DOSSIER: Nudités plurielles. Entretien avec Roland Huesca
Alexia Psarolis
Texte
Roland Huesca est professeur d'esthétique à l'Université de Lorraine. Il a été également danseur et chorégraphe. Au cours d’un entretien écrit, il décrypte pour nous les nudités à l’œuvre dans le champ chorégraphique.
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Vous venez de publier La danse des orifices, somme de votre recherche depuis quelques années sur la nudité en danse. Comment devient-on philosophe de la nudité ?
« La peau c’est ce qu’il y a de plus profond », disait Paul Valéry ! Et il avait raison... Dès l’origine, la peau, ses stigmates, parle de notre entrée dans le monde... Tenez, prenez la ligature du nombril. Signe de bienvenue ici-bas, elle scelle dans le même temps une rupture primordiale, celle de l’enfant avec sa mère. Puis, vient le temps des cicatrices, des rides. La peau a une sagesse, parfois oubliée. Siège des émotions, univers de la sensualité, elle est notre premier contact avec le monde. Elle nous protège, nous trahit parfois, parle sans cesse de nous. Être philosophe de la nudité c’est peut-être tenter de saisir les contours de nos êtres à même la peau. Débusquer le dedans des choses, et traquer du même geste « l’envers de la peau ». C’est d’ailleurs le titre d’une chorégraphie que j’avais composée et dansée il y a quelques années.
Vous écrivez : « La nudité n’est pas le nu ». Expliquez-nous.
On doit à Kenneth Clark, l’historien d’art britannique, d’avoir opéré une heureuse distinction entre le nu et la nudité : « La nudité, c’est l’état de celui qui est dépouillé de ses vêtements ; le mot évoque en partie la gêne que la plupart d’entre nous éprouvent dans cette situation. Le vocable “nu“, en revanche, dans un milieu cultivé, n’éveille aucune association embarrassante ». Policé par des siècles de tradition, le nu, figé dans la pierre ou couché sur la toile, déjoue à sa manière les affres et les plaisirs de l’émotion. Lisse et clos, il dés-érotise la corporéité, la dé-sensualise, même si ces caractéristiques ne cessent d’affleurer ou de jaillir ici et là par effraction. Par la gestion savante des formes, « l’objet d’art » se veut, avant tout, transcendance. Avec la nudité, tout change ! Le corps, objet/sujet de l’art, s’incarne, devient chair vibrante, gorgée de désirs, de plaisirs nomades, d’énigmes et de mystères. Au cœur de l’immanence, à même la peau, il s’ouvre sur le monde tangible et « s’organise » en de multiples présences. Voici venu le temps d’accepter « cette peau poreuse, trouée, orificielle où le corps ne s’arrête pas... », comme le dit si bien Jean Baudrillard. Alors, entre en scène le Surhomme nietzschéen : cet homme qui, loin des sentiers battus, s’invente lui-même et, sans relâche, affronte l’angoisse d’exister. Être de choix et de libertés, il construit son destin par le dépassement incessant de lui-même. Dès lors, le lisse s’oppose à l’orifice... d’où le titre de mon ouvrage.
Comment, au cours de l’histoire de l’art, la conception de la nudité a-t-elle évolué ?
Depuis la fin du XIXe siècle, l’histoire de la nudité s’ancre dans une pluralité d’histoires différentes où le corps est très présent. En amont de toute chose, il semble qu’une lame de fond nietzschéenne anime nos sociétés occidentales. Peu à peu, le désenchantement du monde, sa sortie hors de la religion, a changé la façon dont l’humanité s’est envisagée et s’est conçue. Nietzsche a synthétisé cela d’une phrase qui a fait fortune : « Dieu est mort ! » Pointant un bouleversement dans le mode d’existence de nos sociétés, cet aphorisme indique simplement que les grands idéaux qui guidaient l’humanité ont perdu peu à peu de leur superbe et leur puissance hégémonique. En art, par exemple, le Beau, s’il continue d’exister, ne sera plus forcément la catégorie esthétique suprême (aujourd’hui, pour certains même, la beauté fait un peu « ringard »). Prise dans ces mouvances, les contrées de la nudité se sont élargies, ou même se sont métamorphosées. Au cœur des œuvres, les vigilances se sont déplacées : la beauté a parfois laissé place au sublime, voire à la laideur, la quête de l’esprit s’est vue supplantée par le triomphe de la pure matérialité de la matière, la recherche d’une vérité universelle a assisté au triomphe du relatif et du contingent.
Par un phénomène de résonance négative, ce moment a mis en crise les imaginaires sociaux de l’époque tout comme ses normes, ses valeurs et ses repères. Transformant vérité, objectivité et universalité en notions illusoires, il a progressivement imposé deux types de relativisme : l’un, rendant utopique les notions de vérité, d’objectivité et d’universalité ; l’autre, déjouant la pertinence des croyances normatives. Cette « Danse des orifices » a tenté de traquer ces mutations du corps du cœur et de la raison.
