Danse hip-hop, danses urbaines. Émergence et développement en Belgique ( in Dossier)
Alain Lapiower
Texte
Dès le début des années 1980, sous l’appellation générique de « breakdance », la danse fut la première émergence visible du hip-hop en Belgique. Déclinée en b-boying, smurf, electric boogaloo, hype, elle nous venait des USA, entrée dans notre pays via le cinéma d’abord (notamment le film Flashdance, puis Beat Street…) et de façon définitive en 1984, grâce à l’émission mythique présentée par Sidney sur TFI, « H.I.P. H.O.P. ». On y voyait chaque dimanche après-midi, les gamins des cités de banlieue s’essayer à ces figures importées de New York et de Los Angeles, sous le parrainage de futures légendes comme le Rock Steady Crew ou les New York City Breakers.
Deux traits remarquables sont à noter à propos de cette période : d’une part l’adhésion massive et fiévreuse de la part de toute une jeunesse principalement issue de l’immigration et, d’autre part, le foisonnement et l’éclectisme de ce nouveau courant d’expression, alimenté par les médias de masse et les cultures populaires du moment.
Rap, graffiti et deejaying sont apparus plus tard, et ne seront réunis dans un courant commun que vers 1990, sous l’impulsion d’activistes comme ceux de la Zulu Nation. Ce courant diversifié, nommé hip-hop, deviendra quelque 20 ans plus tard ce qu’on a appelé « cultures urbaines », mais pour l’heure, c’est véritablement de danse qu’il s’agit et il est significatif que les premières personnalités emblématiques de ce hip-hop belge (Benny B, Daddy K, Defi J de BRC...) soient toutes passées d’abord par le « breakdance ».
Outre la prolifération soudaine des groupes qui « s’entraînaient » et préparaient des « chorés » dans les halls de gares, les galeries commerçantes ou les parcs, s’organisèrent rapidement les premiers rassemblements et concours ; dans les fêtes d’écoles et centres sportifs, ou lors de défis sauvages sur des esplanades comme celle de la basilique de Koekelberg, pour peu que le sol en fût bien lisse.
Individuelle ou collective, la dimension compétitive a toujours été importante dans ces danses, poussées entre autres par une volonté de performance technique, mais aussi par un désir fort de se distinguer et de se faire connaître par les pairs et les innombrables amateurs qui se pressaient dans les cercles d’improvisation. Ceci est déjà inscrit dans les nombreux témoignages qui nous sont parvenus depuis le Bronx des années 80, et va perdurer jusqu’à aujourd’hui dans les « battles », qui connaissent encore un essor considérable, tant localement qu’internationalement.
Avec le temps, des championnats plus importants se sont organisés dans des salles de prestige comme à la Galerie Louise, où rivalisaient les plus forts qui avaient pour noms Dynamic three, Zulu Rockers, Kamikaze Force ou Magical Band. Un des activistes de l’époque, Fares, a organisé plusieurs concours internationaux à Charleroi, au Parc des Expositions. En 1991, y débarque un groupe d’opérateurs et de responsables culturels français, notamment du Théâtre contemporain de la Danse de Paris et de la Maison de la Danse de Lyon… Ils y viennent car ils sentent que quelque chose d’important est en gestation. « Quelque chose », où se croisent le désir artistique et l’urgence d’une prise de parole par le geste, dans ce contexte explosif de la révolte des banlieues. Ils vont y vivre un véritable moment d’émotion et de prise de conscience. Parmi les nombreux danseurs présents à ce concours, se produisaient les groupes qui allaient marquer la période en France, comme Aktuel force, Boogie Saï, Macadam ou l’Allemand Storm. Christian Tamet, directeur du TCD écrivait : « Ça dansait partout, sur la scène, dans les couloirs, à la cafeteria… la force de ce mouvement n’est plus qu’une évidence. »
Ceci sera le déclencheur d’un mouvement culturel sans précédent dans l’Hexagone, sous l’appellation discutable mais adoptée de « danse urbaine ». Il en résultera une multitude de productions, d’ateliers, de soirées et de festivals, qui naviguaient avec plus ou moins de bonheur mais avec une énorme vitalité, entre hip-hop pur et croisement avec la danse contemporaine. Ceci n’aura cependant que peu d’effet immédiat en Belgique, où il faudra attendre la fin des années 90 pour voir apparaître des réalisations en ce sens.
