Le spanglish / 1
Ilan Stavans
Texte
Ilan Stavans, l’auteur de cet article, paru en espagnol dans le numéro 389 d’octobre 2013 de la revue Revista de Occidente, a aimablement accepté qu’on en publie une traduction française, traduction assurée par Jacques LARDINOIS.
Ilan STAVANS est né à Mexico en 1961, il s’est installé aux États-Unis en 1985. Il est actuellement professeur à l’Amherst College, titulaire de la chaire Lewis-Sebring consacrée à la culture latino-américaine. Il s’est intéressé au cours de sa carrière à la culture juive mais il a porté ses travaux les plus récents sur le spanglish. Il est notamment l’auteur d’une traduction du Petit Prince d’Antoine DE SAINT-EXUPÉRY parue récemment aux Édition Tintenfass.
Outre ses activités académiques, Ilan STAVANS se consacre à l’édition et il participe également à des émissions télévisuelles.
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Le spanglish
Il n’existe pas de langue qui soit dissociée du concept de nation. Il y a des nations sans drapeau, sans forces armées, sans extension territoriale. Mais il n’y en a aucune qui ne possède sa propre langue.
Objet de polémiques enflammées, l’espanglish [j’utilise ici l’orthographe fixée par la Real Academia Española (RAE)] est le véhicule de communication d’une nation, ou, mieux, d’une civilisation. Dire que cette civilisation, l’anglo-hispanique, est en gestation, revient à annoncer l’évidence : elle émerge du croisement de deux cultures et de deux idiomes standardisés spécifiques, l’anglais et l’espagnol.
Le croisement n’est pas accidentel. Il provient de certains processus historiques tels la colonisation, l’impérialisme et l’immigration, tous trois intimement liés. Il est toujours malaisé de prédire vers où se dirige une civilisation, le cas qui nous occupe ne constitue pas une exception. D’où elle vient et quels sont ses paramètres dans le présent sont des sujets beaucoup plus faciles à discerner. Ceci est l’objet de l’article qui suit.
J’ai évoqué les polémiques autour du spanglish. Aucune d’elles n’est, cela va sans dire, surprenante. La disparition d’une langue entraîne une suite de réactions reconnaissables : douleur, chagrin, nostalgie, entre autres. À l’inverse, l’émergence d’une langue dotée de caractéristiques concrètes engendre des sentiments mitigés : l’admiration aussi bien que la paresse. Dans ce cas, le scepticisme est reconnaissable.
S’agit-il réellement d’une langue ? Ne s’agit-il pas seulement d’une manifestation verbale passagère émanant d’illettrés, de barbares, de misérables ?
Si la réponse est affirmative, serions-nous en mesure de délimiter son métabolisme, ce qui la distingue des autres ? Et si elle est négative, alors, comment la décrire ? En bref, quels sont ceux qui utilisent le spanglish et dans quel contexte ? A-t-il une également une dimension écrite?
Et s’il l’avait, quelles seraient alors ses règles morpho-syntaxiques ? Possède-til une orthographe spécifique ? Y a-t-il une forme unique de communication ou y en a-t-il un grand nombre ? La réponse tend vers la multiplicité. Comment expliquer les variantes ? Quels facteurs les différencient ? Quels sont les domaines culturels dans lesquels elles se manifestent ? Existe-t-il une variante standard, avec son dictionnaire qui la régule, et une Académie (avec A pour la distinguer du travail universitaire) qui la reconnaisse, la défende et l’étudie?
Il y a un peu plus de dix ans, au cours d’un débat radiophonique ayant pour thème le spanglish, que j’avais tenu à Barcelone avec un membre de la RAE, celui-ci avoua une certaine admiration naissante pour le sujet, ce qui est bien plus que ce que l’on pouvait dire à l’époque des autres membres de cette Académie. Il reconnut qu’il s’agissait d’un phénomène d’un énorme intérêt, qui se manifeste dans un contexte de « langues en contact », le même que celui qui existe en Catalogne, où l’espagnol (que d’autre dans cette région préfèrent appeler castillan) coexiste, de manière « impure », avec le catalan, chacune de ces langues représentant la fierté patriotique.
Cet érudit estimait que le spanglish capte l’attention des médias de façon disproportionnée. Je lui demandai pourquoi cela lui semblait disproportionné. Il répondit que seule une langue capable d’exprimer des idées et des sentiments profonds et contradictoires, est digne d’être étudiée, et que les médias se laissent généralement entraîner par l’hystérie, et enfin, que l’attention qu’ils portent au spanglish ne devrait pas être considérée comme symptomatique de l’importance de celui-ci.
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Curieusement, depuis lors, le nombre d’études universitaires sur ce sujet, dans ses différentes dimensions, s’est amplifié. Au-delà de la discipline sociolinguistique, le spanglish fait l’objet d’analyses aux plans historique, économique, politique, musical, humoristique, cybernétique, publicitaire… Sa définition reste toutefois instable, éthérée, insaisissable.
J’en ai moi-même proposé une, sur laquelle je veux insister maintenant, qui répond au scepticisme de ses critiques et dont les paragraphes qui précèdent constituent le préambule : le spanglish est une manifestation verbale (orale et écrite) utilisée par la minorité hispanique des États-Unis, utilisée également dans de nombreux autres parties du monde, principalement dans les communautés hispaniques, qui annonce l’émergence d’une nouvelle civilisation métisse. Ses origines remontent au moins à 1848.
Ce métissage est distinct de celui qui s’est produit en Amérique latine, et dont les lignes directrices ont été surtout raciales. Les caractéristiques du métissage qui nous occupe ici sont principalement culturelles, ce qui inclut la dimension linguistique. Son terreau est la communauté latine qui forme à la fois une minorité ethnique américaine et une nation au sein d’une autre nation. Enfin, il est important d’affirmer que le spanglish possède une large gamme de variantes, lesquelles dépendent de l’origine nationale du locuteur, de son âge et de son emplacement géographique au moment de son arrivée dans le monde anglo-saxon.
Il existe, bien évidemment, d’autres définitions. La plupart d’entre elles ignorent la présence du spanglish en dehors des États-Unis. Et quelques-unes le considèrent comme une étape intermédiaire entre la perte de l’espagnol en tant que langue dominante prévalant entre les immigrants latino-américains établis aux États-Unis, et l’adoption de l’anglais comme langue principale. Étant donné que j’ai déjà fait mention précédemment de l’échange radiophonique que j’ai eu à Barcelone, je souhaite à présent faire état d’une définition spécifique : celle de la RAE.
