Steve Paxton - Swimming in Gravity. La gravité de Steve Paxton
Baptiste Andrien, Florence Corin, Romain Bigé, Liesbeth de Jong, Stéphanie Auberville, Patrick Gaiaudo
Texte
En mars 2019, Contredanse organisait en présence du danseur-improvisateur Steve Paxton une semaine de conférence, exposition, rencontres publiques et ateliers, en partenariat avec plusieurs acteurs culturels bruxellois (BOZAR, Charleroi danse, TicTac Art Centre et Brussels, dance!).
Retour donc sur cet artiste qui a marqué l’histoire de la danse contemporaine et sur l’évènement Swimming in Gravity célébrant les 15 années de collaboration entre Steve Paxton et les Éditions Contredanse.
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Né aux États-Unis, Steve Paxton a commencé sa carrière comme danseur pour les compagnies de José Limón et de Merce Cunningham avant de participer au Judson Dance Theater, dans les années 1960, à New York, aux côtés notamment d’Yvonne Rainer, de Trisha Brown, de Robert Rauschenberg et de Lucinda Childs. De ses expériences il garde un intérêt pour la création de formes nouvelles, questionnant ce qui lie la danse à la culture, tout en observant et sondant le corps dans ses mouvements les plus quotidiens et ses relations élémentaires à la force physique naturelle qui nous affecte tous, la gravité. Initiateur du Contact Improvisation, il développe également la technique Material for the Spine, explorant le bassin et la colonne vertébrale ainsi que les muscles profonds du dos, attirant « la conscience sur la partie obscure du corps, sur sa face cachée ou son intérieur ». Ses pièces, présentées dans le monde entier, et son enseignement continuent d’influencer des générations de danseurs et chorégraphes.
En 2008, paraît Material for the Spine - une étude du mouvement, une collaboration entre Steve Paxton et Florence Corin et Baptiste Andrien (éditions Contredanse). Cette publication numérique, désormais accessible en ligne (www.materialforthespine.com), présente ladite technique et la pensée qui la sous-tend à travers des extraits de conférences, d’ateliers, de spectacles et de créations audiovisuelles originales. Dix ans plus tard, sort le livre Gravity, ainsi que sa traduction française par Denise Luccioni, La Gravité. Steve Paxton y retrace une vie en compagnie de la pesanteur, où les souvenirs de ses premiers pas côtoient des méditations métaphysiques et sa vision sur le monde actuel.
Fêter le fruit de cette collaboration, offrir des temps de pratique et de rencontre avec le travail de Steve Paxton, rendre compte de la façon dont une danse, un enseignement, une pensée passent d’un corps à un autre, à travers le temps, l’histoire et d’autres médias, telles étaient les principales intentions portées par l’évènement Swimming in Gravity.
Lors de la conférence aux Palais des Beaux-Arts (BOZAR), Steve Paxton témoignait du désir qui l’a animé durant toutes ces années d’examiner et d’explorer « ce corps que nous avons sur terre, non pas tel que la science ou la médecine peut le définir, non plus celui que nous pensons avoir, mais ce corps pour lequel l’expérience d’être là nous enseigne de façon la plus directe qui nous sommes ». Dans la salle d’à côté, en collaboration avec Contredanse, l’exposition Phantom Exhibition proposait une mise en espace d’extraits vidéo issus de la publication Material for the Spine, offrant une expérience d’immersion et de désorientation de notre rapport à la gravité.
De l’autre côté de la ville, durant cinq jours, plus de 60 danseurs, venus des quatre coins du monde, investissaient les espaces du TicTac Art Centre et de Charleroi danse / La Raffinerie pour suivre les ateliers de Scott Smith, de Patricia Kuypers, de Charlie Morrissey, d’Otto Ramstad et de Ray Chung. Ces cinq artistes-danseurs-pédagogues y partageaient leur perspective du travail de Steve Paxton, qu’ils ont longuement côtoyé, et la résonance que celui-ci a eu sur leur propre pratique artistique et pédagogique.
Ces ateliers ont donc soulevé la délicate question « Comment se transmet la danse improvisée ? ». Et Steve Paxton de répondre : « En tant qu’improvisateur, j’ai accepté l’idée de ne pas laisser d’héritage. Si la culture, par nécessité, regarde vers son passé, l’improvisation est une des manières avec lesquelles le cerveau opère pour regarder devant, envisager les possibilités, chercher les sensations, sentir le monde. Comment se fait-il que nous ayons une pensée qui suive une autre ? Pourquoi rêvons-nous ? Pourquoi désirons-nous ? Comment faisons-nous tout cela ? Nous le faisons en tant qu’être humain. Par essence, l’improvisation est anticapitaliste et ne transmet rien que vous n’ayez déjà. »
Ces propos sont manifestes de l’éthique incarnée par Steve Paxton, à savoir le respect inconditionnel de l’expérience intérieure et personnelle. Avec lui le temps se ralentit et, de sa voix calme et pénétrante, il nous donne à considérer la danse comme espace d’expérience de vie. Et inversement.
© Baptiste Andrien et Florence Corin, revue Nouvelles de danse, n° 76-2019, Bruxelles
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Échos des participants aux ateliers
La vitesse de l’être
« Quelle est la vitesse de l’être ? (…) Nous sommes en devenir – comprenez-moi bien : c’est un appel aux théories de l’évolution –, nous ne sommes que des moments au sein d’un processus. »
Steve Paxton, conférence à BOZAR, mars 2019
What is the speed of being? J’ai rencontré Steve Paxton pour la première fois il y a six ans. Il donnait une conférence au Smith College, Massachusetts, et je crois me souvenir que pour l’essentiel, il y parlait de son jardin. Et comment, assis à sa fenêtre, observant les molécules entrer en relation les unes avec les autres, et la pousse lente des plantes, et la fonte de la neige, et le passage des nuages, et l’irruption d’un chat ou d’un chevreuil, il pratiquait l’improvisation.