Esthétique de la danse hip-hop, quelques repères
Mais avant d’évoquer l’évolution ultérieure de cette danse hip-hop dans nos régions, il me paraît fondamental de nous pencher de manière attentive sur son contenu et sur ses formes, pour en saisir le caractère spécifique. Au-delà de ça, l’analyse est édifiante sur la façon dont naissent puis se développent de nouveaux courants culturels à cette époque, qui est celle de l’avènement de nouveaux médias fondateurs, comme la télé couleur généralisée dans les foyers, puis surtout l’usage de l’enregistrement vidéo. Les danseurs passaient un temps fou à décortiquer des séquences et des mouvements enregistrés sur magnétoscope. À une époque où les « cours » de break n’existaient pas encore, la débrouille était la clé d’accès absolue, ainsi que la transmission sur le tas, dans des cadres précaires habillés de courants d’air ou de réprimandes des services de sécurité.
Le « debout » et le « sol »… Ce clivage fut la première césure qui donnerait lieu par la suite à un véritable divorce, mais à l’époque où la famille hip-hop était encore réunie, c’est-à-dire grosso modo jusqu’aux années 90, un « show » complet se concevait avec rappeur-MC, DJ, danseurs debout et danseurs au sol. Quand les rappeurs, les DJ et leurs publics se sont éloignés vers des univers distincts, danseurs debout et au sol se partagèrent encore l’espace des shows pour y dessiner des tableaux à deux dimensions, jusqu’au moment de spécialisations et de séparations généralisées.
Le danseur « au sol », est d’abord un gymnaste et un acrobate qui enchaîne des figures au sol en musique. Certains mouvements, comme le cheval d’arçon par exemple, sont directement puisés dans le répertoire des compétitions olympiques, mais sans les engins d’appuis, ce qui est beaucoup plus difficile. Les « b-boys » se considèrent d’ailleurs souvent comme des sportifs, ce qu’ils sont en grande partie : force, souplesse et sens de l’équilibre sont des atouts importants. Mais d’autres sources majeures ont alimenté le breakdance : la capoeira, avec de nombreuses passes identiques comme la coupole ou la roue (ainsi que le sens rituel de l’impro et du défi dans le cercle), et surtout les arts martiaux asiatiques. Ces derniers étaient très en vogue dans les années 70-80, grâce aux films de kung-fu et par les clubs de karaté ou de boxe thaï, qui rencontraient un vif succès dans les quartiers populaires. D’autres apports sont plus inattendus, comme le « spin off » (toupille sur la tête) qui évoque les derviches tourneurs, ou les « passe-passe », qui tricotent d’étranges mailles frénétiques par les pieds. Le « pas de préparation » – entrée en matière obligée d’une séquence de break – s’apparente plutôt à la boxe ou au dribble de foot. Au total, un assemblage des plus éclectiques, à partir d’une imagerie qui touchait de près les gamins « de la rue ».
Pour spectaculaires qu’ils soient, ces « power moves » prennent énormément de temps d’apprentissage et demandent un exercice régulier pour rester efficients. Si on y ajoute que l’absence d’échauffement préparatoire, les contacts avec la pierre ou le béton, ou les pirouettes ratées, provoquaient des dégâts articulaires et musculaires, on comprend que l’intensité physique ne manquait pas d’exciter des ados en manque de sensations fortes. Cela dit, ne vous y trompez pas, ce qui fait la classe d’un breaker n’est pas sa puissance, mais son style. Et le style est avant tout affaire de sensibilité.
La danse dite « debout », par contre, foncièrement musicale et rythmique, prend racine dans une toute autre filiation, qui est celle du music-hall, du jazz et des shows de musique soul ou funk, une composante donc principalement afro-américaine. Les personnalités de référence dans les années 70 en sont indubitablement James Brown, puis Michael Jackson, qui tous deux ont énormément utilisé la danse dans leurs concerts, de façon magistrale. Au-delà, on retrouve dans les vieux films sur les boîtes de jazz et les clubs de rhythm ‘n’ blues des années 30-40 aux États-Unis une grande partie des traits qui seront présents jusqu’à aujourd’hui. On y découvre aussi la pratique de l’impro solo dans le cercle et celle des défis, que les boîtes et films disco vont raviver dans les années 70.
