© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Eloge de la perméabilité: regards francophones sur les Plats-Pays. (Adrienne Nizet)

Adrienne Nizet

Texte

Il est tout à fait possible, dans l’étonnant petit pays qu’est la Belgique, de passer 30 ans sans entrer en contact, ou presque, avec « la néerlandophonie ». C’est mon cas. Un parcours scolaire sur les hauteurs de Liège, avec pour langues d’études, dans l’ordre, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, des études supérieures en journalisme à Bruxelles sur une même lancée, avec l’anglais et l’allemand pour bagages, et un début de carrière dans un environnement majoritairement francophone m’ont amenée à fêter mes 30 ans avec pour seules connaissances de la langue de mes plus proches voisins quelques comptines (Een twee drie vier, hoedje van, hoedje van, een twee drie vier, hoedje van papier), un mot d’excuse passe-partout (Sorry, ik spreek geen Nederlands, mag ik in het Frans praten) auquel l’interlocuteur, habitué, répondait en français dès le troisième mot et pas mal d’idées caricaturales (cf. Les Flamandes de Jacques Brel).
Même si, comprenons-nous bien, il n’y a jamais eu, ni de ma part ni de celle de mes parents, de mes professeurs ou de mes employeurs, la volonté de ne pas (m’) apprendre le néerlandais. Simplement, le besoin ne s’en est jamais fait sentir. Pendant 30 ans.


C’est, sans grande surprise quand on y pense, la littérature qui a mis fin à cette apparente imperméabilité. Mon arrivée en janvier 2015 à Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, lieu par excellence d’échanges entre les langues et les cultures, requérait par définition une plongée immédiate dans cette «néerlandophonie» méconnue. Une période d’immersion intensive (facilitée quoi qu’en disent certains par mes acquis en langue allemande) m’a permis d’obtenir rapidement une compréhension passive de la langue de mes nouveaux collègues et de leur environnement et, petit à petit, grâce à leur bienveillance et à ma volonté d’incarner le projet sous toutes ses facettes, d’en percevoir les nuances et de me mettre à la pratiquer assidûment.

«Fais des phrases courtes»
D’autres que moi se sont attelés, avec plus d’expertise, à mettre en parallèle les structures différentes du français et du néerlandais, et à étudier l’impact que peut avoir l’usage d’une langue sur la structure du cerveau, de la pensée, du raisonnement. Je n’en ferai donc pas ici l’exposé, ce n’est d’ailleurs pas le sujet. Mais ce qui marque directement, lorsque, en tant que francophone, l’on s’immerge dans le néerlandais, c’est l’extrême rationalité de la construction des phrases, voire des mots. Enormément de mots sont composés de deux autres, simplement juxtaposés: de boekenkast pour la bibliothèque (mot qui en français désigne tant le meuble que le lieu), de lampenkap pour l’abat-jour (on gagne en efficacité, on perd en poésie), de zonsondergang pour le crépuscule, de overlast pour l’inconvénient, eigenzinnig pour têtu, etc.
Pour faire court, la langue néerlandaise est bien plus directe que ne l’est le français. Un des meilleurs conseils qui m’a été donné pour me l’approprier est d’ailleurs celui-ci: «Fais des phrases courtes».

Avec la langue vient toujours la culture, et c’est sans doute cela qui rend le travail de et à Passa Porta si intense, et crucial simultanément. La littérature est, par essence, liée à la langue. Pour appréhender celle de l’autre il faut ou pouvoir la comprendre dans ses moindres recoins, avec toutes ses subtilités et ses nuances, ou de brillants traducteurs capables de le faire pour nous. Mais il faut, avant tout, de la curiosité (nieuwsgierigheid, encore un joli mot). Et celle-ci a parfois besoin d’être suscitée. Voire exigée. La mettre en partage demande d’ôter son imperméable.

Hommage aux traducteurs
Je me rappelle avec précision ma première émotion littéraire en néerlandais. Elle a cela de particulier qu’elle est née d’une traduction (mais est-ce un hasard?). Celle du Canto General de l’immense Pablo Neruda par Bart Vonck, dont des extraits avaient été lus, lors de la soirée de lancement de l’ouvrage, par Annemie Tweepenninckx (une bekende Vlaming inconnue de moi jusque-là...). Il ne fallait pas connaître, alors, la langue néerlandaise dans ses moindres recoins (pas plus que l’espagnol d’ailleurs) pour percevoir l’immense émotion délivrée par les mots du Chilien. Mais entendre la poésie dans une autre sonorité lui offrait une nouvelle saveur.