Pendant longtemps, l’Académie s’est refusée à nous donner sa propre définition, sous le prétexte qu’en réalité le spanglish n’a été, n’est, ni ne sera une réalité linguistique unique. La position institutionnelle assurait que cette manifestation linguistique n’était autre chose que la simple fiction d’une poignée d’intellectuels des universités nord-américaines, dont les intérêts personnels, soutenus par les médias, cherchaient à bénéficier de la question.
De manière surprenante, cette position a changé en 2012, lorsque la RAE a inclus le mot dans la nouvelle vingt-quatrième édition du Diccionario de la Lengua Española, suivi de cette définition :
« Modalité du parler de quelques groupes d’origine hispanique des États-Unis, dans laquelle se mêlent, en les déformant, des éléments lexicaux et grammaticaux de l’espagnol et de l’anglais. »
La réaction à une telle insertion fut ambivalente
Bien que la reconnaissance de la RAE ait été la bienvenue, suggérer que le spanglish est une «déformation» n’a aucun sens, puisqu’il n’existe aucune langue vivante qui n’en soit une. Toute langue vivante existe dans un état d’interdépendance par rapport aux autres. Sa vitalité réside dans sa capacité à s’adapter, dans l’art de former, réformer, déformer et façonner son patrimoine en symbiose avec son environnement. Une telle capacité se nourrit d’emprunts, de néologismes, de barbarismes, et d’autres mécanismes assimilateurs. En d’autres termes, il n’y a pas de langue pure par définition : l’impureté est un attribut incontournable de la culture. Au-delà des définitions, il est incontestable que le spanglish, que d’aucuns cataloguent comme un parler bâtard, pourri, mal orienté, constitue un moyen d’expression national. Pour être compris de manière objective, il doit donc être considéré, comme tour autre phénomène, dans son contexte.
Langue hybride
Les définitions mentionnées dans la section précédente embrassent, mais de manière non exhaustive cependant, les possibilités du spanglish. Elles proposent plutôt de nombreuses questions à cet égard. Par exemple, j’ai dit que le substrat de cette manifestation verbale oscille – ou peut osciller –, en direction de l’anglais ou en direction de l’espagnol, suivant l’emplacement géographique du locuteur et son histoire au nord du Rio Bravo, pour ne parler que de l’espace américain : si la personne se trouve à El Paso, au Texas, et est un immigrant de fraîche date, son accent sera différent de celui d’un habitant de Portland, en Oregon, dont les parents sont nés là-bas.
En d’autres termes, les immigrants emploient une langue qui n’est pas la même que celle de la première, de la deuxième et de la troisième générations de Latinos dans le pays.
Quelle que soit la génération qui le parle, le spanglish reste toujours une langue hybride. Il va sans dire qu’elle n’est pas uniforme en son genre. D’autres langues hybrides sont le portugnol (portugais et espagnol), le franglais (français et anglais), le chinglish (chinois et anglais) et l’hibriya (hébreu et arabe). Un terme que l’on peut considérer comme équivalent est celui de « langue frontalière », et toutes celles qui sont mentionnées le sont effectivement dans la mesure où leur emploi s’exerce dans les aires marquant la séparation entre nations. Dans le cas du portugnol, cet emploi est de mise à la frontière entre le Venezuela et le Brésil, et entre le Portugal et l’Espagne. Une langue frontalière a des limites géographiques concrètes. Mais une langue hybride et une langue frontalière sont deux choses différentes. Bien qu’elles soient reliées entre elles par des éléments similaires, elles relèvent de facteurs distincts.
Une langue hybride est une langue qui naît de deux traditions différentes. La langue frontalière, par contre, est également hybride mais sa présence est liée à un lieu géographique particulier. D’où il ressort que la langue hybride peut émerger dans un territoire qui n’est pas frontalier. Pareille distinction est essentielle pour pouvoir comprendre la nature du spanglish, à la fois langue hybride et frontalière, mais pouvant relever du premier concept sans nécessairement faire partie du second. Comme je l’ai déjà dit, cette forme verbale est présente à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Mais elle existe aussi à Porto-Rico, une île qui, de façon métaphorique seulement, pourrait être considérée comme une frontière. Ou encore dans des quartiers comme Spanish Harlem (New-York), Eastlos (Los Angeles) et La Villita (Chicago). La population de ces endroits est le produit de vagues migratoires successives… De par sa situation géographique, elle n’a aucun lien direct avec une frontière séparant des territoires.
La caractéristique fondamentale de toute langue hybride consiste en un changement de codes. En général, deux codes (c’est-à-dire des langues standard) rivalisent en elle, tant au plan spatial que temporel.
Dans le cas du spanglish, le va-et-vient entre l’anglais et l’espagnol au niveau syntaxique, sans parler des niveaux idéologique et esthétique, forme un mélange hétérogène. Dans cette négociation, il n’y a guère, dans le processus communicatif, deux locuteurs qui agissent exactement de la même manière : de façon automatique, l’un d’eux forme une phrase en la commençant dans une langue (disons l’anglais) et la termine dans l’autre (l’espagnol), passant plusieurs fois de l’une à l’autre au sein d’une même phrase ; l’autre personne, de son côté, fait également ce qui lui plaît. Le rythme syncopé qui s’établit dans le dialogue est pareil au jazz : ouvert, improvisé, spontané.
Outre cette caractéristique, il en est deux autres de la même importance. La première est la traduction simultanée, laquelle dénote fréquemment un état mental qui pourrait bien s’apparenter à ce que W.E.B. DU BOIS (1868 – 1963), auteur de The Soul of Black Folks (1903), a appelé « la double conscience » : le locuteur pense dans une langue et communique dans une autre. Il va sans dire que cette double conscience, cette dualité est susceptible d’entraîner toute forme de confusion, par exemple les faux amis et les entorses à la syntaxe.