Mais d’étonnantes sources spécifiques doivent attirer notre attention à partir des années 80. Citons pêle-mêle des séquences du mime Marceau (suite à une rencontre de M. Jackson avec cet artiste), la dégaine des robots de la saga Star Wars, le « slow motion » issu de l’expérimentation du magnétoscope, l’automate descendant des fêtes foraines d’avant-guerre, le doigt pointé d’Oncle Sam vu sur les affiches de recrutement de l’armée US, les gants blancs et les bonnets des Schtroumpfs, les mouvements saccadés de Super Mario dans les premiers jeux vidéo et ainsi de suite, la liste est sans fin… Au fil des modes et des nouvelles images circulant sur les médias, les styles vont se superposer : mime, jazz-rock, popping, locking, voguing, waacking… Ces apports combinés avec dextérité construisent des séquences montées au rythme d’un clip musical.
Si la danse debout est beaucoup plus musicale, plus fluide, plus « souriante » pourrait-on dire, plus « féminine » aussi, la danse au sol est plus dure, plus compacte, plus virile et plus provocatrice, même si quelques filles douées s’y sont distinguées. Le « debout » est d’ailleurs né sous le ciel bleu de Californie, le « sol », dans la grisaille et la déglingue du Bronx sur la côte Est. Mais les deux cotés sont les reliefs complémentaires de cette nouvelle vague de culture populaire et de danse de rue en pleine effervescence. Elle fut l’exutoire de toute une jeunesse aux abois, en quête d’identité, de sens… et de plaisir. Notons que si le debout et le sol sont des spécialités très différentes, il n’était pas rare que certains artistes passent de l’une à l’autre, ce qui intéressera beaucoup les chorégraphes. Mais avec les années, la séparation s’est irrémédiablement accentuée. Séparation qui donnera lieu à l’apparition de battles différents dans les deux disciplines, le « Juste Debout » étant apparu au début des années 2000 en France.
Évolution en cascade
Tous ces apports diversifiés se sont inscrits, superposés et transmis dans le monde entier, transformés au gré des générations et des cultures locales. Non seulement pour constituer un « patrimoine » mondial commun, tissé de références et animé par des personnalités emblématiques, dont rien n’aurait permis d’imaginer la notoriété future, mais, qui plus est, pour s’inscrire dans la durée. Puisqu’aujourd’hui encore, on rivalise d’inventivité et de savoir-faire dans les agencements et les trouvailles à partir de ces filiations, pour lesquelles l’initiation est devenue de plus en plus complexe.
Un des caractères remarquables dans cette élaboration est la place constructive de l’improvisation, que ce soit dans le cercle qui se forme en soirée, ou sur la scène. Ce qui n’empêche pas l’apparition d’une écriture, héritée au départ des chorus lines de la danse jazz, pour des shows chorégraphiques, qui deviennent aussi l’objet de compétitions.
Vitesse, énergie, impact, habileté, séduction, malice, humour, mais aussi sens des effets, charisme, rage de vivre…, tels sont des ingrédients qui ont attiré des milliers d’ados, bien loin des écoles et de tout académisme. Le « breakdance » évoluait et circulait continuellement entre artistes et public, dont les rôles étaient interchangeables, ainsi que de la rue à la scène et de la scène à la rue, sans complexes. Une fête ! A la fois informelle et codifiée, qui conférait aux rencontres hip-hop un caractère spontané, convivial et profondément collectif, tranchant totalement avec l’ordre établi de la danse et des arts du spectacle en général.
Avec les années, d’autres formes de danse sont apparues, qui ont bouleversé les codes et ouvert de nouvelles voies, notamment en danse debout, sous l’appellation évocatrice de « new style ». La « house dance », entre autres, directement héritée de la musique du même nom et des rythmiques lancinantes pulsées dans les soirées techno, dès les années 2000. Une autre apparition significative sur nos scènes est celle du Krump, découvert en 2007 à la faveur de la diffusion du film Rize de David LaChapelle, un magnifique documentaire sur cette émergence apparue dans les ghettos de Los Angeles. À l’inverse de la house, fluide et drapée d’élégance, le Krump est brut, sauvage, heurté et, bien que debout, il est ancré dans la terre.
