© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Bien-être au travail… la quête du Graal?

Jean-Philippe Cordier
,
Alexia Psarolis

Texte

Entretien avec Jean-Philippe Cordier, par Alexia Psarolis

L’étymologie du vocable « travail » semble de mauvais augure... issu de tripalium en latin, un instrument de torture pour punir les esclaves,  et du terme grec doulia signifiant « esclavage » qui partagent le même champ sémantique.
Choisi ou subi, source d’épanouissement ou de souffrance, il s’est doté d’un cadre législatif qui, loin d’être figé, évolue au cours du temps (et des situations), définissant les droits et devoirs des travailleurs.
Et pourtant, aujourd’hui encore, nous restons (très) peu ou (trop) mal informés sur ce que dit la loi et sur les outils qu’elle met à notre disposition.
Éclairage avec l’avocat Jean-Philippe Cordier.



Oui, la loi du 4 août 1996 sur le bien-être au travail définit le travailleur comme toute personne sous contrat de travail (les contractuels) ou qui effectue une prestation sous l’autorité de quelqu’un d’autre (les statutaires). Par extension sont concernés les stagiaires dans le cas d’un stage de formation, d’immersion, etc. Les indépendants sont exclus sauf s’il s’agit d’un indépendant qui effectue une prestation de travail de façon permanente au sein d’une entreprise ou d’une institution (dans ce cas il est protégé mais pas de la même manière).


Comment est née la loi sur le bien-être au travail? Pourquoi employer ce terme « bien-être », lié à l’idée d’un accomplissement?


La loi du 4 août 1996 sur le bien-être au travail a remplacé la loi de 1952 qui portait sur la sécurité, l’hygiène et l’embellissement des lieux de travail. Nous sommes donc passés vers un concept plus abstrait parce que le législateur a estimé qu’il était indispensable de se recentrer sur l’humain. Les anciennes dispositions de la loi de 1952 impliquaient une adaptation de l’homme aux machines pour faire fonctionner l’outil de production. Fin des années 1980 - début 1990, on assiste à un changement radical de pensée. On se rend compte que c’était une erreur : il ne s’agit plus que l’homme s’adapte à la machine mais la machine à l’homme ; l’employeur doit tenir compte d’un nombre de contraintes physiques et psychologiques. Depuis la loi de 1996 et toutes les modifications qui sont intervenues par la suite, les entreprises sont amenées à réfléchir sur elles-mêmes, à leurs dangers et aux propres risques présents dans l’environnement. L’objectif est d’adapter au mieux la structure (société, organisme, association) aux risques qu’elle rencontre. Nous n’avons pas de solution toute faite, il revient aux employeurs de trouver des solutions en fonction de leurs propres spécificités pour que le travailleur puisse trouver un certain épanouissement au travail.


Comment la loi définit-elle le bien-être au travail?


La loi du 4 août 1996 n’a pas défini les termes « bien-être au travail » mais il est dit que celui-ci doit être recherché par un certain nombre d’outils que l’employeur doit mettre en place. Cette notion de bien-être étant assez impalpable, il a fallu trouver des dénominateurs communs. Ils sont au nombre de six, plus un : la sécurité au travail, la santé au travail, la prévention des risques psychosociaux (violence, stress, harcèlement sexuel et moral, burn-out, déconnexion liée à l’hyper-connectivité des travailleurs, discriminations…), l’ergonomie, l’hygiène (locaux exempts de poussière, sanitaires propres…), l’embellissement des lieux de travail.

Toutes les mesures prises par l’entreprise au niveau environnemental (qui se rattachent aux six mesures précédentes) pour que cela fonctionne constituent une obligation de moyens : tous les outils doivent être utilisés pour que les travailleurs soient épanouis au travail mais il n’y a pas d’obligation en soi que les objectifs soient atteints. Par contre, la loi impose de mettre en place des procédures : si un travailleur se sent mal, à qui peut-il s’adresser, qui doit-il contacter ? Et là, il y a obligation de résultat.

Est-ce que l’employeur a mis en place ces procédures ? Si oui, son obligation de résultat est atteinte. Lorsque le travailleur est renseigné de ces procédures et qu’il utilise tous les moyens mis à sa disposition mais ne parvient pas à se sentir bien, dans ce cas ce n’est pas nécessairement la responsabilité de l’employeur.


Ce cadre concerne-t-il également une association culturelle, une compagnie de danse, un théâtre…? Comment s’assure-t-on que ces outils sont bien mis en place, au regard du manque d’informations du secteur culturel en la matière?