La dernière caractéristique digne de retenir l’attention, et qui se situe au niveau lexicographique, est la création de vocables en spanglish ; en d’autres termes, la formation d’un vocabulaire à la fois individuel et collectif. Je mets l’accent sur ces deux dimensions car il y a une grande part d’éphémère dans cette langue hybride, à savoir des termes que le locuteur emploie à un moment déterminé dont l’existence se limite exclusivement à la rencontre avec l’interlocuteur présent.
À l’origine de toute langue, il existe une langue hybride. Prenons le cas de l’espagnol : sa naissance est le produit de sa séparation du latin vulgaire et de l’arabe et du castillan en tant que langue régionale. Les jarchas et les poèmes du Mester de Clerecía sont des témoignages de ce contact. Ou encore, pensons à l’anglais, qui émerge de l’échange entre le latin, l’anglo-saxon, le celtique, le nordique et les colonisations germaniques. De cette manière, le devenir du spanglish est un microcosme à travers lequel il est possible de projeter d’autres développements.
À un moment donné, ce devenir se normalise. Cette normalisation implique une transition de la langue orale à la langue écrite. Elle fonde ainsi une tradition littéraire dont l’existence justifie la langue. Dans cette tradition, sont incluses les traductions d’autres langues car toute nation aspire à être contemporaine des autres, et la traduction est un mécanisme « contemporisateur ».
Simultanément, cette normalisation rejoint un projet national. À un moment donné, ledit projet institue des entités qui protègent la langue. Une fois ces efforts consolidés, la langue n’est plus décrite comme hybride. Ainsi que je le montrerai dans les paragraphes qui suivent, le spanglish passe actuellement de l’oral à l’écrit. Il possède d’ores et déjà une riche littérature, dont les premières manifestations remontent aux décennies du milieu du 19e siècle.
Il compte également plusieurs dictionnaires ; je suis d’ailleurs l’auteur de l’un d’entre eux.
En 2002, avec l’aide d’une excellente équipe de collègues et d’étudiants, j’ai publié le livre intitulé Spanglish : The making of New American language. L’ouvrage, qui contient un essai préliminaire complet ainsi que la traduction du premier chapitre de Don Quijote de la Mancha de Miguel DE CERVANTÈS (1547 – 1616), a été conçu comme un dictionnaire bilingue spanglish-anglais. Il contient au total 6000 entrées.
Pour être acceptées, toutes ces entrées devaient satisfaire à un certain nombre d’exigences : avoir été recueillies par des chercheurs impartiaux dont le rôle consistait exclusivement à recueillir et à analyser des données sociolinguistiques ; avoir été clairement et consciemment récoltées dans au moins quatre endroits géographiques différents et séparés l’un de l’autre : avoir la même signification ; et, pour ce qui concerne le spanglish écrit, elles devait figurer dans une orthographe reconnaissable.
À l’heure actuelle, j’ai recueilli 5 000 mots supplémentaires. J’ai également terminé la traduction complète de Don Quijote de la Mancha en spanglish. […]
Contexte historique : l’Amérique latine
Dans cette définition que j’ai donnée ci-avant, j’ai dit que le spanglish ne constitue pas un phénomène linguistique récent. Ses origines remontent au 19e siècle. Il s’ensuit donc qu’il a déjà une longue histoire. Celle-ci est intimement liée à l’impérialisme, à la colonisation, et aux vagues migratoires. Dans le présent chapitre, je parlerai du contexte historique du point de vue de l’Amérique latine. En fait, les premières preuves historiques ont encore une portée plus vaste. Bien que nous ne sachions pas grandchose à ce sujet, il est probable qu’elles remontent au passage de voyageurs anglais à travers l’Espagne au 17e siècle, ainsi qu’à des traductions effectuées à Londres, de l’espagnol en anglais, de roman et de comédies théâtrales du Siècle d’Or.
Mais sans aucun doute, le « démarrage », fut la guerre mexico-américaine de 1846 à 1848, qui aboutit au traité de Guadalupe Hidalgo, par lequel les gouvernements des États-Unis et du Mexique décidèrent d’un commun accord, suite à la défaite de l’armée mexicaine du général Antonio López DE SANTA ANNA (1794–1876), la vente à Washington quasiment des deux tiers du territoire mexicain pour 15 millions de dollars.
L’on ne connaît pas le nombre de personnes qui vivaient alors dans les territoires qui constituent aujourd’hui le sud-ouest des États-Unis et qui comprennent tout ou partie des états du Nevada, de l’Utah, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et du Colorado. Certains historiens estiment que vivaient là entre 60.000 et 80.000 habitants. D’autres suggèrent que leur nombre était d’environs 200.000. Beaucoup d’entre eux, mais pas tous, étaient hispanophones, bien qu’un nombre considérable d’autochtones appartenant à diverses tribus aient parlé des langues aborigènes.
Il va sans dire que l’arrivée précipitée de l’anglais dans la région a radicalement transformé l’idiosyncrasie. Presque du jour au lendemain, la culture hispanique, qui se tenait éloignée des réalités présentes dans la capitale mexicaine, s’est réveillée en présence d’une force concurrente qu’il était impossible d’ignorer : la culture anglo-saxonne.
Je ne puis affirmer que le changement fut instantané ; au contraire, il fut ressenti progressivement dans différentes zones géographiques ainsi que dans différentes classes sociales. Au niveau oral, nous ne pouvons qu’imaginer le choc linguistique qui fut l’un des effets de la transformation politique. Il n’existe pas de documents nous permettant de connaître la manière dont les colons de la région ont négocié la dualité linguistique. Cependant, nous avons à notre disposition des notes journalistiques, en plus de romans et de poèmes, dans des journaux de Californie, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Les premiers exemples tangibles de spanglish tirent peut-être leur origine de ce contexte ; […]
Vers la fin du 19e siècle, des poètes comme José MARTÍ (1853–1885) et Rubén DARÍO (1867–1916) manifestent dans leurs oeuvres de l’appréhension, pour ne pas dire de la crainte, vis-à-vis de ce géant. MARTÍ le fait dans ses reportages journalistiques qu’il envoie à des journaux comme La Nacíon de Buenos-Aires et qui traitent de la vie sociale à New-York. Parmi ces reportages, figurent les descriptions qu’il fait de Coney Island, du pont de Brooklyn et de la Statue de la Liberté. Le portrait que brosse MARTÍ de la réalité nord-américaine est celui d’un pays hétérogène en fonction des différentes races et des groupes d’immigrants.