Ces deux émergences, quoique très différentes, qui vont peu à peu s’imposer dans des battles puis dans des shows et des créations chorégraphiques, ont en commun le fait de se construire et de se transmettre également à partir de l’improvisation, même si des pas et des schémas y sont formalisés. Elles partagent aussi leurs origines et leurs références africaines explicites, ainsi que le fait de s’être détachées, émancipées, pourrait-on dire, du corpus hip-hop d’origine, ce dernier ayant de plus en plus tendance à se diluer.
La création chorégraphique urbaine en question
La pratique la plus « naturelle » pour la danse hip-hop est celle du cercle informel et convivial, au centre duquel se lancent tour à tour les danseurs, quel que soit leur style et leur niveau. Les défis, sont déjà plus structurés, ils supposent un rendez-vous, des groupes organisés, des témoins. Ils sont accompagnés d’une bonne dose d’adrénaline et les confrontations se déroulent souvent aux limites de l’agressivité ; c’est d’ailleurs la fonction de ces rencontres, nées d’une volonté de transcender la violence des quartiers populaires.
Le dispositif qui correspond le plus à ces rituels est évidemment le battle. Mais s’il en a gardé l’adrénaline, il a rapidement dérivé vers une grande formalisation, avec des organisateurs-promoteurs, des juges faisant autorité, des prix en cash, des campagnes de marketing et une entrée payante dans des salles de plus en plus énormes.
La « création » est de nature très différente, même si certains caractères d’origine y ont persisté. Le « désir de scène » est apparu très tôt. Les « shows break » des championnats et des battles proposaient-ils finalement autre chose que de construire, parfois même à outrance, un moment de spectacle ?
Des pratiques nouvelles en découlèrent, dès lors qu’il s’agissait de concevoir, de mettre au point, de mettre en scène, de répéter…, donc de quitter le pur domaine de l’improvisation. Caler une « choré », fût-elle hip-hop, fait appel à des mécanismes artistiques classiques : inventer, transmettre une idée, construire une progression vers un final, susciter l’adhésion du public. Cela désigne probablement le point de rupture, qui allait diviser le champ de cette culture développée à partir de la spontanéité. Nombreux sont les défenseurs absolus du « free style » et des battles qui considèrent jusqu’à aujourd’hui que le monde des créations et du théâtre, surtout « perverti » par des mixages avec la danse contemporaine, s’éloigne totalement de l’espace inventé par le hip-hop et le dénature. Ce dernier en aurait perdu son âme, au profit d’une démarche classique, voire carrément scolaire. La plupart des groupes et des danseurs hip-hop en Europe ont exprimé dès le milieu des années 90 la volonté puissante de monter sur les planches dans des conditions « professionnelles », pour y construire des spectacles.
Une distance certaine sépare cependant l’envie de la réalisation. Dans l’attente de résultats, c’est le circuit des battles qui s’est développé en Belgique, avec ses gloires locales comme les Dynamics, les Hoochen ou Team Shmetta. En France, à la longue, ce circuit, très dynamique, allait apparaître comme une entité complémentaire à celle de la création sur scène : on y repère les talents, on y décèle les nouvelles tendances et on y recrute les meilleurs interprètes pour des projets… chorégraphiques. C’est ainsi que de nombreux champions internationaux comme Wanted Posse, les Pokemon ou le R.A.F. Crew sont devenus également de brillantes compagnies professionnelles dans le circuit des théâtres.
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Ce mouvement vers la création en danse urbaine a été initié en France. Il y a pris un essor particulier, ce qui est resté d’ailleurs une spécificité de ce pays. L’impulsion en a été donnée par des opérateurs et des acteurs culturels de métier, qui ont décidé de produire des spectacles intégrant des danseurs hip-hop, engagés et payés comme interprètes. Ceux-ci ont aussi été formés, dégageant une sorte d’avant-garde de la création, initiée aux arts de la scène et à ses techniques, comme l’utilisation de la lumière, la scénographie, l’élaboration d’un propos ou l’écriture chorégraphique. Une série de personnalités fortes et de « compagnies », nouvellement structurées, allaient se faire connaître, dessinant les contours d’un genre nouveau, qui ferait recette dans les théâtres et les festivals. Ce « genre », qui a même totalement surpris et dépassé les Américains, allait se diffuser dans le monde entier.
