« Le mouvement comme désobéissance »
Jean-Marc Adolphe
Texte
Tout modèle de danse véhicule une idée du monde. Au XXe siècle, les développements de la danse moderne, puis contemporaine, ont été concomitants d’incontestables bouleversements historiques et sociétaux. Et aujourd’hui ? Comment la danse fait-elle écho à la politique qui vient ?
« À quoi bon venir au monde sans tenter d’en accroître la part d’humanité ? », questionnait Hannah Arendt. Et René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » L’engagement est consubstantiel à toute création artistique, parce qu’il n’y a pas de forme d’expression véritable qui ne cherche, au fond, à s’extraire du déjà su, du donné pour acquis et de l’entendement commun. Cet engagement de l’artiste est-il politique ? Beaucoup s’en réclament, et s’autoproclament hérauts des plus vives utopies. Non pas en chevaliers de telle ou telle cause, encore moins en ambassadeurs de telle ou telle chapelle, mais parce que l’art serait, par essence, ce qui élèverait l’Homme au-delà des contingences matérielles, sur la voie d’une « société émancipée » où « chacun pourra s’adonner librement, parmi d’autres activités, à la création » (Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1846) ; à moins que l’art ne soit perçu, version plus situationniste, comme « ce qui rend la vie plus intéressante que l’art lui-même » (Robert Filliou).
« S’engager », en espagnol, se dit comprometerse. Se compromettre, donc, mais non pas au sens des logiques plus ou moins prostitutionnelles qu’engendre le marché de l’art. Avec quoi l’art promet-il, selon la belle formule du cinéaste Manoel de Oliveira, de « se marier à l’infini » ? Sans qu’il soit assujetti à la propagande, l’art est concubin de la transformation sociale, ouvrier de ce que le philosophe Jacques Rancière nomme « partage du sensible ».
Mais quand vient à poindre une réelle perspective de transformation sociale, comment les « artistes » se positionnent-ils ? En France, en avril dernier, sur fond de contestation de la loi Travail, Nuit Debout a pris ses quartiers de printemps sur la place de la République à Paris, puis dans d’autres villes. Ce n’était certes pas un remake de la Révolution française, ni même de mai 1968, mais un soubresaut s’inscrivant dans une longue chaîne d’événements planétaires et d’occupation des places publiques (les Indignados en Espagne, Occupy Wall Street, les printemps arabes, la place Taksim à Istanbul et, bien avant cela, les Folles de la place de Mai à Buenos Aires).
Eh bien, qu’advint-il ? Comment, dans leur écrasante majorité, nos chers milieux artistiques et culturels ont-ils prêté attention à ce mouvement ? Rien, nada, niente. Business as usual. Le marché des spectacles, la routine des programmations, le nombrilisme des créations, ont continué, comme si de rien n’était, leur petit bonhomme de chemin.
Nuit Debout et culture assoupie
Au moment où débutait Nuit Debout, Olivier Py publiait son éditorial intitulé « L’amour des possibles », pour l’édition 2016 du festival d’Avignon. Texte parfaitement engagé, comme il se doit, mais engagé en apparence, à la surface. « Être politique c’est croire en l’homme », écrivait Olivier Py : « Les artistes nous donnent de bonnes raisons de croire en l’homme, ils se font la voix du peuple qui refuse un monde privé de sens et nous rappellent que l’émerveillement et l’espoir sont un choix. Si les puissants ne croient plus en la culture, c’est qu’ils ne croient plus à la souveraineté du peuple. »
Mais c’était pour aussitôt acter l’impossibilité de toute révolution et d’ajouter : « quand la révolution est impossible, il reste le théâtre » !!! Face à de telles foutaises, la colère a patiemment fait naître un livre, Nuit Debout et culture assoupie (L’Entretemps, novembre 2016. Sans en faire ici la réclame, ni la redite, je ne suis pas dupe de ce que l’archéologie du présent à laquelle je me livre dans cet ouvrage peut avoir de dérangeant, pour qui préfère se désoler du monde comme il va et ne rien faire effectivement pour qu’il change.