MARTÍ appartient à la génération littéraire connue comme Los Modernistas. […] L’apparition de l’électricité, du télégraphe et du réseau ferroviaire, l’usage des médicaments qui reconfigurent la santé publique entre autres choses font naître chez des poètes et des essayistes le désir de discuter de l’avenir de l’Amérique latine.
Ils le font en comparant ce futur au développement des États-Unis en tant que pays représentant le progrès aux yeux du monde. Dans son essai Ariel (1900), l’intellectuel voyageur José Enrique RODÓ (1871 – 1917) décrit la relation entre le nord et le sud, entre les États-Unis et l’Amérique latine, à partir de la dichotomie que SHAKESPEARE présente dans sa dernière oeuvre, The Tempest (1615), entre les personnages d’Ariel et de Calibán. Le premier représente l’esprit, l’idéalisme, la vie des idées et des sentiments, alors que le second symbolise le matérialisme, la vie pratique.
De son côté, Rubén DARÍO, dans son poème Los cisnes (Cantos de vida y esperanza, 1905), parle d’un futur en Amérique latine, dans lequel l’espagnol perdra de sa vigueur. […]
Un autre poème de Darío mérite d’être mentionné ici pour son commentaire au sujet de cette colonisation. Il s’agit en l’occurrence de son médaillon À Roosevelt (1904), dans lequel il suggère que les États-Unis, et spécialement son téméraire président, ne comprennent pas leurs voisins du sud. […]
L’un des moments marquants de l’évolution des Modernistas et de la relation entre les États-Unis et l’Amérique latine, survient en 1898, durant la Guerre hispano-américaine. C’est le moment décisif, celui où la sphère d’influence de l’Espagne, un empire en pleine décadence, voyait son diamètre se réduire. Son retrait des Caraïbes et de l’archipel des Philippines ouvrait la porte à l’arrivée d’un autre empire, celui des États-Unis. De cette façon, l’espagnol entra une nouvelle fois en contact avec l’anglais.
Porto-Rico constitue un laboratoire singulier dans lequel il est possible d’étudier une de variétés du spanglish dans de multiples acceptions. En raison du carrefour sociopolitique que constitue cette île des Caraïbes depuis le début du 20e siècle (en 1917 fut signé le Jones Act qui établit le statut d’ « état libre associé » que conserve ce pays), sa condition est anormale. Il s’agit, pour une part, d’une nation indépendante ayant pour langue officielle l’espagnol et qui fait partie du continent hispano-américain. Mais, d’un autre côté, Porto-Rico est un état de l’Union Américaine, bien que ne possédant pas tous les droits et privilèges des autres états, ce qui intègre le pays dans le contexte américain tout en le maintenant dans une situation particulière. (En anglais, Porto-Rico est un Commonwealth, au même titre que le Massachusetts et la Virginie, bien que ses habitants n’aient pas les mêmes droits de vote que ceux dont bénéficie la population de ces états et de tous les autres, y compris Hawaï).
Dans cette île, le spanglish touche toutes les classes sociales. Ses caractéristiques sont évidemment différentes selon l’origine sociale. La bourgeoisie portoricaine est en négociation culturelle constante avec son homologue nord-américaine. Il est donc possible d’entendre toutes sortes d’anglicismes qui correspondent à cette strate. De son côté, la classe modeste s’adapte à la culture populaire correspondant à ce niveau au sein des États-Unis, en l’occurrence la musique, les sports, la télévision. Il en est de même pour la classe moyenne.
Je ne veux pas dire par là que Porto-Rico manque d’une idiosyncrasie propre. Semblable affirmation constitue une énorme erreur. Comme cela apparaît clairement dans les différentes manifestations de l’île, les formes verbales sont adaptables: elles accommodent les influences extérieures avec les nécessités locales.
Au-delà de Porto-Rico, le spanglish en Amérique latine durant le 20e siècle se manifeste dans des dimensions infinies : dans la publicité et le marketing, dans le commerce, au niveau sportif, dans les moyens de communication (cinéma, radio, télévision, musique, internet). Pour des raisons diverses, les classes élevées l’utilisant de la même manière que les classes laborieuses. Dire, par conséquent, que sa manifestation se limite à la seule sphère américaine est une grossière erreur.
Arrière-plan historique : Les États-Unis
Il est certain que le milieu au sein duquel le spanglish de déploie le plus facilement est celui des États-Unis. Le Traité de la Guadeloupe de 1848 et la guerre hispanoaméricaine de 1898 ont été des moments cathartiques durant lesquels le pays a absorbé une population hispanique considérable à travers l’expansion de ses territoires suivant la ligne de la doctrine du « bon voisin ». Le colosse du Nord comptait tout à coup une nouvelle minorité dotée d’une idiosyncrasie spécifique qui allait affecter peu à peu l’activité culturelle.
C’est peut-être le moment de réfléchir à la façon dont les Latinos sont devenus une minorité dans le pays. J’ai évoqué ci-dessus cette période mais du seul point de vue latino-américain. Jusque dans la décennie 80, il existait différents groupes nationaux, dont l’arrivée résultait de circonstances historiques uniques. Chacun d’eux possédait sa propre histoire, ses dirigeants, son métabolisme culturel. Le plus important d’entre eux a été le groupe mexicain. En 2012, six hispaniques sur dix aux États-Unis étaient de descendance mexicaine. Bien que les choses aient changé avec le temps, cette proportion s’est maintenue : il y a toujours eu plus de Mexicains dans le pays que n’importe quel autre groupe national parmi la minorité hispanique.
Il est incorrect d’affirmer que les Mexicains sont entrés aux États-Unis. Du moins pas tous. Le traité de Guadalupe Hidalgo a eu pour conséquence que, sans se déplacer d’un centimètre de leur lieu d’origine, du jour au lendemain, avec la vente de leurs territoires, un grand nombre d’entre eux a fait partie d’une nouvelle réalité : l’américaine. Cette situation a laissé une cicatrice profonde : l’identité chicana (le terme chicano, apparu dans les années trente, est l’une des nombreuses appellations que l’on utilise pour désigner cette population) est intimement liée à l’occupation territoriale. La lutte contre cette occupation a été le thème central du Mouvement des Droits Civils dans les années soixante, parmi les personnes de cette origine. Dans tous les cas, l’immigration joue certainement un rôle important dans l’histoire chicana. Cette migration a toujours été marquée par des hauts et des bas socio-politiques entre deux pays, le Mexique et les États-Unis. Chacun de ces hauts et de ces bas a soit augmenté, soit réduit, le nombre d’hispanophones parmi les anglophones, donnant lieu à un nouveau chapitre dans l’histoire à venir du spanglish.