Nudité ne rime pas nécessairement avec sexualité. Vous identifiez trois périodes - les années 60, les années 90 et aujourd’hui qui renvoient à des nudités différentes...
Marquée par les idéologies, la nudité des années soixante est rebelle. On se met volontiers nu pour dire NON. Aux États-Unis, c’est non à l’establishment, non à la guerre du Vietnam, non aux institutions, etc. Se mettre « à poil », c’est se défaire des oripeaux de la bourgeoisie, du capitalisme et des idéaux des franges de la population les plus conservatrices... Les danseurs regroupés autour d’Yvonne Rainer ou de Steve Paxton à la Judson Church Mémorial, mais aussi les adeptes du body art, posent les bases d’une critique radicale de l’establishment et d’une vision du corps unique et normé. Les mots d’ordre ? « Libération », « contestation », « révolution sexuelle ». Dans ce contexte effervescent et débridé, la nudité, alors symbole de liberté et de naturel, sert de poche de contestation.
À la même période, l’Europe artistique de la contestation, volontiers libertaire et freudo-marxiste, adopte d’emblée des causes sociologiques et politiques, avec pour dessein de changer la société en récusant un ordre bourgeois jugé monolithique, hégémonique et répressif. Malmenés, dénudés ou parodiés, les corps entrent en scène pour dénoncer les « tares sociales ou les règles morales désuètes. » 1 Retraçant chaque événement, ArTidudes 2, la revue d’art français, s’érige en plate-forme de discussion. Dans la lignée des mouvements de soixante-huit, les auteurs pourfendent, d’un style acerbe, l’ordre établi : « l’art corporel » se veut « violence, révolte, provocation ».
Dans ces moments les plus radicaux, les apports de Theodor W. Adorno ont bien illustré cette cause. Dans sa critique du social, il dénonce l’ordre « bourgeois » en place et réprouve le progrès de l’humanité, non pour en contester le bien-fondé, mais pour en déjuger les coutumes de domination et d’exploitation.
La fin des grands récits annoncée par le philosophe Jean-François Lyotard 3 efface ces moments marqués par la puissance des idéologies. Dans ce contexte, les années 90 vont renouveler les usages de la nudité. Dans une atmosphère alourdie par les ravages du sida, une poignée de chorégraphes se détache des vertiges jubilatoires, insouciants et iconoclastes d’une « jeune danse française » dynamisée par la passion et le labeur acharné de quelques chorégraphes, autodidactes le plus souvent. Dans leur mise à nu, l’heure est au concept, aux questionnements, à la déconstruction des savoirs sur le corps, le spectacle, l’histoire. Vingt ans plus tard, la violence du choc que représente le sida n’a plus le même impact. Contemporaine de ce fléau, une nouvelle génération s’en est accommodée, sans pour autant totalement l’apprivoiser. Le retour du refoulé se met alors à l’affiche. Parfois, sous l’égide des mouvements queers, d’un féminisme prosexe ou d’un appel au dionysiaque, l’ivresse gagne les corps et les esprits.
Concepts, ivresse : entre ces deux bornes, cependant, les marges restent poreuses, car toujours sous les mots affleure la chair et sous la chair se tiennent les mots.
La désacralisation du corps amène-t-elle à penser que le corps n’est, in fine, qu’un objet comme un autre ?
Être un corps objet ! C’est pour le sens commun une véritable horreur ! Cependant, ce n’est pas si grave... Pensez aux heures de pointe dans le métro, c’est bien agréable de s’actualiser en corps objet pour supporter la présence de « l’Autre » dans notre espace intime. À bien des moments de notre vie, on s’actualise en objet ou en sujet sans que cela nous pose problème. On peut sacraliser le corps, le désacraliser puis le resacraliser en fonction des situations dans lesquelles le corps se déploie. Nous sommes pluriels et non-finis. Magnifique, non ?! Lorsque, certains chorégraphes (Alain Buffard, Matthieu Hocquemiller, François Chaignaud...) désacralisent certaines parties du corps, comme le sexe, que font-ils ? Ils expérimentent, ils déconstruisent les usages et les significations premières de l’intime ou, dans la lignée des apports de Michel Foucault, réinventent les plaisirs.
Le mot d’ordre ? « Désexualiser le plaisir ». Dans son travail, l’historien philosophe avait lancé son programme 4. S’affranchir de l’instance du sexe, déplacer les vigilances de la sensualité sur certaines zones corporelles négligées, créer des dissonances, des écarts et des excès de sens dans les significations monolithiques du genre, ou encore inventer des possibilités inédites de plaisirs : autant de thèmes qu’explorent ces artistes.
