© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Entre social-démocratie et marginalité. 100 ans de communisme dans les Plats Pays.

Vincent Scheltiens

Texte

Ni aux Pays-Bas ni en Belgique, le 100e anniversaire de la révolution russe d’Octobre n’a été commémoré par un parti communiste orthodoxe tel que l’Internationale communiste, ou "Komintern", avait pourtant prévu, dès 1919, d’en mettre en place dans tous les pays. Le Communistische Partij van Nederland (CPN) a fusionné en 1989 avec deux autres petits partis pour devenir le parti écologiste GroenLinks. Le Parti communiste de Belgique (PCB) a vécu une longue agonie après sa scission en deux ailes, l’une flamande, l’autre francophone, en 1989. La première fut liquidée sans bruit dans la seconde moitié des années 1990. La seconde mène aujourd’hui une existence marginale et non pertinente.

Les années 1989 et 1991 sont bien sûr tout sauf fortuites. En 1989 le mur de Berlin, symbole de la séparation entre l’Ouest capitaliste et le bloc communiste de l’Est, est tombé. En 1991, c’est l’Union soviétique, maison mère et pays pilote du communisme, qui a implosé.
Contrairement à ce qui s’est passé en France, en Italie et dans une moindre mesure en Espagne, ni le CPN, ni le PCB ne surent jamais rivaliser avec le grand concurrent social-démocrate, sans parler de le surpasser. Néanmoins la raison d’être des communistes était latente dans le mécontentement suscité par la participation de la social-démocratie au système capitaliste. En Belgique, tout comme en France et ailleurs, le facteur déclenchant fut l’approbation par les socialistes des crédits de guerre en août 1914, suivie par leur participation active à ce qu’ils avaient toujours rejeté comme une querelle intestine impérialiste dans laquelle le prolétariat n’était pour rien.

Le communisme néerlandais constitue sur ce point une exception. Non seulement le pays conserva sa neutralité durant la première conflagration mondiale, mais déjà en 1908 des mécontents socialistes s’étaient regroupés autour du journal d’opinion Tribune. Ces «tribunistes» s’insurgeaient contre «l’électoralisme» des socialistes et allaient créer un an plus tard le Sociaal Democratische Partij (SDP), précurseur du Communistische Partij Holland, rebaptisé ultérieurement CPN. Le nombre des adhérents environ cinq cents n’était certes pas impressionnant, mais il en allait tout autrement du renom de plusieurs leaders. Outre son meneur principal David Wijnkoop (1876-1941), le groupuscule communiste avait le soutien d’intellectuels célèbres comme l’astronome Anton Pannekoek (1873-1960), le poète Herman Gorter (18641927) et sa contemporaine HenriëMe Roland Holst (qui toutefois adhérerait plus tardivement).

Le PCB fut fondé en 1921 par la fusion imposée par Moscou de deux groupes qui se dédaignaient. L’un des groupes, mené par le peintre War Van Overstraeten, ne jurait que par l’antiparlementarisme et le communisme soviétique, et traitait le second groupe, constitué autour du syndicaliste des employés Joseph Jacquemotte, de «réformiste». En retour, les seconds qualifiaient les premiers de «gauchistes». Depuis sa naissance et tout au long de son histoire, le centre de gravité du communisme belge se situerait en Belgique francophone. Pour conquérir un premier siège parlementaire en 1926, Van Overstraeten dut par exemple se présenter à Liège. Le dernier parlementaire flamand du PCB, le docker anversois Frans Van Den Branden, perdit son siège dès juin 1950.
L’ampleur et l’impact des deux partis demeurèrent extrêmement limités jusqu’au milieu des années 1930. Après l’arrivée au pouvoir de Staline, toute dissidence, y compris dans les différents partis communistes, fut cataloguée comme «trotskisme» et énergiquement réprimée. War Van Overstraeten quitta le parti avec un certain nombre de fidèles en 1928, après que les zélateurs de Moscou, lors d’un congrès à Anvers, eurent réussi à enlever la majorité par une manigance. Le développement de ce courant communiste dissident connut un cours chaotique. En Belgique, il resta numériquement limité, mais il comptait un certain nombre d’intellectuels remarquables comme le jeune Abraham Léon (1918-1944) qui devait, ultérieurement, être l’auteur d’un ouvrage de référence universel sur le judaïsme, ainsi que, un peu plus tard, le célèbre économiste Ernest Mandel (1923-1995) XX.

