© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Aplanir une orange n’est pas (seulement) un jeu d’enfant

Axel Houillier

Texte

«Une carte du monde qui ne comprendrait pas Utopie
n'est même pas digne d'un regard,
car elle laisse de côté le seul pays dans lequel l'Humanité
finit toujours par débarquer.»
Oscar Wilde, L'Âme de l'Homme sous le Socialisme

 

Qu’il soit de rôle ou de plateau, un jeu se déploie dans un espace, sur un territoire spécifique possédant ses propres règles auxquelles les joueur·ses adhérent de leur plein gré. Un jeu est un univers en soi, doté de frontières et limité dans l'espace et le temps. Il en va de même des cartes dont la création s’accompagne de la mise en place de codes, d'ajouts et d'oublis, qui offrent à la vision une réalité altérée.
Souvent, à l'observation d'une carte, on croit voir le monde qu'elle représente quand on n’en aperçoit qu’une simple représentation. On oublie que la carte est à la fois l'outil qui façonne et le miroir qui déforme.
Souvenons-nous alors que la carte est un territoire imaginaire, propice aux rêves et aux fantasmes, mais aussi aux constructions politiques et aux distorsions idéologiques. Y placer des continents, des pays, des iles et des récifs, des villes et des rivières, leur donner un nom, c’est ce qui nous permet de les penser, c’est aussi ce que qui les fait exister.


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Hic sunt leones


La carte est une représentation nécessaire à la lecture du monde, or celui-ci ne peut pas être représenté dans son entièreté. On se prend alors à rêver, comme Jorge Luis Borges, à une carte qui montrerait tout à l'échelle 1:1, si parfaite qu'elle serait l'image absolument conforme de l'espace qu'elle représente, le recouvrant totalement, tel un voile transparent. Lewis Caroll raconte dans Sylvie and Bruno Concluded, publié en 1889, qu'une telle carte fut réalisée mais qu'on ne l'a jamais dépliée, car les fermiers craignaient qu'elle cachât le soleil aux plantes.

Pour être utile, une carte doit hiérarchiser les informations. L'observateur·rice, ne pouvant d'un seul regard appréhender le monde qui l'entoure, s'en remet à la carte pour lui enseigner ce qui est ou n'est pas. De par sa fonction, la carte se doit d’être imparfaite. Ainsi, les informations qu’on a choisi d’y faire figurer deviennent plus réelles, plus tangibles que celles absentes.

Même les cartes satellitaires d'aujourd'hui, photographies précises des territoires, sont susceptibles de faire perdurer ce décalage entre représentation et modèle.

Le site Google Earth a été accusé par des internautes de ne pas mettre à jour une zone du désert nord-américain, désormais lieu de tous les fantasmes d'ufologues et de complotistes.
Le vide laissé sur une carte témoigne du choix de montrer ou non ce qui existe, de le transformer, de l’inventer. Déjà, dans la cosmographie occidentale et chrétienne du Moyen-Âge, le monde n'est pas seulement peuplé d'hommes et d'animaux, il est aussi peuplé de monstres et de merveilles, de mirabilia, littéralement «qui étonne à voir».

Forts de cet héritage, Guillaume le Testu par exemple, cartographe français du XVIIe siècle, ou encore Albrecht Durer, utilisent les espaces vierges de leurs cartes pour y entreposer les mythes, les fantasmes et les peurs, mélangeant les récits de voyages et les croyances religieuses. Lion, pégase et centaure peuplent le ciel, gardiens du temple, panthéon étoilé. Aux confins du monde connu, on aperçoit les Cynocéphales, les Blemmyes, les Sciapodes, les Astomes XX rêves délirants de moines enlumineurs insomniaques.
Et sous la mer, peurs intemporelles de marins superstitieux, louvoient les dragons, sirènes et krakens. Hic Sunt Leones, Ici sont les lions: cette inscription fréquente rappelant que toute la terre n'est pas encore aux hommes.

La carte permet l'exploration de jungles lointaines une tasse de thé à la main, la traversée d'immensités arides pieds nus dans le canapé, ou l'escalade des hauts sommets sous la couette. Et l'on se prend à rêver à cet ailleurs que l'on ne peut pas voir, dont on nous a conté les histoires, cherchant à retrouver les anciens habitants de ces contrées de papiers.


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« Nous n'avons pu décrire la terre
que parce que nous y avons projeté le ciel »
XX 


Les cartes occidentales ne sont pourtant pas nées pour servir de théâtre aux bêtes merveilleuses. L'apparition des cartes dites portulans coïncident avec l'augmentation du commerce maritime en mer Méditerranée des républiques marchandes, comme Gênes ou Venise. Ces cartes sont construites par triangulation, c'est-à-dire qu'un lieu est lié à un autre par une distance et une direction et elles sont recouvertes de lignes de vent, réseau organique de lignes rouges, noires, vertes.

