nouveaux albums est simple. Il consiste à sélectionner des images dans des titres existants pour composer de toutes pièces une aventure inédite, en jouant sur l’association entre dessins et photos originales. Du point de vue narratif, l’autrice veille à varier les styles, en proposant, par exemple, un album épistolaire pour l’aventure bretonne.

 

Avec un tel palmarès et une nouvelle vie éditoriale qui se dessine, gageons que Martine, championne de l’édition franco-belge, n’a pas fini de faire parler d’elle!


 

© Laurence Boudart, revue Le Carnet et les instants n° 221, octobre 2024, Bruxelles

Note
Gilbert Delahaye est notamment l’auteur d’un petit livre consacré à un autre auteur phare lié à l’enfance, Maurice Carême, qui a été publié en 1969 par Unimuse.




Metadata

Auteurs
Laurence Boudart
Sujet
Albums Martine. 1954. Gilbert Delahaye. Marcel Marlier. 2010. Rosalind Elland-Goldsmith. BD Belgique. Casterman. Tournai
Genre
essai histoire littéraire
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants n° 221, octobre 2024, Bruxelles
Droits
© Laurence Boudart, revue Le Carnet et les instants n° 221, octobre 2024, Bruxelles