Gabin & Aktuel Force, Kader Attou & Akrorap, Mourad Merzouki & Käfig, Farid Berki & Melting Spot, Hamid Ben Mahi & Hors Série, et quantité d’autres. Issus tous des banlieues « chaudes », passés par les cercles en rue et les défis, formés ensuite aux arts de la scène, ils ont ouvert un véritable circuit de production et de diffusion qui a emballé le grand public et rempli les salles. Ils ont aussi, et surtout, ouvert un nouveau champ de création et de savoir-faire artistique, qui laissera une trace particulière et remarquable dans l’histoire de la danse et de la culture contemporaine.
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En Belgique, les premiers projets à tenter cette aventure datent des années 1998-2000. C’est la troupe Hush Hush Hush en Flandre, sous l’égide d’Abdelaziz Sarrok, qui tenta l’expérience, avec un spectacle intitulé Carte Blanche, qui portait bien son nom. Dans un esprit très ouvert et très libre, Abdel avait intégré deux b-boys namurois de N.B.S., qui eurent l’honneur de découvrir, tantôt avec amusement, tantôt avec effroi, l’univers déjanté de la « danse contemporaine ». Des façons de faire déstabilisantes pour eux, comme le fait de ne pas bouger par exemple (ce qui est un comble pour un breaker !), ou de danser dans le silence (l’angoisse totale !), un livre à la main, ou en costume 3 pièces. C’était un peu du collage à mes yeux, mais une belle ouverture, audacieuse et pleine d’humour, ainsi qu’un fameux succès de diffusion européenne.
La seconde création fut proposée par Jean-Michel Frère en 2000, avec SC35C, dans laquelle le même groupe namurois fut invité cette fois à participer véritablement à la construction d’un spectacle fantasque, sur l’univers de Tim Burton. Dans cette pièce entre théâtre et danse, les trois breakers et le DJ ont pu totalement s’investir et inventer de véritables séquences conceptualisées. On se souviendra notamment d’une étonnante scène de break entravée par une chaise, ou sur l’étroit d’une table de cuisine. Cela ouvrait une voie nouvelle, dans un esprit bien belge surréaliste. Une troisième proposition à la même période vint de Bud Blumenthal, Spledge, à laquelle participèrent trois breakers des Marolles et deux danseuses contemporaines très rock and roll, tous invités à improviser mais dans des cadres géométriques précis et selon des variations d’intensité et de rythmes imposés.
À l’époque, je travaillais à cristalliser en Belgique un mouvement vers la création en danse urbaine, notamment via les premiers festivals au Centre culturel Jacques Franck, qui était le seul lieu à Bruxelles à s’intéresser à ce courant. Quelques groupes talentueux, fraîchement structurés avaient manifesté un désir, et même esquissé des propositions courtes vers la création. Pour moi il s’agissait de permettre à des leaders de cette culture et de cette génération de véritablement prendre l’initiative, d’ouvrir un champ et un imaginaire qui était le leur, pas celui de chorégraphes ou de metteurs en scène excellents, mais attachés à des univers qui n’étaient pas le leur.
C’est la raison pour laquelle, durant plusieurs années, avec mes collègues de Lezarts urbains, nous-nous sommes employés à tenter de former, soutenir et conforter quelques groupes et danseurs de talent qui s’étaient fait remarquer dans ce terreau nouveau. Saïd Ouadrassi d’abord, puis Yiphun Chiem, Saho, Mambo & les Dynamics… furent ces premiers danseurs de « break » à s’avancer en terre inconnue. S’ils ont été épaulés par des professionnels de la création, c’était selon un mandat précis, centré sur les propositions et la sensibilité hip-hop propre à ces danseurs. Et les résultats, bien qu’encore fragiles, avaient franchement de la gueule. Ils exploraient de véritables zones d’inconfort, d’intelligence et de sensibilité, mais avec une nouvelle énergie.
Cette aventure fut à la fois enthousiasmante et éprouvante. Il y eut des succès, indéniablement, des spectacles étonnants, drôles, pleins de vie, des propos engagés, pertinents et riches, une petite mais bien réelle diffusion, ici ou en France et en Hollande. Mais il y eut aussi beaucoup de difficultés, de tous ordres, qui ont généré pas mal d’amertume. De façon rétrospective, la première idée qui m’en revient est celle de la violence qu’entraînait ce cheminement, pour des artistes issus de milieux populaires, qui désiraient accéder à la scène et au circuit dit culturel. Cette violence ne venait pas de l’entourage, également déstabilisé qui, par ailleurs, n’avait pas été préparé à ce type de confrontations. Elle venait essentiellement de la lutte intérieure terrible qui se jouait entre l’artiste et son propre background. On ne se dégage pas de sa classe sociale sans douleurs et on ne se démarque pas de ses complices de jeunesse sans heurts.