Si la mer Méditerranée avait toujours été sillonnée par les marins phéniciens, grecs ou carthaginois, leur science du pilotage se transmettait oralement, et leurs navires quittaient rarement de vue les côtes. Les intérêts économiques grandissants des marchands vénitiens, génois et espagnols imposent plus de contrôle et de sécurité. C’est pourquoi ils poussent au développement de cartes de cet espace maritime et de son interface terrestre.

Deux découvertes vont faire évoluer la cartographie.

La première est la traduction en latin de textes de Claude Ptolémée en 1406, synthèses du savoir géographique antique, oublié jusqu'alors. Ce texte, non exempt d'erreurs, transmet aux géographes européens la théorie du point, c’est-à-dire que la position d'un lieu est déterminée grâce à deux caractéristiques: une latitude et une longitude. Ces deux informations s'obtiennent, non plus en baissant les yeux pour compter le nombre de pas qui sépare un lieu d'un autre, comme c'était approximativement le cas pour la triangulation, mais au contraire, en les levant pour observer le soleil et les étoiles. La latitude est une ligne perpendiculaire à l'axe de rotation de la Terre et se définit ainsi: les lieux où le jour du solstice d'été a la même durée ont la même latitude. La longitude est, quant à elle, une ligne droite reliant les deux pôles: les lieux où le soleil se trouve au zénith au même instant ont la même longitude. Au réseau empirique et arachnéen des portulans se substitue alors un quadrillage rationnel et uniforme, fait de parallèles (latitudes) et méridiens (longitudes).

Le deuxième facteur est l’extension du terrain de jeu des marins européens, à la recherche de nouvelles routes des épices. Les «découvertes» de nouveaux espaces, les navigations hors de vue des côtes, et les appétits grandissants des puissances européennes vont pousser les cartographes à trouver de nouvelles solutions pour représenter le monde plus précisément.

Malgré leurs efforts pour rendre les cartes plus mathématiques, ils se heurteront à un problème insoluble: faire d'une sphère une surface plane ou comment mettre à plat une peau d'orange, sans la déchirer? Projeter une surface ronde sur une surface plane suppose de faire des concessions et des choix, donc des déformations.

Une carte peut choisir de conserver les distances entre les points, elle est alors dite équidistante ; elle peut conserver la proportion des espaces les uns par rapport aux autres, on dit alors qu'elle est équivalente ; ou bien, elle peut conserver les angles et les formes, elle est alors conforme.
Or, elle ne peut strictement pas être les trois en même temps.

En 1569, Gérard Mercator, mathématicien et géographe flamand, propose une projection qui fera date puisque c’est celle que nous utilisons encore majoritairement aujourd’hui.
Elle doit son succès à l’avantage qu’elle présente: les marins peuvent pour la première fois, tracer une ligne droite entre un point A et un point B, suivre cette ligne, et donc garder un cap constant grâce à une boussole pour arriver à bon port.
Or, si sur cette carte, la ligne droite entre A et B est évidemment le chemin le plus court, sur le globe, il n'en est rien. Cette trajectoire tracée sur la carte implique en effet un détour, une perte de temps une fois réellement parcourue.


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Des cartes conditionnées à déformer


À partir de là, les cartes vont aussi servir de planche à découper le monde. D'un coup de couteau, diplomates et hommes d'affaires tranchent les pays, tailladent les peuples, dans une volonté affichée de se partager ce qui restera.
Que l'on pense aux accords de Sykes-Picot quand la France et l’Angleterre divisèrent secrètement l’Empire Ottoman pendant la première guerre mondiale, ou au traité de Tordesillas, signé en 1494 entre l'Espagne et le Portugal pour se partager le «nouveau» monde entre ces deux puissances. À l'ouest de ce méridien (environ 46 degrés ouest de celui de Greenwich), le monde serait espagnol, à l'est, il serait portugais. La légitimité de cette ligne inscrite sur les cartes espagnoles et portugaises se trouvait renforcée par le mousquet tenu dans l'autre main par les colonisateurs.
Les primo-habitants de ces terres se virent imposer ce découpage qui ignorait leur conception du territoire et des représentations qu’ils en avaient.


Aujourd’hui, la projection Mercator est critiquée pour les différentes déformations qu'elle donne à voir à celleux qui la regardent: l'Alaska, qui apparait aussi grand que le Brésil, est en réalité cinq fois moins étendu.
L'Inde semble aussi étendue que la Scandinavie alors qu'elle est quatre fois plus grande.
Enfin, le Groenland, de taille apparemment similaire à l'Afrique, est en réalité quatorze fois plus petit.
Ces déformations sont inévitables à la projection de Mercator, mais elle donne à voir un monde où les pays du Nord (Europe, Russie, États-Unis d'Amérique, Canada) sont représentés bien plus grand qu'ils ne sont en réalité, ce qui conduit inconsciemment à minimiser l'importance géographique des pays du Sud, plus proche de l'équateur, et donc moins soumis à ces distorsions.