What is the speed of being? La question peut se traduire de deux manières, objective ou subjective. Objective, elle signifie : à quelle vitesse vont les êtres, et à quelle vitesse dois-je me mettre, moi qui les observe, pour les percevoir avec justesse ? D’un point de vue subjectif : non plus « à quelle vitesse vont les choses ? », mais « à quelle vitesse existons-nous ? ».
La Petite Danse, pratique méditative - développée par Steve Paxton - sur l’être debout où, les deux pieds bien plantés dans le sol, j’observe la symphonie des micromouvements qui maintiennent mon corps dans la posture érigée, est au confluent de ces deux vitesses objective et subjective.
D’un côté, elle pose la question du phénomène : à quelle vitesse mon corps tombe-t-il, et à quelle vitesse mes réflexes posturaux m’empêchent-ils de m’écraser au sol ?
Mais de l’autre, elle pose la question du sujet qui observe : à quel point puis-je me ralentir, à quel point puis-je calmer l’esprit pour sentir ces mouvements qui me mouvementent, qui se produisent en moi sans moi ?
What is the speed of being? Nous voilà à Bruxelles avec cinq improvisateurs et improvisatrices qui ont longuement travaillé avec Steve Paxton. Qui ont fait d’innombrables siestes en studio, qui ont passé des heures à répéter les mêmes gestes de pointer, lever la main, tendre le pied, rouler en hélice, rouler en croissant, rouler-aïkido. Travailler avec eux pendant une semaine m’a rappelé cela : qu’improviser, c’est bien sûr bouger, mais c’est aussi, dans ce bouger, « attendre », c’est-à-dire prendre le temps pour que l’attention navigue et que la conscience vienne se déposer là où les automatismes l’empêchent de se porter. What is the speed for being with gravity?
[Romain Bigé]
When I fall, I get up in spiralling helixes and when I breath out I don’t die. But space is created and my spine grows longer.
Time to rest and digest allowing gently my sits bones to lean into the hand of the earth listening to its messages to open up my heart.
[Liesbeth de Jong]
Le nom de Steve Paxton est rattaché au Contact Improvisation ; pourtant Material for the Spine en paraît à première vue assez éloigné. Croissants, ellipses, puzzles, les formes semblent rigides, plus proches d’exercices de gymnastique que de l’improvisation. Swimming in Gravity se transforme parfois en Swimming in Rigidity.
Je ne sais pas comment mon corps va pouvoir survivre, j’ai l’impression de devoir me glisser dans une carapace, d’être un bernard-l’hermite qui doit à la fois rechercher, dessiner et fabriquer sa coque.
Et c’est dans ce « tout en même temps » que le travail se déploie car la forme ne vient pas en premier, on s’en serait douter venant de Paxton.
La forme se révèle, s’ouvre en trois dimensions de l’intérieur du corps, au travers d’attentions fines par des façons de se concentrer sur une partie du corps qui se relie à une autre ou encore la manière dont le corps entre dans un mouvement de cercle, de spirale ou d’ondulation. C’est là où je ne sais plus rien de ce qui va suivre.
« Comment savez-vous que vous n’êtes pas en train d’improviser ? » demande Steve Paxton dans Gravity.
[Stéphanie Auberville]
Swimming Graviteux
Je suis témoin. Je suis celui qui regarde.
Pendant cette semaine, Patricia Kuypers a proposé une partition qui permet de se laisser voir en train d’apprendre. Une proposition qui étudie la réception (je regarde l’autre bouger) autant que la prise de forme (j’expérimente comment je peux recevoir la forme de façon dynamique, en bougeant).
« Je suis celui qui le fait », selon les mots et la démarche d’Otto Ramstad, pour qui le matériel (MFS) est réduit, simplifié. Il consiste en une suite d’exercices transposant dans l’espace une forme du corps, et dont il faut précisément maintenir l’organisation interne, l’aspect, l’idée pourrait-on dire. Ce sont des puzzles, selon l’expression de Steve Paxton.
Notons que le terme « puzzle » évoque un jeu de patience, une activité de réalisation complexe et de réciprocité entre l’élémentaire et le tout.
Il faut donc éprouver, faire l’épreuve de ces formes, les traverser : le matériel consiste avant tout en une pratique d’incorporation d’une forme, la faire sienne, mais comment ?
Pointer et observer. Reach into myself. Atteindre, atteindre en soi.
Scott Smith nous propose de « pointer quelque chose, l’attirer à soi et observer la vague qui revient dans notre bras ». Scott nous fait comprendre que pointer c’est introjecter en soi un élément extérieur. Cela relève d’une extension, d’une tension, d’une in-tension.
Atteindre les parties cachées
Material for the Spine est un système de traque et de mise en question de ce qui se fixe ou se fige en habitude, dans l’ordre du mouvement, du corps et de l’imagination, mais aussi globalement de la pensée.
[Patrick Gaiaudo]
© Echos des participants, revue Nouvelles de danse, n° 76-2019, Bruxelles, Romain Bigé, Liesbeth de Jong, Stéphanie Auberville, Patrick Gaiaudo