Il est en effet assez malvenu, j’en ai maintes fois fait l’expérience, de vouloir mêler art et politique, au motif que l’esthétique (qui serait curieusement dénuée de tout sens politique) ne saurait être instrumentalisée par quelque cause commune que ce soit. On peut dès lors suivre la voie d’une histoire de l’art totalement hors sol, l’art pour l’art et basta ; sans considération aucune pour les contextes sociaux, économiques, culturels, qui en accompagnent le cours. Prolongeant l’élan libertaire-révolutionnaire de Mai 68, la « nouvelle danse française » des années 1980, en même temps qu’elle s’affranchissait des hiérarchies pyramidales du modèle classique, portait l’utopie d’un corps libéré, et clamait l’émancipation des imaginaires, quitte à « reconstruire le réel » (Jean-Claude Gallotta). Qui, aujourd’hui, parle encore d’émancipation ?
L'invention de la danse moderne
Avant de s’incarner éventuellement dans une technique, tout modèle de danse véhicule une idée du monde. Érigée en totem monarchique au début du règne de Louis XIV, la danse classique représente un ordre divin, immuable, dont les danseurs du corps de ballet sont les sujets. Le Roi Soleil paraît lui-même sur scène, et lorsqu’il se retire en 1670 (Versailles peut alors briller en lieu et place du corps du Roi), les danseurs étoiles prennent le relais. Cette permanence d’un ordre supérieur se prolonge dans la danse néo-classique : « Dieu crée, moi j’assemble », déclarait ainsi Balanchine dans les années 1950.
Le mot « Art » lui-même (avec une majuscule et dans son sens moderne), apparaît au cours du XVIIIe siècle, qui distingue les arts « mécaniques » et les arts « nobles », la poésie, la musique, la peinture et... l’art militaire. L’artiste va ainsi peu à peu se différencier de l’artisan, dans une hiérarchie de valeurs qui privilégie le fait que « ce n’est point le besoin qui leur [la peinture et la poésie] a donné naissance » (discours préliminaire de l’Encyclopédie). L’otium contre le negotium, le loisir, le luxe de l’inutile contre le travail et sa rentabilité.
Ces oppositions se durcissent au XIXe : tandis que l’État perd son monopole en matière d’exposition et de consécration, la Révolution a aboli les privilèges et a mis en avant la notion, stupéfiante, d’égalité. Et ce siècle est tourmenté par une autre (longue) révolution, industrielle celle-là, qui pose la question du peuple, de la foule, de la masse, devenus visibles : une visibilité que consacre le cinéma naissant. C’est dans ce contexte pluriel qu’émerge la danse moderne, aux États-Unis et en Europe, et il n’est pas indifférent que la subjectivité qui s’extrait d’un ordre divin (et patriarcal) soit alors le fait de femmes (Ruth Saint Denis, Isadora Duncan, Loïe Fuller, Mary Wigman, etc.)
Tout au long du XXe siècle, les développements de la danse moderne, puis contemporaine, ont été concomitants d’incontestables bouleversements historiques et sociétaux. À sa façon, la Messe pour le temps présent de Maurice Béjart et Pierre Henry (festival d’Avignon, 1967) anticipe le printemps de Mai 68. La modern dance de Martha Graham est contemporaine du New Deal de Roosevelt, tout comme l’art de Merce Cunningham porte dans ses gènes l’utopie d’un expansionnisme démocratique américain (après la Seconde Guerre mondiale et la victoire sur le nazisme), dont la tournure impérialiste sera ultérieurement contestée par les artistes du Judson Dance Theater sur fond de mouvements de contestation contre la guerre du Vietnam (le refus de virtuosité prôné par Yvonne Rainer dans le No Manifesto, le contact-improvisation d’essence libertaire).
Qui refuse d’entendre cette implication politique de la danse ? Qui refuse de considérer que Trisha Brown, lorsqu’elle parle de « répartition démocratique du mouvement dans le corps tout entier » (dans une conversation avec Yvonne Rainer) ne parle pas que de danse ?
On pourrait continuer ainsi le panorama : Pina Bausch n’aurait jamais été Pina Bausch si elle n’était née en Allemagne en 1940, reprenant et transformant la notion de tanztheather forgée par Kurt Jooss avant-guerre ; Tatsumi Hijikata n’aurait jamais inventé le Butô, explicitement conçu comme « laboratoire du corps japonais », s’il n’y avait eu Hiroshima et la défaite du Japon allié à l’Allemagne nazie... Et aujourd’hui, l’émergence d’une danse contemporaine au sud de la Méditerranée n’est pas sans lien avec les Printemps arabes, tout comme en Afrique, des artistes novateurs sont synchrones des courants d’aspiration démocratique qui traversent le continent noir.