De nouvelles générations, de nouvelles formes et de nouveaux projets, encore une fois pleins de vie, de malice, de sensibilité et d’énergie, ont suivi ceux que j’ai déjà évoqués. Milan Labouiss, Zach Swagga, Yassine Mrabtifi, Julien Carlier, les frères Pedros… Ils ont bénéficié de meilleurs cadres de formation, comme celui du Tremplin hip-hop initié par le Centre culturel Jacques Franck, et d’un peu plus d’ouverture mais on est bien loin d’une euphorie.
Parmi les vents contraires qui ont parsemé cette route, il est nécessaire d’évoquer la frilosité, le manque de curiosité, le manque d’ouverture, voire le mépris dont a fait preuve le circuit dit culturel dans notre pays en cette matière. Une situation qui, bien qu’améliorée, n’est toujours pas totalement dépassée aujourd’hui, loin de là.
Manque de formations, d’opportunités, de moyens de productions, d’agents, de lieux de diffusion, et surtout de volonté politique dans tous les sens du terme, pour créer les cadres – notamment financiers – qui permettraient de dépasser ces blocages. La Fédération Wallonie-Bruxelles ne compte aujourd’hui que quatre ou cinq lieux et opérateurs intéressés par la danse urbaine. On ne pourra jamais « décoller » sur une piste limitée à l’engagement du Centre culturel Jacques Franck et à une petite structure comme celle de Lezarts urbains.
Je veux rendre hommage à ceux qui se sont mouillés dans le passé et qui s’engagent aujourd’hui : rares fonctionnaires, rares opérateurs ou responsables de lieux, rarissimes producteurs, une ministre… qui ont permis cette émergence et l’ont soutenue. Selon moi, nous vivons, contrairement aux apparences, dans un pays conservateur en matière artistique et en matière de brassage social. La danse urbaine était pourtant, et est encore, je pense, une formidable opportunité culturelle et artistique, y compris pour remplir des salles avec un public intergénérationnel et multiculturel, comme c’est le cas chez nos voisins du sud.
En ce moment se lève une nouvelle génération, post-breakdance, sûrement, et peut-être bien post-hip-hop. Mais gardons à l’esprit, afin de ne pas gâcher notre plaisir ni de rater nos enjeux, que déjà plusieurs vagues de danseurs se sont retirées, épuisées par la frustration, avec un sentiment de manque total de reconnaissance. Cela doit nous interpeller.
Ajouts
Lezarts urbains existe en tant que tel depuis 2000 environ, période à laquelle j’ai repris la direction après avoir travaillé déjà durant 10 ans comme chargé de projets dans une autre structure qui s’appelait la Fondation Jacques Gueux, centrée sur les cultures populaires en général, et où j’ai ouvert ce chantier autour du hip-hop, au moment de l’émergence du rap en 1990. Le chantier de danses urbaines proprement dit a été ouvert en 1997, c’est-à-dire un an après les premières Rencontres de danse urbaine à La Villette à Paris.
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Notre action été soutenue chichement mais de plus en plus au fil des années et des festivals d’abord au J. Franck puis à La Raffinerie, essentiellement grâce au Service de l’éducation permanente, ce qui est assez parlant de ce qu’en pensaient les pouvoirs publics. Heureusement, nous avions des partenaires importants, comme Charleroi Danses (en fait Vincent Thirion pour être franc). Nous avons été stabilisés financièrement par une convention avec la Communauté française en 2009, essentiellement grâce à la volonté de deux ou trois fonctionnaires éclairés (pas sur la danse d’ailleurs, essentiellement sur la musique !), et grâce à l’engagement de la ministre Fadila Laanan.
© Alain Lapiower, 2018
Après des études de psychopédagogie à l'ULB, un parcours comme musicien de rock alternatif, puis comme animateur en maison de jeunes de quartiers populaires, Alain Lapiower a dirigé Lezarts Urbains durant 17 ans. Il est l'auteur du seul ouvrage publié en Belgique sur le mouvement hip-hop, Total Respect, paru en 1997.