Le principe est le même pour tout type de structure mais l’application va être déclinée de manière différente selon l’environnement des travailleurs. En ce qui concerne le manque d’informations, ce n’est pas faute, de la part du SPF Emploi, de faire des campagnes d’information ! La dernière campagne en date menée par la ministre Maggie De Block (ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, ndlr) porte sur le burn out au travail. Les employeurs ont l’obligation de la diffuser en interne et s’ils le négligent, ils manquent à leurs obligations d’informer les travailleurs et sont passibles de sanctions.


Dans le cas des risques psychosociaux (RPS), comment un travailleur parvient-il à prouver qu’il est victime de harcèlement – et la part d’indicible qui y est lié – émanant de son supérieur hiérarchique?


C’est extrêmement difficile. Le harcèlement sexuel peut être plus facilement prouvé que le harcèlement moral, plus diffus. Marie-France Hirigoyen en donne cette définition : « Il s’agit d’une violence à petites touches qui ne se repère pas. Chaque attaque prise séparément n’est pas vraiment grave, c’est l’effet cumulatif des microtraumatismes fréquents et répétés qui constitue l’agression » XX. Le harcèlement sexuel, lui, implique une dimension de genre (homme-femme) ou une dimension à caractère libidineux. Ce peut être également difficile à prouver mais dans un contexte où l’employeur abuse de son autorité afin d’obtenir des faveurs sexuelles auprès de plusieurs femmes, il y a là un effet cumulatif de différentes personnes qui ont vécu la même chose et qui peuvent se plaindre de ce type de comportements.


Quels sont les garde-fous par rapport aux dérives potentielles du pouvoir? Comment peut-on s’en prémunir?


Les garde-fous juridiques n’existent pas. Deux approches sont toutefois possibles : une juridique et une qui ne l’est pas. Juridiquement, un travailleur qui s’estime être l’objet d’un comportement inadéquat, blessant ou déplacé va pouvoir utiliser les procédures internes, c’est-à-dire faire une demande d’intervention psychosociale, ou en externe, introduire une plainte auprès de l’inspection Contrôle du bien-être au travail auprès de l’auditorat du Tribunal du Travail ou auprès d’un juge d’instruction s’il veut pénaliser l’affaire. Selon moi, le problème se pose en deux temps. C’est ce que j’appelle le test de Milgram XX  en matière de bien-être au travail : jusqu’où êtes-vous prêt à accepter certaines situations ?
Puis, à partir de quand allez-vous en parler avec vos collègues mais aussi et surtout à la personne qui vous dérange ? Il faut avoir à un moment donné une assertivité positive ou négative. Tant qu’un pervers narcissique n’est pas stoppé dans son élan, il continuera ; il faut apprendre à dire « non ». C’est à partir de ce moment-là, de la connaissance de la personne qui commet l’acte que l’autre est en désaccord avec cet acte.

En premier lieu, il faut s’exprimer. Nous ne sommes pas habitués à cela par crainte de ne pas être cru, de perdre notre emploi.Dans un second temps, il pourrait être fort utile de prévoir dans le cursus universitaire un cours de bienveillance comme c’est le cas à Harvard ; cela ne se fait pas dans les universités européennes. Quand on sort des universités belges, on est formé à avoir une tête bien pleine, pas bien faite. On va produire parce qu’on nous a demandé de produire. Toute cette matière du bien-être au travail et des risques psychosociaux est occupée à éclore, on sent de plus en plus ce besoin du travailleur de ne plus être considéré comme une machine à produire et que ses contraintes soient prises en considération.
On a compris qu’il faut changer le paradigme mais cela va prendre du temps.


À la lecture de différentes affaires dont la presse s’est fait l’écho ici et ailleurs, on a parfois un sentiment d’impunité…


Lorsqu’elles sont portées au regard de la justice et que les faits sont établis, la justice peut avoir une main très lourde parce qu’il existe des comportements qu’on n’accepte plus. Le droit, c’est le reflet de la société à un moment donné. Donc, le droit évolue mais avec un temps de retard. La société constate un certain nombre de dysfonctionnements auxquels le droit ne sait pas faire face pour diverses raisons ; le droit corrige mais toujours avec un effet retard. Une fois que l’effet retard est passé, le droit est supérieur à la situation, mais les situations continuent d’évoluer.


En France, le procès des anciens dirigeants de France Télécom s’est ouvert en mai XX. Pensez-vous qu’il y aura un avant et un après ? Ou bien la condition humaine renferme-t-elle intrinsèquement abus et dérives?