Pour réduire ces déformations, Arno Peters, cartographe et historien allemand du XXe siècle, proposera une carte basée sur une autre projection, pour permettre de se représenter un monde plus conforme à la réalité. Étrangement, la projection Peters n'a pas su remplacer celle de Mercator dans les salles de classe. En effet, une carte qui ne reprendrait pas les codes implicites que nous avons si bien assimilés, notamment le Nord en haut, la mer en bleu et l'Europe au milieu, nous paraitrait au mieux, étrange, au pire, erronée.

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La carte, un espace de jeu


Les cartes invitent à la rêverie, à la découverte de l'ailleurs et de l'autre, mais peuvent aussi se faire l'outil de propagande d'une certaine vision du monde, et un instrument de domination.

Les plateaux de jeu de société revêtent eux aussi ces deux aspects. Souvent, ils sont le théâtre d'opérations militaires, de conquêtes, et de domination.

Diplomacy ©, un jeu sorti en 1959, transforme les sept joueurs en dirigeants de puissances européennes à l'orée de la première guerre mondiale, le but étant de posséder le plus grand territoire. Kennedy reconnaissait jouer à ce jeu en famille, et il était le jeu préféré du diplomate Henry Kissinger. Ici, le plateau de jeu conforte le joueur dans cette pensée d'un monde comme terrain de jeu, où le territoire n'est qu'un espace de contrôle, et où souvent, le joueur qui a le plus grand est forcément le vainqueur.

Les plateaux de jeux ne sont pas non plus exempts de choix discutables quant à leur vision du monde.

Sur le bien connu plateau du Risk ©, initialement appelé La Conquête du Monde et dont la première édition date de 1957, il est intéressant de trouver des exemples de cette domination implicite de certaines régions du globe. Pourquoi le sous-continent américain permet de disposer de cinq renforts alors que le continent africain ne permet de n'en disposer que de trois? Certes, le sous-continent américain est divisé en plus de territoires (neuf), dont étonnamment, le Groenland (visionnaire?) alors que l'Afrique n'en dispose que de six.
Mais pourquoi cette division alors que le sous-continent nord-américain n'est constitué en réalité que de trois pays, et que l'Afrique en compte cinquante-quatre.
De plus, cette différence dans les renforts reçus n'a pas de légitimité ludico-stratégique non plus, car il est tout aussi voire plus aisé de défendre l'Amérique du Nord que l'Afrique.
On regrettera que ce jeu, incompréhensiblement toujours aussi populaire, n'offre pas une vision du monde plus équilibré et moderne.


D'autres jeux, plus récents, font de la cartographie, c'est-à-dire l'acte de créer une carte, un rouage essentiel de l'activité ludique.
Archipelago, publié en 2012, permet aux joueurs, découvreurs d'un nouveau monde, d'explorer l'encore inconnu, et de construire le plateau au fur et à mesure de la partie. Chaque partie se jouera alors sur un plateau différent, variant les enjeux et les objectifs.
De plus, l'espace n'est plus seulement un théâtre d'opérations militaires, mais un lieu de vie et de production. Le joueur, dirigeant mégalomane dans Risk©, descend de son piédestal, et doit composer avec l'humeur des autochtones, et coopérer un minimum avec les autres joueurs, pour ne pas laisser le jeu gagner.

Dans The 7th Continent, édité en 2019, les joueur·euses se lancent dans une expérience de cartographie progressive, où à travers la coopération, illes découvrent pas à pas l'espace dans lequel illes vont évoluer.
Leurs actions et leurs choix auront un impact sur la géographie du plateau.
L’imaginaire du territoire apparait alors non pas seulement comme un élément déjà donné, mais comme un phénomène mouvant, pas encore fixé que chacun·e a le pouvoir de modeler.
La carte est alors ouvertement narrative et devient l'écriture du monde qu'elle révèle.

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Penser la carte comme plateau de jeu nous rappelle qu'elle est à la fois une projection de notre imaginaire et le lieu de rapports de force, jouant sur une certaine représentation du monde.

Comme le joueur, qui est acteur et créateur de son univers, le contemplateur d'une carte doit se réapproprier l'outil cartographique pour faire de celle-ci un miroir certes déformant, mais à son image: vivante, créatrice, multiple, imaginaire.




© Axel Houillier, revue papier Machine n° 9, automne hiver 2019-2020

Notes
1. Humanoïdes dépourvus de bouche, se nourrissant donc uniquement du parfum des aliments.

2. Italo Calvino, paraphrasant Strabon dans Le voyageur dans la carte, 1980.

 

Notes

  1. Humanoïdes dépourvus de bouche, se nourrissant donc uniquement du parfum des aliments.
  2. . Italo Calvino, paraphrasant Strabon dans Le voyageur dans la carte, 1980.

Metadata

Auteurs
Axel Houillier
Sujet
Cartographie. Jeux de plateaux géopolitiques. Gérard Mercator. Arno Peters. Projection Mercator. Projection Peters. Diplomacy ©. Risk ©. Archipelago. The 7th Continent
Genre
Essai culturel socio politique
Langue
Français
Relation
Revue papier Machine n° 9, automne hiver 2019-2020
Droits
© Axel Houillier, revue papier Machine n° 9, automne hiver 2019-2020