L’un de ces hauts et bas est reflété par le Programme Bracero – un bracero est un travailleur manuel –. La mise en œuvre de celui-ci a été effectuée avant, pendant et après la seconde guerre mondiale. Son objectif était de résoudre les pénuries de main d’œuvre rencontrées par le voisin du nord durant le conflit, lorsque un nombre considérable d’hommes ayant entre dix-huit et quarante ans avait été envoyé au front. Afin de maintenir la production d’armes, l’industrie métallurgique nécessitait un apport de main d’œuvre à bon marché. L’agriculture également avait vu sa main d’œuvre restreindre. Le gouvernement nord-américain avait alors décidé d’instaurer un programme donnant l’autorisation à des milliers de Mexicains de venir travailler temporairement tant à la campagne que dans les usines.
Une fois de plus, les nécessités socio-économiques et politiques ont généré la conjoncture nécessaire pour que l’anglais et l’espagnol coexistent au quotidien. Les braceros se sont installés dans des états comme la Californie, le Texas, l’Arizona et l’Illinois. Leur présence a modifié le paysage culturel de ces régions, et elle les a changés eux-mêmes. Nous possédons des exemples concrets de mots spanglish (connus sous le nom de pachucadas) datant de cette époque.
L’ensemble le plus varié réside peut-être dans l’oeuvre théâtrale de Luis VALDEZ (1940) Zoot Suit (1978) – les zoot suits sont des vêtements flamboyants portés par de Chicanos dans le but de se faire remarquer –Bien qu’il n’ait pas comme thème les braceros, il offre un portrait admirable de la vie quotidienne de ces Chicanos dans les années quarante, dans le cadre des émeutes de 1943 appelées Zoot Suit Riots, lorsque, après qu’une poignée de jeunes mexicano-américains a été accusée d’homicide, des émeutes se déclenchèrent à Los Angeles. VALDEZ fournit un bon échantillon non seulement au niveau lexical, mais aussi au niveau morphosyntaxique.
Du point de vue américain, l’héritage historique de la langue inclut également le spanglish que parlent les Portoricains établis à New-York. Leur arrivée migratoire s’est produite au milieu du 20e siècle, lorsqu’une série de politiques économiques avaient presque amenée à la faillite l’île caribéenne. La population jíbara, qui venait de la province, avait abandonné son foyer en quête de travail, et s’était établie principalement à Manhattan. Cette période est décrite dans l’autobiographie de dirigeants syndicaux et journalistes comme Bernardo VEGA (1938) et Jesùs COLÓN (1901–1974).
Un autre groupe national est constitué par les Cubains. Depuis l’époque de MARTÍ, leur présence est attestée dans les états comme la Floride et New-York. Depuis la révolution de Fidel CASTRO (1926–2016), ce groupe augmente considérablement au plan démographique. Un autre groupe encore est celui des Dominicains, dont l’arrivée en Nouvelle-Angleterre (New-York, New-Jersey, Connecticut) est liée à la dictature du Général Rafael TRUJILLO (1891–1961) durant trois décennies. De nombreux autres groupes (Colombiens, Équatoriens, Guatémaltèques, Salvadoriens, etc.) sont arrivés aux États-Unis avec leurs propre variantes linguistiques à des moments spécifiques et cela pour échapper à des conjonctures économiques et politiques.
Ce ne sera que dans les années 1980 que le terme Hispanic apparaîtra dans les documents gouvernementaux relatif au paiement d’impôts et au recensement démographique. Une telle apparition est symptomatique de l’homogénéisation, tant sémantique que sociale, qui émerge à cette époque. À travers elle, les Latinos (cette autre appellation, qui alterne avec Hispanic, apparaît dans les années nonante) cessent d’être regardés – c’est l’intention, du moins – comme des groupe autonomes. La devise E pluribus unum – La diversité est dans l’unité – se concrétise dans cette minorité […] La tâche est menée à bien dans les écoles, à travers les médias et dans les forums publics. Ceci implique que les différences nationales, bien qu’à l’évidence elles ne disparaissent pas, sont assumées par l’ensemble.
Variantes linguistiques
La configuration démographique de la minorité hispanique est fondamentale si l’on veut comprendre les variétés du spanglish. À la fin de l’année 2012, il y avait aux États-Unis plus de 57 millions de Latinos sur un total de population de plus de 310 millions d’habitants. C’est vraiment une proportion énorme. Il s’agit de la deuxième concentration hispanique la plus importante au monde, après le Mexique, qui, la même année comptait presque 110 millions d’habitants, c’est-à-dire un peu plus d’un tiers de la population nord-américaine. […]
Le bureau de recensement des États-Unis annonçait que, pour l’année 2040, une personne sur trois dans le pays serait latino. Bien entendu, le nombre total des Latinos exclut la population sans papiers, dont on estime qu’elle oscillait alors entre dix et douze millions de personnes.
J’ai déjà fait référence aux principaux groupes nationaux. Ainsi que nous l’avons vu, un Latino sur dix était d’origine mexicaine. Le nombre total de Mexicano-américains en 2010 était d’un peu plus de 30 millions. Ceci implique qu’un Mexicain sur six vivait aux États-Unis. De la même manière, il y avait en cette même année un million de Portoricains dans le pays, et un autre million de Cubains. Après le District fédéral, la deuxième ville mexicaine la plus importante au monde est Los Angeles. Après San Juan, New-York serait la deuxième ville portoricaine au monde, et elle est aussi la deuxième ville la plus importante pour les Dominicains. Miami écrase La Havane quant au nombre de ces habitants cubains.