Aux Pays-Bas par contre, le Revolutionair Socialistische Arbeiderspartij (RSAP) rencontra davantage de succès. Le mérite en revient à son leader Henk Sneevliet (1883-1942), qui fut élu à la Chambre des députés et dirigea également une centrale syndicale, le Nationaal Arbeidssecretariaat (NAS Secrétariat national du travail). Sous le pseudonyme de Maring, il avait été actif auparavant en Chine et aux Indes néerlandaises en tant que représentant du Komintern.
Les partis communistes étaient entre-temps «bolchévisés». Accusations malveillantes et exclusions tombaient dru, ce qui paralysait grandement la vie des partis et éclaircit encore les maigres effectifs. Mais la seconde moitié des années 1930 apporta un revirement, une fois encore venu d’en haut. On abandonna la ligne sectaire «classe contre classe», avec la social-démocratie comme ennemi juré. Grâce à un nouveau paradigme, l’antifascisme, les communistes cherchèrent à se rapprocher des socialistes et même des libéraux-démocrates, dans l’espérance de l’avènement d’un «front populaire». Contrairement au Front populaire en France où la stratégie avait été appliquée pour la première fois avec succès -, cela ne réussit pas dans les Plats Pays. Aussi bien le CPN que le PCB étaient trop petits pour exercer quelque pression que ce soit sur la social-démocratie.

Les deux partis fournirent beaucoup de militants aux Brigades internationales quand éclata en 1936 la guerre civile en Espagne. Ces milices de volontaires envoyées et contrôlées par le Komintern attirèrent aussi de célèbres intellectuels. André Malraux prit le parti de la république, tout comme Ernest Hemingway, W.H. Auden ou John Dos Passos. Des Pays-Bas s’engagèrent, entre autres, le cinéaste Joris Ivens (18981989) XX et l’écrivain Jef Last (1898-1972) XX. La guerre civile espagnole et la politique du Front populaire ouvrirent pour la première fois aux communistes flamands et néerlandais la possibilité de construire un réseau avec des compagnons de route, des universitaires et des intellectuels qui suivraient le parti, l’accompagneraient et lui prêteraient main forte, souvent en participant à des organisations satellites ou à de plus larges initiatives imaginées dans les cénacles du parti.

De la scission à l’apogée
En 1937 les communistes de Flandre se rebaptisèrent Vlaamse Kommunistische Partij (VKP) dans un effort pour s’implanter plus aisément. Sous la direction de Georges Van Den Boom et avec un porte-étendard de la stature de Jef Van Extergem, figure du Mouvement flamand, on battit le tambour du flamingantisme. Le journal du parti s’appela désormais Het Vlaamsche Volk (Le Peuple flamand) et, durant la première période de l’occupation allemande, le parti publia officieusement le journal Uilenspiegel, qui n’évitait pas même les propos antisémites.
Vers la même période, la stalinisation atteignit son épanouissement en interne. Les procès de Moscou qui aboutirent à l’exécution des leaders de la révolution ainsi qu’à celle de l’élite de l’Armée rouge comme «saboteurs» et «traîtres», ne provoquèrent pas de dissidences notables. Cerise sur le gâteau, aux Pays-Bas, Paul de Groot, stalinien à tout crin, fut nommé au secrétariat général du CPN en 1938. Cet inconditionnel fantasque et tourmenté allait conduire le parti à la bagueMe durant des décennies.

L’apogée de l’existence des deux partis - leur rôle durant la Seconde Guerre mondiale dans la résistance à l’occupant allemand - fut précédé par un choc, quand Hitler et Staline conclurent pendant l’été 1939 un pacte de non-agression. Cet événement décontenança les militants bercés entre-temps dans l’antifascisme et isola à nouveau les partis. Lorsqu’en juin 1941 Hitler attaqua l’Union soviétique, le profond malaise prit fin et le CPN et le PCB entreprirent de constituer des fronts de résistance de grande envergure, de même que des organisations militaires clandestines. Grâce au savoir-faire accumulé durant la guerre civile espagnole et forts de l’expérience clandestine du Komintern, les communistes remplirent en l’occurrence un rôle de premier plan.
Le communiste néerlandais Daan Goulooze déploya une activité cruciale dans le réseau de radiocommunications avec Moscou et prêta une aide précieuse aux communistes aussi bien français qu’allemands. Après la guerre, il allait être marginalisé par Paul de Groot.