Dans ce contexte, on le voit, le corps n’est pas un objet comme les autres. Il est une réserve de sens à jamais épuisée. Son incomplétude est sa force, sa puissance.
Dans votre livre, vous citez la France, la Belgique, l’Allemagne, les États-Unis, le Canada. Existe-t-il une géographie de la nudité ?
Oui ! On pourrait même parler d’une géoesthétique de la nudité, de son acceptation, mais aussi de ses imaginaires créatifs. On repère une différence très nette entre le Nord et le Sud. Jérôme Bel me disait qu’il avait eu des problèmes lorsqu’il avait présenté sa pièce à Marseille, Toufik Oudrhiri Idrissi ne peut pas montrer ses œuvres dans son Maroc natal. Les représentations de la nudité révèlent une géographie de son acceptation ou de sa non-acceptation. Dans un contexte plus large, Francine Barthe-Deloizy 5, géographe et historienne, a montré comment, au creux des regards, la nudité revêtait des significations différentes en fonction des territoires. Il y a une géographie culturelle de la nudité.
Mais plus encore, l’expérience des danseurs se greffe sur cette histoire du regard. Leurs vécus dynamisent leurs imaginaires. Prenons l’exemple de la France. On l’a vu, l’arrivée du sida a créé un traumatisme au sein de la communauté des danseurs... Cela a inévitablement engendré des interrogations sur le corps. Ailleurs aussi, me direz-vous ! Mais dans la France des années 90, il n’y avait pas grand-chose du côté de l’esthétique ou de l’histoire des corps et de la danse pour offrir des repères, pour donner sens à cette épreuve : pas de Juilliard School comme à New York, pas de Folkwang Hochschul comme à Essen, etc., bref, peu d’institutions pour parler du corps qu’il soit dansant ou non (cela a changé depuis...). Dans ce contexte de vide relatif, vers qui se tourner ? Une poignée de danseurs prennent à bras-le-corps des récits de philosophes ou de penseurs dits « postmodernes » ayant pris le corps ou les sensations comme objet d’étude. Foucault, Deleuze, Barthes..., leur prose imagée devient le terreau d’une pensée fertile et agile et, du même geste, dynamise les imaginaires... La déconstruction est en marche... Qu’est-ce que le corps et ses utopies ? Qu’est-ce que la danse ? Qu’est-ce que le costume ? Nudité, dénuement, mise à nu, etc. envahissent les plateaux....
Quelles frontières entre nudité/érotisme/pornographie ?
Comme l’a montré le sociologue français Patrick Baudry, dans son analyse de certaines œuvres de Jeff Koons : « Finalement, ce que je regarde relève du X, mais n’en est pas. Jeff Koons n’est pas un photographe porno ; il utilise, et donc transforme le matériel et la rhétorique porno. » Dans le domaine de la chorégraphie, c’est la même chose. À chaque lieu, ses attentes. Le théâtre n’est pas le studio du porno, et, déterritorialisés de la sorte, une fesse ou un sexe à eux seuls ne sauraient suffire pour convaincre. L’heure est plutôt à la déconstruction. Lecteurs de Michel Foucault et adeptes le plus souvent des mouvements queer, postporn et prosexe, ces artistes déjouent, tout en en jouant, les représentions les plus usuelles de la sexualité. L’idée ? Ne pas simplement « rincer l’œil » du public, mais le laver de ses imageries ordinaires en désacralisant les organes génitaux, en les pensant et en les utilisant comme ils le feraient avec n’importe quelle autre partie du corps.
Par exemple, dans le spectacle nou de Matthieu Hocquemiller, le sexe est comme désexualisé par un savant monde d’éclairage. Conçue loin de l’univers et des ambiances propres aux films pornos, la scénographie déréalise l’image X, elle la délocalise, la décontextualise pour la faire vivre ailleurs et autrement. L’idée est simple : donner à voir des images de type pornographique, et, par le jeu savant de la mise en scène, leur attribuer des significations totalement différentes. Simple réceptacle, l’organe devient alors matière première du donné chorégraphique. Le cadre artistique altère les significations premières des scènes proposées. Cependant, au cœur de ces différentes strates d’images, le sens commun résiste parfois. Remontant à la surface, il met le visible sous son joug. Car inévitablement, les effets de ces pénétrations singulières s’immiscent dans le corps de chacun, convoquant du même geste toute une imagerie traditionnelle. Aussi, parfois, l’heure est à la controverse.