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Voyons à présent la suite des variétés du spanglish. En Amérique Latine, l’on parle une seule langue – l’espagnol ou castillan – comptant vingt-trois modalités différentes, ce qui correspond au nombre des pays hispanophones. En fait, chacune de ces modalités comporte en son sein une énorme quantité de sous-modalités. Au Mexique, par exemple, l’espagnol chilango (Mexico) est différent du jarocho (Veracruz), du chapaneca (état de Chiapas), du regiomontano (Monterey). À l’intérieur du domaine chilango, il y a de multiple variantes telles le parler bourgeois, le parler des jeunes ouvriers, celui des bidonvilles comme Netzahualcóyotl, le parler des marginaux et du monde de la prostitution, celui du football, etc.
En Argentine, l’écrivain Jorge Luís BORGES (1889–1986) a montré des différences importantes entre l’espagnol porteño – langue des ports –, celui des gauchos, des orilleros ou des compadritos – habitants des banlieues pauvres – et le lunfardo, l’argot de Buenos Aires.
De la même manière, le spanglish possède une variété standard diffusée par les chaînes de radio et de télévision. Mais il existe des variantes en relation avec les groupes nationaux dont j’ai fait mention plus haut, et également avec les situations géographiques et générationnelles. Il existe un spanglish chicano, appelé pocho, un cubonics, un nuyorrican et un dominicanish, pour ne citer que les plus représentatifs. Il convient d’y ajouter le tex-mex – Texas – Mexico –, le nuevomexicano, le californio, le floridiano, le nuyorqués etc. Les locuteurs du pocho à Dallas, qui ont entre dix-huit et vingt-cinq ans, emploient des modalités différentes de celles des locuteurs d’âge correspondant qui usent du cubonics à Tallahassee.
Dans son livre intitulé Growing Up Bilingual (1996) Ana Celia ZENTELLA (1940) reproduit le parler de jeunes filles parlant le nuyorrican. Cette idiosyncrasie verbale diffère du dominicanish dont use Junot DÍAZ (1968) dans son roman The Brief Wondrous Life of Oscar Wau (2007), lequel reproduit le parler dominicanish parlé à New Jersey.
Au Amherst College, l’institution où j’enseigne, nous avons procédé à des expériences intéressantes au sujet de ces variétés. Par exemple, nous avons invité différents groupes de locuteurs de spanglish à communiquer entre eux durant presque une demi-heure. Les participants comptaient parmi eux une Chicana, un Dominicain, une Cubaine, un Portoricain originaire de l’île et un Portoricain de New-York, ainsi qu’un Équatorien, entre autres. Le but était d’analyser leur vocabulaire aussi bien que leur syntaxe. En plus de se sentir à l’aise dans cette langue et de se divertir avec humour en usant de néologismes, les divers groupes ont créé des canaux de communications dans lesquels l’intercompréhension était complète.
L’éducation bilingue
Un des facteurs qui a eu le plus grand impact sur le développement du spanglish aux États-Unis, est le mouvement de l’Éducation Bilingue. J’écris ces mots avec une majuscule étant donné qu’il s’agit en l’occurrence d’un programme financé par le Gouvernement Fédéral avec des buts spécifiques.
Bien que le pays ait eu, depuis le début, l’anglais comme langue dominante, jamais cette langue n’a été langue officielle, du moins au niveau fédéral. Au cours de l’histoire, une poignée d’États, constatant que le rôle homogénéisateur de l’anglais était mis en doute, ont introduit des lois qui donnent à cette langue un statut officiel au sein de l’État.
Étant donné que le pays a été alimenté par des vagues migratoires constantes d’autres langues que l’anglais ont eu une présence permanente: le français, l’allemand, le suédois, l’italien, le yiddish, le gallois, le russe, le polonais, ainsi que les différentes langues africaines, ont été apportées par ceux qui arrivaient pour la première fois dans le pays. Les colonies de migrants dépendaient d’écoles paroissiales dans lesquelles l’on enseignait aux enfants la langue de leur pays d’origine. De telles écoles cessèrent d’exister après deux ou trois générations, dès lors qu’elles n’étaient plus nécessaires, car les descendants des immigrants utilisaient déjà l’anglais comme langue habituelle. […]
Au plan générationnel, les paramètres sont presque toujours les mêmes : les enfants immigrés arrivent dans le pays en usant de leur langue natale ; mais quand ils deviennent adultes, ils remplacent cette langue natale par l’anglais.
Lorsque se produit cette oscillation, la langue immigrante se rétracte, en perdant du terrain, jusqu’à atteindre un état qu’on pourrait qualifier de « fossilisation ».
Afin de comprendre le programme de l’Education Bilingue, qui constitue l’objet du présent paragraphe, il y a lieu d’envisager un sujet de plus, celui des changements migratoires aux États-Unis. Jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, la majorité de ceux qui immigraient dans le pays provenaient d’Europe. C’est-à-dire que leur origine ethnique était indo-européenne. L’exception à cette règle est la population africaine qui fut introduite durant l’époque coloniale. Cette population doit être considérée séparément pour une raison précise : ceux qui la composaient ne sont pas arrivés dans le pays en tant qu’immigrants, mais bien en tant qu’esclaves. […]
Après la seconde guerre mondiale, un autre type d’immigrants est arrivé dans le pays. La majorité d’entre eux proviennent à présent d’Amérique latine, d’Asie, d’Inde et d’Afrique. Ceci implique que leurs traits ethniques sont différents de ceux des immigrants précédents. Le multiculturalisme, une force sociale dont la présence se manifeste déjà depuis la fin du 20e siècle, a restructuré le paysage social.
Au commencement des années 1960, le nombre d’immigrants latino-américains aux États-Unis a considérablement augmenté. La raison d’une telle augmentation était en rapport avec le désordre qui régnait en Amérique Latine. Les dictateurs militaires exerçaient une répression impitoyable à l’égard de leurs ressortissants, ce qui restreignait la liberté à tous les niveaux. Les économies nationales étaient instables ou en état de faillite. Les gens recherchaient une vie meilleure, et le faisaient en quittant leurs pays d’origines.
Bien sûr, divers groupes de latino-américains étaient déjà installé en Amérique du Nord: les jébara portoricains, les paysans mexicains… mais alors ils furent suivis d’autres groupes nationaux. Par exemple, les Dominicains qui fuyaient l’oppression régnant durant les trente années de dictature de TRUJILLO; et les Cubains, qui avec l’arrivée de Fidel CASTRO à La Havane en 1958-1959 et la chute du gouvernement de Fulgencio BATISTA (1901–1973), s’échappaient de ce qui promettait de devenir une dictature de gauche.