En Belgique, le Vlaamse Kommunistische Partij revint immédiatement sur son flamingantisme pour adopter une position nettement belgo-patriotique, pour ainsi dire sur le modèle du CPN aux Pays-Bas. Les communistes belges procurèrent une assistance importante au PCF français illégal, entre autres en cachant le leader du parti Maurice Thorez et en fournissant au responsable du Komintern pour la France et véritable dirigeant du PCF, Eugen Fried, asile et moyens d’action. Le PCB aussi fut d’ailleurs dirigé par un étranger durant cette période de clandestinité, le Hongrois Andor Bereï, envoyé du Komintern. Pendant des années, le PCB passa sous silence la grosse tache sur son blason de résistant: la capitulation de sa direction en captivité dans le tristement célèbre Fort de Breendonk (près de Malines). Cela n’enlève rien, à tous égards, au courage et à l’esprit de sacrifice de beaucoup de militants et de cadres dans ce même fort, dans la résistance et dans les camps de concentration allemands.

Les années d’immédiat après-guerre constituèrent donc «l’heure de gloire» du CPN et du PCB. Le CPN fut un temps le parti le plus important d’Amsterdam et son organe, De Waarheid (La Vérité) XX était le quotidien le plus lu aux Pays-Bas. Au niveau national, le cap des dix pour cent fut franchi aux élections et le nombre d’adhérents dépassa les 50 000. Le PCB lui aussi avait le vent en poupe avec un score record de douze pour cent, certes essentiellement en Belgique francophone. Il participa aux quatre premiers gouvernements d’après-guerre. Le nouvel homme fort, Edgard Lalmand, un Anversois d’origine francophone, devint ministre du Ravitaillement. Le parti disposait dans son giron et son environnement immédiat de talents universitaires et artistiques tels Aloïs Gerlo (1915-1998), le futur premier recteur de la Vrije Universiteit Brussel, et à la rédaction du journal du parti Le Drapeau rouge De Rode Vaan le romancier Louis Paul Boon (1912-1979) XX. Mais la méfiance stalinienne conduisit rapidement le parti à en venir à une vague d’épuration. Nombre de nouvelles recrues quittèrent rapidement le parti. Les soupçons s’accrurent quand la guerre froide démarra et CPN et PCB devinrent les points de mire constants des services de police et de sécurité.

Sans enfants
Dès lors un déclin continu s’amorça. Cependant les deux partis conservèrent, grâce à une dose d’«ouvriérisme», une présence considérable dans les mouvements ouvriers organisés, avec à la base des syndicalistes compétents et appréciés. Le CPN marqua de son empreinte les conflits sociaux à Amsterdam, à Groningue, dans le Limbourg, à Rotterdam, dans la Twente (région située à l’est des Pays-Bas) et dans la Zaanstreek (dans la province de Hollande-Septentrionale). Les positions clés pour le PCB étaient le port d’Anvers et la zone du canal de Gand, mais aussi les industries nouvelles comme la pétrochimie à Anvers. Cet «ouvriérisme» existait à l’intérieur des partis en désaccord avec les intellectuels qui, souvent, endurèrent une sorte de pénitence.
Mai 68 prit en Flandre une tournure flamingante, à travers le combat mené pour rendre enfin l’université de Louvain intégralement néerlandophone. Tout comme dans d’autres pays, une nouvelle génération encline à la radicalisation arrivait sur le devant de la scène. Pour la première fois, le CPN et le PCB connaissaient une sérieuse concurrence sur leur aile gauche: des jeunes qui sur la base d’un nouveau paradigme la révolution culturelle chinoise (et en partie aussi l’ancien «trotskisme») contestaient la légitimité des communistes orthodoxes. Le choc ne fut pas seulement idéologique, mais aussi culturel. Le mouvement anarchiste Provo à Amsterdam, l’occupation de la Maagdenhuis (le centre administratif de l’Universiteit van Amsterdam), la seconde vague féministe, les droits des homos … De nouvelles formations, comme la maoïste Tout le pouvoir aux ouvriers Alle macht aan de arbeiders en Belgique ou le Kommunistische Eenheidsbeweging aux Pays-Bas, reprochaient aux communistes orthodoxes de n’être, à la fois, pas révolutionnaires et pas staliniens non plus.