La littérature, donc, comme porte d’entrée dans la «néerlandophonie».
Il me faut ici revenir, en partie, sur ce que j’ai écrit plus haut. Car si ma connaissance du néerlandais était réduite à son minimum pendant les trois premières décennies de ma vie, je n’étais pour autant - et heureusement - pas passée à côté de tous les auteurs néerlandophones contemporains. Qu’il soit ici rendu hommage aux traducteurs. Les livres de Dimitri Verhulst (l’inoubliable Merditude des choses, tellement plus drôle que le film, pourtant également réussi - traduction de Danielle Losman) XX et de Tom Lanoye (La Langue de ma mère - traduction d’Alain van Crugten) XX faisaient déjà partie de mes lectures. David Van Reybrouck aussi, bien sûr, était loin d’être un inconnu, puisqu’il est régulièrement traduit et joué (Congo, traduit par Isabelle Rosselin) XX, et Stefan Hertmans est souvent mis en avant depuis la sortie de Guerre et térébenthine chez Gallimard (traduction par la même Isabelle Rosselin) XX.

Mais au-delà de ces figures de proue, il faut bien admettre que peu de noms passent la frontière linguistique. L’inverse est vrai aussi, et la rengaine est connue. Combien de Flamands, au-delà des cercles d’initiés, peuvent citer d’autres auteurs belges francophones vivants que, disons, Jean-Philippe Toussaint, Amélie Nothomb et Caroline Lamarche? Or des Patrick Declerck, Thomas Gunzig, Nathalie Skowronek, Geneviève Damas, Barbara Abel, Corinne Hoex, Kenan Gorgun, Laurent Demoulin, Emmanuelle Pirotte, Hubert Antoine, Jean-Luc Outers, etc. gagneraient sans aucun doute à être connus. Tout autant que Jeroen Olyslaegers XX, Lize Spit XX ou Maud Vanhauwaert XX dans le sens inverse, d’ailleurs. Leurs récentes traductions vers le français (éditées en France, pour deux d’entre eux) y aideront peut-être.

Ce constat de non-connaissance de l’autre s’applique également aux médias, suivis en fonction de la langue par l’une ou l’autre partie de la population. Ainsi, ce sont rarement les mêmes titres qui font l’actualité des deux côtés de la frontière linguistique. Et ce même à Bruxelles...
C’est cela, sans doute, qui m’a le plus surprise. De réaliser que cette forme d’imperméabilité qui avait été la mienne ne s’affaissait qu’en quelques points précis, et restreints, même chez ceux qui maîtrisaient les deux langues. Et que, dans une large mesure, alors que nous partagions un quotidien similaire, pour la plupart dans la même ville, les auteurs qui nous faisaient réagir simultanément, mes collègues néerlandophones et moi-même, étaient... américains.

Le cas Paul Auster
Mais revenons à la «néerlandophonie», puisque Paul Auster n’est pas le sujet de cet article. À moins que... Lorsqu’un livre sort en anglais, sa traduction est «quasi immédiate» en néerlandais. Y aurait-il plus d’intérêt pour ses ouvrages du côté néerlandophone qu’en Belgique et en France? Les traducteurs vers le français seraient-ils plus lents? Ni l’un ni l’autre, selon moi. Mais les éditeurs néerlandophones savent que, s’ils attendent trop, leurs potentiels lecteurs se rueront sur la version anglaise du texte, langue que ceux-ci maîtrisent en règle générale parfaitement. Donc, pour s’éviter de piteuses ventes, mais aussi pour offrir à leurs lecteurs toutes les nuances du texte (insistons à nouveau sur le rôle des traducteurs), ils mettent le turbo pour pouvoir sortir leur version dans les meilleurs délais. Prenons Paul Auster, précisément. Le très attendu 4 3 2 1 est paru en anglais en janvier 2017 et, dans la foulée, en néerlandais. Alors que les francophones devront attendre janvier 2018 pour que sa maison d’édition française, Actes Sud, qu’on ne peut pas accuser de paresse, sorte l’ouvrage.

Là où cet impératif commercial devient intéressant dans le cadre de cet article, c’est, selon moi, parce qu’il reflète (à moins qu’il détermine) un trait de caractère de cette «néerlandophonie» observée.
Bien entendu, les clichés ont la vie dure, et certaines particularités (le rapport à la ponctualité, la façon de réserver ses places de spectacle à l’avance ou non, une plus ou moins grande pudeur dans la manière d’aborder les questions financières, le fait de se faire la bise le matin ou non, l’usage du vélo et la façon de suivre la mode... ) tendent à les confirmer, mais, en règle générale et d’après mon expérience, ces différences sont marginales. De l’ordre de l’habitude plutôt que de la bizarrerie ou de l’étrangeté. On peut les résumer, comme il est souvent fait, en disant que les francophones reçoivent le vent du sud tandis que les néerlandophones sont plus proches de leurs voisins du nord. Admettons, résumons.
Mais là où, pour moi, une particularité se dégage de la «néerlandophonie» (délimitée pour ma part à sa présence bruxelloise, rappelons-le), c’est peut-être précisément dans cette ouverture à l’autre, à d’autres langues, à d’autres sources d’inspiration, à sa – on y revient – perméabilité. Et cette fois le constat est à mille lieues des clichés largement véhiculés sur la Flandre et son prétendu repli sur soi.