L’hémorragie migratoire et la déstabilisation d’une politique migratoire cohérente, préoccupèrent les factions les plus conservatrices du gouvernement des États-Unis. Inspiré par une proposition des Cubains – qui arrivaient non pas comme immigrants, mais comme réfugiés –, visant à créer des écoles bilingues dans lesquelles leurs enfants puissent apprendre l’espagnol aussi bien que l’anglais, en attendant que tombe le gouvernement communiste de Cuba, un programme éducatif gouvernemental fur établi pour la première fois au niveau fédéral, en Floride d’abord, puis peu à peu dans d’autres états, programme à travers lequel le gouvernement payait de ses propre deniers des professeurs d’espagnol dans des écoles publiques, afin qu’ils enseignent aux enfants certaines disciplines en espagnol et d’autres en anglais.
L’Éducation Bilingue crut à une vitesse astronomique. Au cours des décennies qui suivirent, on institua des modèles divers en différents endroits du pays, et une ou deux générations d’étudiants grandirent en bénéficiant de ceux-ci (ou, selon les critiques, en les subissant). Il n’est pas possible de minimiser l’impact de cette éducation sur le développement du spanglish.
La coexistence des deux langues au sein des classes et le fait que le gouvernement fédéral payait pour la présence d’une telle dualité, ont légitimé l’existence de celle-ci.
En tant que programme fédéral, l’Éducation Bilingue connut son apogée au cours des années quatre-vingt et nonante. Les pressions exercées par ses opposants devint de plus en plus forte, jusqu’à ce que, à la fin des années nonante et durant les dix premières années du 21e siècle, une série de campagnes menées contre ce programme fédéral aboutirent à des référendums électoraux au cours desquels la population de plusieurs états, notamment l’Arizona et le Massachusetts, vota contre ce programme, contribuant ainsi à la suppression des subventions.
Bien qu’à une moindre échelle, l’Éducation Bilingue continue néanmoins à jouer, de nos jours, un rôle fondamental dans la formation du spanglish.
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Le spanglish et les médias
J’ai déjà fait allusion au début de la relation entre la langue et la radio. Je veux parler à présent de la différence existant entre un dialecte et une langue.
Le linguiste Max WEINREICH (1894–1986) a dit à une certaine occasion que la différence entre une langue et un dialecte est que la langue a une armée et une flotte qui la défendent. La question est : le spanglish est-il une langue, ou s’agit-il d’un dialecte ?
La phrase de WEINREICH, qui a étudié les origines et le développement du yiddish, la langue des juifs d’Europe orientale, depuis le 18e siècle jusqu’à nos jours, et qui est l’auteur de A History of the Yiddish Language (traduction anglaise, 1980), est, certes, complexe. La différence entre langue et dialecte réside dans la normalisation. La langue possède une syntaxe fixe, stable. Elle utilise aussi des mécanismes de pouvoir (les académies, les dictionnaires) afin d’établir ses paramètres d’action. Bien qu’il soit vrai que le spanglish est un dialecte en voie de normalisation (nous sommes actuellement dans un moment décisif de passage du spanglish de l’oral à l’écrit), il possède assurément – pour paraphraser WEINREICH – une armée qui le défend.
Dans le prochain paragraphe, je parlerai du rôle que jouent l’académie et les dictionnaires dans son développement.
Pour l’instant, je veux parler des médias, une armée à la puissance écrasante qui non seulement le protège, mais le diffuse également aux quatre points cardinaux.
Je commencerai par parler de la télévision. Aux États-Unis, il n’y a jamais eu jusqu’à présent de groupe migratoire qui ait disposé de deux chaînes de télévision diffusant des programmes originaux, comptant un public de trente millions de personnes et pourvues d’une machine publicitaire dont l’efficacité est approuvée par les grandes compagnies commerciales. Ces deux chaînes sont Univisíon et Telemundo. Chacune d’elles a sa personnalité propre : la première regroupe son public parmi la population latino mexicano-américaine, bien que sa zone d’influence dépasse facilement celle-ci ; la seconde s’appuie sur le substrat caribéen (portoricain et cubain), bien que, une fois encore, son impact ne connaisse aucune frontière.
Il s’agit de chaînes en espagnol, mais la langue qu’elles utilisent est « impure », car la langue des téléspectateurs l’est aussi. Le spanglish dont usent ces chaînes est diversifié et constant. Il en existe un type standard utilisé par des journalistes comme Jorge RAMOS (1958) qui tend à effacer les différences. D’autres programmes mettent l’accent sur les variantes en fonction du sujet et des locuteurs.
Il faut aussi parler de la radio. Les chaînes radiophoniques qui émettent en langue espagnole aux États-Unis n’emploient pas non plus une langue « pure ». Au contraire, il s’agit d’un langage hybride qui reflète d’idiosyncrasie des auditeurs. Dans l’état de Californie, il existe davantage de stations de radio émettant en espagnol que dans toute l’Amérique centrale. Toutes, sans exception, comportant des programmes dans lesquels le public appelle par téléphone, ce qui implique une diffusion à travers les ondes du langage populaire.
Les journaux constituent un autre média très influent. Chaque capitale où la population hispanique est importante – Miami, New-York et Los Angeles – possède un journal (El Nuevo Herald, El Diario, La Opinión) dont le pouvoir politique et d’achat est large. L’espagnol utilisé dans ces journaux est, encore ici, instable, «impur», ce qui signifie qu’il est très proche du spanglish.
Finalement, l’un des médias qui connaît plus grande croissance et acquiert le plus d’importance, est l’Internet. Dans cette sphère, le spanglish est connu comme « cyberspanglish ». C’est précisément grâce à ce moyen de communication que la rapidité avec laquelle une langue se développe de nos jours est de loin plus grande que par le passé.
Le spanglish et les dictionnaires
Comme je l’ai clairement dit ci-avant, le spanglish est pareil au jazz : il est impétueux, spontané, arbitraire. Il n’a pas de syntaxe fixe. La RAE nous tient en piètre estime car il s’agit d’un phénomène de rue, émanant des gens pauvres, qui n’ont pas accès à l’éducation et au pouvoir politique. Ou du moins ce l’était encore il y a peu.
