© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Jo, 140 pulsations par minute (Portrait)

Martine Dubois

Texte

Le 23 septembre 2017 Jo Dekmine nous quittait. Mais sa silhouette de dandy décalé, couronnée d’une crinière blanche, le veston artistement jeté sur ses épaules, hantera encore longtemps la salle du 140, « sa maison ».

Explorateur culturel, éternel curieux, découvreur de talents, Jo Dekmine, homme de passions, a entrainé, durant plus d’un demi-siècle, public et artistes dans son sillage : « Vous me suivez ? » Parce qu’il fallait absolument voir sa dernière trouvaille.

Né à Schaerbeek en 1931, le jeune Jo délaisse en partie ses premières amours plastiques à La Cambre – il écrira cependant abondamment sur les arts plastiques – pour ouvrir son premier cabaret littéraire, La Poubelle, en 1949. Cette passion pour la scène, où se mêlent textes d’auteurs, musiques et mouvements dans un véritable partage avec le spectateur, ne le quittera plus. Déjà, lors de son service militaire en Allemagne, il joue aussi les programmateurs.

De retour à Bruxelles, il ouvre un autre cabaret, La Tour de Babel, à la Grand-Place, puis, quelques années plus tard, L’Os à Moelle, à quelques pas de la place Meiser. Il ne s’arrêtera plus. On construit une salle de 600 places à quelques mètres ? Jo programme sa première saison au Théâtre 140. À l’affiche, un certain Gainsbourg… Un festival de Rock en panne à Amougies ? Il invite Pink Floyd et c’est Woodstock en Hainaut.

Un ancien marché couvert à l’abandon ? Il remue ciel et terre pour ouvrir Les Halles de Schaerbeek, dont il confie la direction à son complice Philippe Grombeer en 1972. La télévision néglige les arts de la scène ? Il est de l’aventure de Cargo de Nuit, puis de Javas à la RTBF. Il faut une vitrine pour les artistes en Avignon ? Ce sera Le Théâtre des Doms. Là encore, Jo n’est pas loin. Mais c’est au 140 qu’il œuvre, toujours à contre-courant des modes.

Les célébrités en devenir, les spectacles décalés et les projets underground plus confidentiels se succèdent. En consultant la programmation de ces 50 saisons, on reste abasourdi : quel programmateur de génie – mais ce costume-là est trop étroit pour Jo – a pu réunir autant de noms qui ont marqué l’histoire des arts de la scène?
La chanson se taille la part du lion avec Gainsbourg, Barbara, Higelin ou Pink Floyd, pour n’en citer que quelques-uns. Le théâtre n’est pas en reste avec le Living Theatre, Arrabal, Peter Brook ou le Café de la Gare et son mythique Des boulons dans mon yaourt. Parcourant sans relâche les festivals et les scènes du monde, Jo Dekmine ramène à Bruxelles des formes hybrides, hors norme, sérieuses ou burlesques, toujours incisives.
« Cherchons et découvrons ensemble cet underground, ces nouvelles choses qui surgissent et ne sont pas encore cotées en bourse, cela nous oxygènera », écrivait-il en édito de la saison 1970-1971, intitulée « Un univers non-conforme au Théâtre 140. Guerre à l’incuriosité ».

Dans les années 1980, Jo le découvreur marque de son empreinte la danse en Belgique. Béjart est en partance. La France a déjà entamé sa révolution. La Flandre bouge les lignes. Bruxelles frémit. Jo accueille les chorégraphes au 140. Carolyn Carlson reçoit une ovation en juin 1978. En 1981, il révèle le butô avec la compagnie Ariadone et Zarathoustra-Variations, corps fantomatiques et fascinants, entre immobilité et transe, tradition et avant-gardisme. Plus tard, c’est Kazuo Ohno, le père du butô, qui racontera son histoire, silhouette hiératique de 80 ans passés.
En 1982, le 140 et les Halles inaugurent le Festival international de Bruxelles intitulé Le Nouveau corps. Les spectateurs y découvriront deux jeunes chorégraphes interprètes issues de Mudra : Anne Teresa De Keersmaeker et Michèle Anne De Mey hypnotisent dans Fase, duo fondateur de la danse contemporaine belge.
La même saison, Jo Dekmine frappe un grand coup en s’associant à la Monnaie pour accueillir Kontaktof de Pina Bausch, la grande prêtresse de la danse expressionniste allemande. Et Jo, de se lever de son fauteuil et de s’adresser au public : « Vous êtes au 140 ! »

Tant de chorégraphes ont foulé les planches schaerbeekoises ! De Maguy Marin, qui bouleverse les codes en relisant Beckett dans May B, à Steve Paxton, en passant par Dominique Bagouet, Caterina et Carlotta Sagna, Georges Appaix, Charles Cré-Ange, Josef Nadj, Mathilde Monnier, Wim Vandekeybus, Roxane Huilmand, les Ballets C de la B…, sans oublier Philippe Decouflé et son désopilant Codex. Jo mélange les genres et assume ses choix : la nouvelle danse française, « un certain exotisme flamand », mais aussi le hip-hop (avant tout le monde) et même le tango argentin.

Jo Dekmine joue également un rôle majeur dans le développement de la danse en Communauté française, en présidant, à sa création en 1989, la Commission de la danse qui a pour mission de conseiller le ministre en charge de la culture. Il y défendra, avec la verve qui le caractérise, durant de nombreuses années, l’avant-garde chorégraphique.

Cet éternel jeune homme avait toujours une longueur d’avance : on peinait à le suivre dans une cave du festival off d’Avignon ou dans une obscure venelle vénitienne, à la poursuite d’une pépite rare. On l’adorait servant les bulles au bar de la « maison » jouxtant la salle. Et puis, il y avait les repas de presse les plus courus (et arrosés) de la capitale. Et puis, il y avait les coups de téléphone qu’il passait personnellement pour convaincre un enseignant qu’il ne fallait pas manquer tel spectacle, en anglais dans le texte. Et puis, il y avait les conversations qui procédaient par allusions, ponctuées de rires et de « Hein ? Non ! Vous me suivez ? Quoi ? »…

Pour la 50e saison du 140, il écrivait :

Oui au désordre
140 pulsations par minute
Sans colorant ni paraben
Pour cerveaux poilus
Fruits inconnus
Montez dans le buzz
Nous on aime
T’as vu ça
Le théâtre quoi ? 

 

© Martine Dubois, 2018

À consulter : n° spécial d’Alternatives théâtrales: Jo Dekmine et le 140, une aventure partagée, 2011.



Metadata

Auteurs
Martine Dubois
Sujet
Portrait hommage de Jo Dekmine
Genre
Chronique
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, n° 71, 1er trimestre 2017
Droits
© Martine Dubois, 2018