Revisitant le mode d’existence d’Oscar Wilde visant à faire de sa vie une œuvre d’art, François Chaignaud et Cécilia Bengolea mettent à profit leur expérience de travailleurs du sexe : Cécilia Bengolea fait du strip-tease dans des bars à Bruxelles, des boites échangistes à Paris (...) et François Chaignaud est parfois Escort dans les milieux gay. Cet usage de soi et des autres, comme cette vision du monde altérant la morale traditionnelle, modèle leur univers artistique. Sur le plateau s’opère ainsi l’hybridation de deux pratiques de soi actualisées pour l’occasion au sein d’un même être. Mais aussi, dans la lignée du pragmatisme d’un John Dewey, prônant L’art comme expérience, ils explorent, « s’ouvrent » à de nouvelles aventures somatiques. Dans cet univers, la prémisse est simple : « Il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son environnement fait partie du processus même de l’existence. »
La nudité sur scène (qu’elle soit conceptuelle, sensuelle ou sexuelle) semble creuser avec plus d’acuité l’écart entre ceux qui possèdent les codes de lecture... et les autres. Partagez-vous cette idée ?
Au cœur de ces soirées à fleur de peau, le plus souvent, en effet, l’intelligible excède le sensible. Ainsi, Jérôme Bel propose une œuvre conceptuelle très éloignée des expériences corporelles du sens commun qui fonctionne sur des concepts, le degré zéro, la territorialisation et la déterritorialisation du corps, etc. Tout cela n’est pas évident à première vue. Arthur Danto, philosophe et critique d’art américain, avait lancé sa mise en garde. Pour s’exercer, la fonction rhétorique des œuvres conceptuelles doit offrir aux spectateurs les clés de la compréhension. Dans le cas contraire, « on ne saurait en ressentir la puissance 6 ». Conscients du fait, les danseurs inventent parfois des modes de sociabilité originaux. Après certaines de leurs pièces, Alain Buffard ou Xavier Le Roy organisent un débat avec la salle. Ailleurs, ces mêmes artistes noircissent les colonnes de la revue Mouvement sur et pour Jérôme Bel. Plus tard, Art Press sert de tribune à Jérôme Bel pour évoquer le travail de Xavier le Roy, dont l’œuvre Giszelle repose sur le même principe que Jérôme Bel. Amis, spectateurs et membres d’un même clan, ces chorégraphes exposent, commentent et expliquent quelques-unes de leurs propositions artistiques.
Mais dans le même temps, en amont de toute réflexion, l’œuvre agit sur le public en un puissant corps-à-corps. Dès 1910, le philosophe Frédéric Paulhan 7 en avait fait état. Selon lui, l’art n’exprime pas, il évoque, c’est pour cela qu’il serait plus juste de parler d’impression que d’expression. En fait, ces corps nus parlent à notre nudité. De sensation à sensation. Nue ou habillée, la danse se déploie toujours entre cœur et raison.
Ce périple autour du corps dénudé est une invitation devenue quasi systématique dans les spectacles de danse aujourd’hui. A-t-on fait le tour de la nudité ? N’est-elle pas devenue à son tour normative, engendrant un « trop-plein de corps » ?
Certains ressentent un effet de mode, une tendance... On danse à poil... Parfois, cela peut donner l’impression que cette nudité devient un nouveau diktat du corps... Comme dans tous les domaines, il y a du bon et du moins bon. Cependant, on voit que même sur cette courte période d’une dizaine d’années – de 1993 à 2014 - les usages de la nudité ont changé... Du concept à l’ivresse, les chorégraphes ont inventé de nouvelles formes, de nouveaux usages. Au bout des regards, ils ont fait émerger des corporalités inédites. Aujourd’hui, elle semble moins d’actualité... Elle reviendra revêtue d’autres ambitions liées à l’histoire des sociétés, à l’histoire des corps et bien sûr à l’histoire de ces moments particuliers où s’incarnent les danses.
Alors non ! Le moment n’a pas fait le tour de la nudité... Penser « faire le tour des choses » serait pure illusion. Allez, donnons une dernière fois la parole à Gilles Deleuze et à son concept si puissant de fini-illimité de l’homme ! Car le surhomme est invention de soi, sensation de soi... Quelle bonne nouvelle !
Notes
1. François Pluchard, « Body as art » in ArTitudes, n°1, octobre 1971, p. 5-8.
2. Le premier numéro est daté d’octobre 1971. La revue deviendra ArTitudes International en octobre 1972.
3. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris Minuit, 1979.
4. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, Tel, 1984.
5. Francine Barthe-Deloizy, Géographie de la nudité: être nu quelque part, Paris, Bréal, 2003.
6. Arthur Danto, La transfiguration du banal, une philosophie de l’art, 1981, Paris, Seuil, 1989, p. 275.
7. Frédéric Paulhan, « L’expression Artistique de la Musique », in Mercure de France, juillet 1910, p. 385-408.