Observez les prospectus
Compte tenu de sa position «minoritaire», le «néerlandophone bruxellois» (imaginons un personnage, forcément réducteur, mais pas caricatural) a l’habitude d’observer, de mélanger les influences et de s'en inspirer. C’est d’autant plus vrai qu’on est désormais loin d’une population bruxelloise binaire composée uniquement de francophones et de néerlandophones. Habitué à entendre et à parler d’autres langues que la sienne, le néerlandophone bruxellois est extrêmement cosmopolite. N’hésite à se lancer ni en français ni en anglais. Observez les brochures publicitaires à Bruxelles: rares sont celles rédigées uniquement en néerlandais. Le français et l’anglais y figurent la plupart du temps. L’inverse n’est pas (forcément) vrai. De la même façon qu’ils regardent les films en langue originale sous-titrés, les néerlandophones bruxellois achètent leur pain en français et ont ce plurilinguisme dans le sang. Là où, on l’a vu, un francophone peut dérouler son quotidien sans quitter la langue de Voltaire pendant trente ans (à Liège en tout cas).

C’est vraisemblablement aussi cette position de minorité qui entraîne une plus grande recherche de partenariats, notamment dans le secteur culturel. À noter également que le néerlandophone bruxellois, habitué à parler une autre langue que sa langue maternelle, a sans doute une attention plus grande pour celui qui fournit un effort similaire dans la sienne. Tout en la revendiquant farouchement, car les deux ne sont pas incompatibles. Une façon de se laisser habiter par d’autres sans se perdre.

Pourquoi, dès lors, si peu de passerelles entre francophones et néerlandophones, entre les auteurs de part et d’autre de la frontière linguistique, entre les bekende Vlamingen et les fortes personnalités belges francophones (la notion de bekende Vlamingen n’a pas d’équivalence)? C’est une bonne question, d’autant que je suis certaine que les francophones ne sont pas imperméables par nature. Peut-être simplement parce que les «lieux de perméabilité» ne sont pas si nombreux? Ceux où les différentes influences continuent de s’échanger, de se rencontrer. De se nourrir l’une de l’autre (et non pas de se cannibaliser, comme il est parfois craint/suspecté/reproché). D’échanger ses «bonnes pratiques», comme on dit.

Passa Porta est sans aucun doute un de ces lieux, et ce n’est, heureusement, pas le seul. De nombreuses collaborations culturelles (tels le Kunstenfestivaldesarts, Recyclart ou la Zinneke Parade) font avec succès le pari de la mixité. Les projets qui s’inscrivent dans l’Accord culturel entre la Flandre et la Fédération Wallonie-Bruxelles vont dans ce sens également. Et énormément d’initiatives citoyennes dans différents quartiers de Bruxelles font désormais fi de ces différences pour entreprendre d’améliorer le quotidien, avec des supports d’information en quatre ou cinq langues.
La génération suivante a, elle, déjà dépassé ce clivage - illusoire - Flamands versus Wallons (néerlandophones versus francophones? - preuve de l’illusion) pour s’intégrer dans une réalité beaucoup plus diverse, à tout point de vue. Et pratique, en tout cas à Bruxelles, les langues de façon tout à fait décomplexée. Il n’est pas interdit de rêver que ces petits-là liront Caroline Lamarche, Stefan Hertmans, Paul Auster et Pablo Neruda en langue orginale.

© Adrienne Nizet, 2017
Vice-directrice de Passa Porta,
Maison internationale des littératures à Bruxelles.

 

 

Notes

  1. V. Septentrion, XLV, n° 1, 2016, p. 15-23.
  2. V. Septentrion, XXXIX, n° 4, 2010, p. 75-76.
  3. V. Septentrion, XL, n° 1, 2011, p. 95-97.
  4. V. Septentrion, XLV, n° 1, 2016, p. 80-82
  5. V. Septentrion, XLV, n° 4, 2016, p. 81-83
  6. V. Septentrion, XLVI, n° 1, 2017, p. 80-82.
  7. V. Septentrion, XLIV, n° 4, 2015, p. 18-29.

Metadata

Auteurs
Adrienne Nizet
Sujet
Vie littéraire bilingue et multilingue à Passa Porta, maison des littératures
Genre
Récit personnel
Langue
Français
Relation
Revue Septentrion 3-2017
Droits
© Adrienne Nizet, 2017