Après le vingtième congrès du Parti communiste d’Union soviétique, où Khrouchtchev avait rendu public son rapport secret sur les crimes de Staline, le PCB et, certes dans une moindre mesure, le CPN avaient pris progressivement quelques distances avec l’héritage de Staline. Au CPN, cela alla de pair avec la mise à l’écart définitive de Paul de Groot, bien que son protégé Marcus Bakker fût aux commandes pour longtemps encore. Cela n’empêcha pas de nombreux étudiants talentueux de venir renforcer et rénover le parti.

En Flandre aussi, le PCB réussit, sous l’impulsion du physicien nucléaire Jef Turf (° 1932), à composer avec la radicalisation nouvelle. L’eurocommunisme en fournit le cadre idéologique. Turf sut donner davantage de liberté d’action et aMira de jeunes intellectuels comme les philosophes Ludo Abicht et Koen Raes qui, avec le périodique Vlaams Marxistisch Tijdschriƒt, établit des ponts avec les nouvelles forces vives. En définitive, nombreux sont ceux de cette génération qui ont atterri chez les sociaux-démocrates ou les verts, ou bien sont retournés à leurs études, ce qui finalement arriverait aussi aux Pays-Bas.
Dans les deux pays, l’étiolement des partis communistes offciels nous confronte à un paradoxe. Les organisations mao-staliniennes qui voulaient par tous les moyens confisquer au CPN et au PCB l’étiquette «communisme», réussirent à se maintenir. Aux Pays-Bas, les ex-maoïstes devenus entre-temps Socialistische Partij (PS) se frayèrent à partir du début des années 1980 un passage vers la politique institutionnelle néerlandaise. Le Parti du Travail de Belgique Partij van de Arbeid (PTB-PVDA), issu de Tout le pouvoir aux ouvriers Alle macht aan de arbeiders, a percé récemment en Wallonie et gagné du terrain en Flandre. Mais ces partis, pour se faire une place, se virent contraints de prendre de la distance avec leurs références idéologiques originelles. Aujourd’hui, ils refusent l’étiqueMe «communisme» pour laquelle ils s’étaient pourtant tellement bagarrés.

Et ainsi, après cent ans, le communisme semble n’avoir plus d’enfants dans les Plats Pays. Ceux qui en voulaient ne sont plus là. Ceux qui sont là n’en veulent plus.



Vincent Scheltiens
historien attaché au «Centre for Political History» de l’Universiteit Antwerpen.
Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.

Voir les p. 87-89 de la version imprimée de ce n° Septentrion 4-2017


Notes
1. Septentrion, XXXVII, n° 1, 2008, p. 76-79.
2. Septentrion, XXXVIII, n° 3, 2009, p. 71-73.
3. Septentrion, XXXV, n° 4, 2006, p. 69-71.
4. Septentrion, XIX, n° 2, 1990, p. 82.
5. Septentrion, XLI, n° 1, 2012, p. 81-82.

© Ons Erfdeel vzw, 2017


Notes

  1. Septentrion, XXXVII, n° 1, 2008, p. 76-79.
  2. Septentrion, XXXVIII, n° 3, 2009, p. 71-73.
  3. Septentrion, XXXV, n° 4, 2006, p. 69-71.
  4. Septentrion, XIX, n° 2, 1990, p. 82.
  5. Septentrion, XLI, n° 1, 2012, p. 81-82.

Metadata

Auteurs
Vincent Scheltiens
Sujet
Le communisme en Belgique et aux Pays-Bas
Genre
Essai historique
Langue
Français traduit du néerlandais
Relation
Revue Septentrion 4-2017
Droits
© Ons Erfdeel vzw, 2017