Vers une « poétique de la relation »
En ce début de XXIe siècle, l’Europe hésite sur les valeurs qu’elle devrait incarner. Il faut dire que sa longue tradition humaniste a été quelque peu malmenée ces dernières décennies par les coups de boutoir d’un libéralisme économique et financier qui entraîne en retour de puissants courants populistes qui remettent en cause jusqu’à l’idée-même de démocratie.
D’une certaine manière, ce qu’il a été convenu d’appeler « non-danse » (quelles qu’aient été ses réussites esthétiques) a exacerbé ce libéralisme, en surfant sur la notion de performance, sans s’interroger sur l’usage d’un mot dont se repaît une société de la compétitivité généralisée.
Au demeurant, le marché de la « programmation », en multipliant les événements « festivaliers », a entretenu à outrance le culte des émergences et de la créativité. Les médias et les scènes dominantes ont consacré en Jérôme Bel (et quelques autres) un nouvel « artiste-roi ».
Lequel artiste-roi, malin comme un singe, en vient soudain à se targuer de démocratie participative en faisant monter sur scène des « amateurs » (Gala, 2015), mais c’est alors pour ériger en valeurs consensuelles les pires clichés dansants (le grand jeté classique, le moonwalk de Michael Jackson, la comédie musicale à fanfreluches, etc.)
Dans les marges, d’autres courants sont pourtant à l’œuvre, plus ou moins invisibles. Le réseau des Centres de développement chorégraphique vient de publier une brochure, « En action », sur les multiples initiatives d’action artistique et culturelle où s’engagent danseurs et chorégraphes. Ce travail, bêtement qualifié de « sensibilisation » (comme si la personne humaine n’était pas en elle-même « sensible », et qu’il faille lui apporter la « révélation »), est aussi exemplaire que souvent ignoré des médias.
L’équipe du CDC Grenoble dit ainsi : « Ces moyens d’action reposent essentiellement sur nos désirs, notre volonté d’agir. Nous convoquons régulièrement : l’imagination, l’énergie, les compétences, l’innovation. Les sources vives humaines des artistes, des pédagogues, des historiens de la danse... et nos capacités à nous relier, à créer des réseaux, des partenariats avec des associations, des groupes de citoyens, des écoles, des universités, des entreprises. Les forces essentielles sont bien là, avec la ferme intention de n’accepter de faire que ce en quoi nous croyons, d’assumer pleinement une forme de service public, mais en pleine indépendance et responsabilité. XX »
Au-delà même de ces « actions de terrain », certaines œuvres relationnelles engagent aujourd’hui des formes de création participative, des esthétiques de l’attention (proches d’une philosophie du care XX ), qui savent mettre en jeu une « poétique de la relation » (Édouard Glissant). C’est à ce prix (souvent gratuit, celui d’une dépense improductive, selon la notion forgée par Georges Bataille) que la danse peut retrouver une part manquante, essentiellement politique, qui renoue avec ces mots d’Henri Michaux : « Je suis de ceux qui aiment le mouvement, le mouvement qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements, me débarrasse des constructions. Mouvement, comme désobéissance, comme remaniement. XX »
© Jean-Marc Adolphe, 2017
Critique de danse, essayiste, directeur de projets artistiques, Jean-Marc Adolphe a fondé et dirigé pendant 21 ans la revue Mouvement. Il prépare aujourd’hui le lancement d’une nouvelle revue et d’un « festival des humanités ».
Notes
- En action. Les Centres de développement chorégraphique, association des centres de développement chorégraphique, www.a-cdc.fr
- L’« éthique du care », développée aux Etats-Unis à la fin des années 80, se nourrit des regards croisés de la psychologie, sociologie, philosophie et de sciences politiques. Le care -« capacité à prendre soin d’autrui »- propose une nouvelle formulation des liens d’interdépendance
- Henri Michaux, Émergences-Résurgences, collection Skira "Les sentiers de la création", éditions Champs Flammarion 1987, p. 595