Au cours de ces dernières années, des chaires consacrées à l’étude du spanglish ont été créées dans plusieurs universités. En Italie, en Allemagne, en Espagne, dans diverses parties de l’Amérique latine, ce phénomène fait l’objet de recherches multidisciplinaires.
L’une des études en cours porte sur le domaine lexicographique. J’ai expliqué dans l’une rubriques qui précèdent que j’ai moi-même publié, en 2003, Spanglish, The Making of a New-American Language, lequel ouvrage contient quelque 6 000 mots. Ce dictionnaire a été utilisé dans un nombre incalculable d’écoles, et également en tant que manuel de style dans des publications journalistiques.
Il est intéressant, d’autre part, d’étudier l’entrée du spanglish dans des dictionnaires de langue anglaise ou espagnole. Mais avant de ce faire, il convient de rappeler une distinction au niveau de la lexicographie, qui aide à comprendre la fonction culturelle qu’exercent ces dictionnaires tant dans le monde anglo-saxon que dans le monde hispanique.
Il existe deux types de dictionnaires : ceux qui sont descriptifs et ceux qui sont prescriptifs. Les dictionnaires descriptifs ont pour but de décrire le langage. C’est-à-dire qu’ils sont un reflet du parler des gens. Les dictionnaires prescriptifs usent, pour leur part, d’une stratégie contraignante : ils décident de la manière dont les gens doivent utiliser la langue. Autrement dit, les descriptifs dessinent un cercle à l’intérieur duquel ils cherchent à englober le champ complet de la langue sans en éliminer quoi que ce soit ; les prescriptifs, au contraire, réduisant le diamètre de cette langue dans le but d’encadrer ce qui est acceptable et laisser de côté ce qui ne l’est pas.
L’Oxford English Dictionary est un dictionnaire descriptif. Mais pas uniquement, car son apport est également historique dans la mesure où il se donne pour tâche de recueillir dans ses pages la langue de passé et non pas seulement du présent. Le Diccionario de la Lengua Española est, quant à lui, prescriptif car il inclut dans ses pages des mots qu’il juge inappropriés pour le public.
Au cours des années, l’ Oxford English Dictionary a incorporé des termes que l’on peut qualifier de « spanglishismes » : lasso, nacho, taco, piñata et enchilada. En faisant cela, il a mis en pratique sa stratégie inclusive. L’anglais dans le monde, et en particulier aux États-Unis, se nourrit au quotidien de barbarismes. Lesdits barbarismes proviennent fréquemment des minorités d’immigrants. Le dictionnaire est prudent : il accepte ceux qui deviennent normatifs. Il contient des mots yiddish, suédois, français, russes, chinois… et, bien entendu, des différents espagnols.
Le Diccionario de la Lengua Española, bien qu’il ait résisté à la tentation, inclut un nombre incalculable d’anglicismes, mais il maintient toutefois une politique de résistance, qui va jusqu’au rejet, à propos du spanglish. Il considère celui-ci comme un langage désordonné, une monstruosité. Le dictionnaire du monde hispanique qui s’est le plus efforcé de refléter l’évolution du spanglish, a été le Diccionario Claves. La liste des mots qu’il accepte dans ses pages est énorme : elle va de okay à marketing, de suéter à ketchup.
Du futur
Le passé n’existe pas en tant que tel ; c’est une pure fiction du présent, duquel nous parviennent des informations qui peuvent ou non être dignes de foi. Le futur n’est pas tangible non plus : nous projetons sur lui les rêves du présent, ses aspirations et ses craintes. Ceci revient à dire que le présent est le seul moment dont nous avons des preuves.
Je ne suis pas le premier et ne serai pas le dernier à étudier le spanglish. Je me suis attelé à cette tâche depuis la fin des années nonante. Les raisons qui m’ont amené à l’entreprendre sont hétérogènes. Je suis né à Mexico, dans un contexte polyglotte. Depuis ma petite enfance, je parle plusieurs langues. J’ai émis des réflexions au sujet de cet environnement dans mon autobiographie intitulée Palabras prestadas (2013). Mais je n’ai pas su ce qu’étaient les langues hybrides jusqu’à ce que j’émigre aux États-Unis en 1985.
Le choc s’est produit à Manhattan, où j’étais étudiant et travaillais en qualité de correspondant journalistique. Je savais qu’à New-York l’on parlait un nombre infini de langues. Cependant ce n’est qu’après m’être installé là-bas que je me suis rendu compte du fait que ces langues se mélangent, et en se faisant, vivent dans un état d’« impureté » constante. Un synonyme du mot « impureté » est « métissage ».
Avec les années, les personnes qui s’intéressent au spanglish me demandent fréquemment quel rôle il jouera dans le futur. J’entends souvent la même demande de la part d’étudiants, de journalistes, de philologues et de politiques. Ma réponse est toujours simple, c’est du moins mon impression : parce que l’avenir n’existe pas, notre attention doit se localiser sur le présent, qui est le seul auquel nous ayons accès. Pour Ruben DARÍO, la façon dont nous parlons maintenant serait un cauchemar. CERVANTÈS lui-même aurait besoin d’un traducteur (quelque arabe de Tolède) pour pouvoir nous comprendre, bien que je doute qu’il en fût fâché. En fait, je suis certain que cette langue éveillerait sa curiosité. Le Quijote est lui-même un livre « impur », contaminé, d’un style bâclé, paresseux, négligé.
De la même manière, si, par une erreur chronologique, un habitant du futur lisait une missive en spanglish, qu’en penserait-il ? Qu’il s’agit peut-être d’une conséquence de ce qui était destiné à se produire.
Ma réponse peut être une issue facile, mais ce n’est pas un alibi. Aujourd’hui, le spanglish est une force écrasante. Quel que soit l’angle sous lequel on le regarde, il existe partout : dans les séries télévisées, le débat politique, le livre pour enfants, la discussion en classe, la transaction bancaire… Sa valeur réside dans son pouvoir d’achat ; les sociétés l’utilisent de la même façon pour vendre leurs produits que les musiciens pour diffuser leurs chansons.
Le passé, donc, est with nous, et aussi the future. Tous deux coexistant dans le now.
© Ilan Stavans, 2017
© traduction de l'espagnol par Jacques Lardinois, 2017