Effectivement, nous sommes des êtres humains et nous ne pouvons pas fonctionner à la George Orwell, où une machine va nous trouver une solution. J’ai l’impression que ce procès, c’est un peu comme la montagne qui va accoucher d’une souris. Je ne sais pas si on arrivera à mettre en exergue le harcèlement moral mais plutôt un mode de management par le stress, un management que les travailleurs ne sont pas ou plus en droit d’attendre.


Changer la structure du travail et sa forme verticale permettrait-il de prévenir les RPS?


En Belgique, l’intérêt de la réforme de 2014 XX intégrée dans la loi de 1996 est de contraindre les employeurs à raisonner en termes plus humains, c’est-à-dire en tenant compte des concepts de ressources humaines (les concepts de l’organisation du travail, du contenu du travail, des conditions de vie au travail, des relations interpersonnelles au travail). Il est fondamental d’examiner si ces éléments ne contiennent pas en eux-mêmes un risque psychosocial. En tout état de cause, il faut les gérer par trois types de prévention : la prévention primaire, secondaire et tertiaire. Dans le cas de la prévention primaire, la loi exige des employeurs de réfléchir sur les types de risques que les travailleurs peuvent rencontrer dans leur environnement de travail. Dans le cas de la prévention secondaire, à supposer que les risques listés se produisent, comment éviter qu’il y ait un dommage ? Enfin, l’employeur sera amené à réfléchir aux meilleures manières de mettre en place des outils afin d’éviter un dommage. Comment limiter mon dommage ? Cela permettra au travailleur d’avoir à sa disposition une boîte à outils, simple avec un mode d’emploi pour utiliser rapidement les bons outils au bon moment : qu’est-ce que je peux faire ? Qui contacter ?


Comment contraindre les employeurs à mettre en place cette boîte à outils?


Mais c’est la loi ! Il existe deux manières de travailler : une façon coercitive et une manière plus proactive et bienveillante. Dans le premier cas, si vous ne mettez pas en place les outils, vous serez sanctionnés pénalement avec recours à l’Inspection du travail. Dans le deuxième cas, il s’agit de faire prendre conscience qu’un travailleur épanoui en vaut deux qui ne le sont pas. Les managers bienveillants ont plus de retours sur le long terme que ceux qui ne le sont pas. La prise de conscience de l’employeur est le premier déclic. Et tout le reste doit suivre.

 

© Jean-Philippe Cordier, Alexia Psarolis, revue Nouvelles de danse 76/2019, Bruxelles.

 

Notes

1. En 1998, la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen publie Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (éd. La découverte), devenu une référence.
2. Test de Milgram : expérience de psychologie réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet. (Wikipédia)
3. À partir du 6 mai 2019, l’ancien PDG de France Télécom Didier Lombard et six autres anciens responsables sont jugés pour harcèlement moral. C’est la première fois en France que des dirigeants d’un groupe du CAC 40 ont à répondre de leur gestion devant la justice.
4. La nouvelle législation relative à la prévention des risques psychosociaux au travail est parue au Moniteur belge le 28 avril 2014. Il s’agit de deux lois et d’un arrêté royal : la loi du 28 février 2014 complétant la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail quant à la prévention des risques psychosociaux au travail dont, notamment, la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail.
La loi du 28 mars 2014 modifiant le code judiciaire et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires (source : SPF Emploi, Travail et Concertation sociale).

 

Notes

  1. En 1998, la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen publie Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (éd. La découverte), devenu une référence.
  2. Test de Milgram : expérience de psychologie réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet. (Wikipédia)
  3. À partir du 6 mai 2019, l’ancien PDG de France Télécom Didier Lombard et six autres anciens responsables sont jugés pour harcèlement moral. C’est la première fois en France que des dirigeants d’un groupe du CAC 40 ont à répondre de leur gestion devant la justice.
  4. La nouvelle législation relative à la prévention des risques psychosociaux au travail est parue au Moniteur belge le 28 avril 2014. Il s’agit de deux lois et d’un arrêté royal : la loi du 28 février 2014 complétant la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail quant à la prévention des risques psychosociaux au travail dont, notamment, la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail. La loi du 28 mars 2014 modifiant le code judiciaire et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires (source : SPF Emploi, Travail et Concertation sociale).

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Auteurs
Jean-Philippe Cordier
,
Alexia Psarolis
Sujet
Cadre législatif du bien-être au travail
Genre
Entretien
Langue
Français
Relation
Revue Nouvelles de danse, n° 76, 3e trimestre 2019
Droits
© Jean-Philippe Cordier, Alexia Psarolis, Revue Nouvelles de danse, n° 76, 3e trimestre 2019