L’Eddy de Tervuren et Jésus-Cruijff
Pierre Gelin-Monastier
Texte
Loi des hommes, loi des dieux. L’Eddy de Tervuren et Jésus-Cruijff
Pour de nombreux Belges, Eddy Merckx (né en 1945) est un héros dont le nom ne s'effacera jamais et il en va de même pour les Néerlandais et le nom de Johan Cruijff (1947-2016). Mais comment, en 2022, les Français regardent-ils ces icônes sportives des Plats Pays? Septentrion a demandé à un critique français et passionné de sport quelle image il a de Merckx et Cruijff.
Pierre Gelin-Monastier était trop jeune pour connaître les jours de gloire de ces deux héros sportifs, mais il ne peut réprimer son admiration.
Même si cette admiration est encore plus grande pour l'un que pour l'autre. Merckx et Cruijff, vus à travers les yeux d’un Français à la plume élégante et raffinée.
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En 1969, les contrées septentrionales s’apprêtent à tracer une vaste croix sur l’Europe, dont l’ombre est portée par le Berlaymont, inauguré cette année-là en grande pompe, qui accueille les bureaux de la Commission européenne. Curieuse histoire que ce nom qui récapitule en dix petites lettres toute l’histoire des anciens Pays-Bas espagnols.
Il s’enracine, ce patronyme, dans la Flandre française, et plus précisément au cœur de la forêt de Mormal que borde l’humble commune de Berlaimont, pour rayonner ensuite à travers une famille de nobles qui fondèrent en 1625 un couvent des Dames portant son nom, racheté trois siècles plus tard par l’État belge. Et c’est ainsi que la Flandre, en toutes ses composantes géographiques, commença son règne européen.
Nous autres, Français, aurions dû voir les signes annonciateurs de cette suprématie qui allait balayer d’un vent nordique notre Hexagone et jusqu’aux péninsules ibérique et italique.
L’an passé, déjà, Jan Janssen devenait le premier Néerlandais à conquérir la tunique dorée, devant deux cousins néerlandophones de Belgique, Herman Van Springel et Ferdinand Bracke. Il y a bien aussi cette jeune pousse, au prénom de rockeur, qui atteint le toit du monde chez les amateurs en 1964, à seulement dix-huit ans, et récidivant trois ans plus tard, chez les professionnels.
Mais sait-il seulement franchir un col? Tout cela est bien lointain: le championnat du monde se déroule à Heerlen, dans le Limbourg néerlandais, de sorte que l’on se désintéresse d’un énième conflit entre voisins, remporté de quelques centimètres par ce petit gars du nom d’Eddy Merckx devant ce même Janssen.
Au fond, les Pays-Bas ont toujours été assez inexistants, tandis que la Belgique - en dépit de ses Rik (Van Steenbergen et Van Looy) fabriqués en série classique mais incapables de tenir sur la distance - ne vit que sur ses dix glorieuses, entre 1912 et 1922, lorsqu’elle raflait coup sur coup toutes les «Grandes Boucles»…
Que serait-il advenu de Philippe Thys si la guerre n’avait pas décidé de répartir elle-même vainqueurs et vaincus? N’aurait-il pas aujourd’hui le record de victoires sur le Tour? La question ne nous habitait pas alors, trop heureux de voir le grand Jacques - l’autre, le nôtre, l’Anquetil - le détenir, envers et contre tous.
Eddy Merckx, le «King» de la pédale
Au début de cette année 1969, on pense alors à une petite bise septentrionale sans conséquences. Même l’improbable arrivée de l’Ajax d’Amsterdam en finale de ce qui était encore la Coupe des clubs champions européens ne nous alerte pas. Corrigée par l’AC Milan, le 28 mai, elle n’a plus qu’à rentrer dans le rang et laisser les clubs espagnols et italiens se partager le trône.
Et ce n’est pas ce petit Hollandais volant - comment s’appelle-t-il? Johan Cruijff ? Bah, c’est sans importance… - qui peut remettre en question cet entre-soi savamment cultivé depuis des années.
Arrive la fin du mois de juin. Comme un signe avant-«coureur», le pilote automobile belge Jacky Ickx gagne sa première victoire d’anthologie, aux 24 Heures du Mans, pour une centaine de mètres sur le malheureux Hans Herrmann. Il récidivera cinq fois cet exploit.
Quelques jours plus tard, c’est le début du Tour de France. Deux jours… Il faut attendre deux petits jours pour voir Eddy Merckx dicter sa loi et revêtir la toison d’or. L’édit de Nantes est révoqué depuis belle lurette. Dorénavant, place à l’Eddy de Tervuren, le village où il vivait à l’époque et où il a endossé son premier maillot jaune.
Et puis advient l’étape entre Luchon et Mourenx-Ville-Nouvelle, à l’issue de laquelle le coureur belge relègue à près de neuf minutes tous ses adversaires. Tandis que les Américains posent un premier pas sur la Lune, dans la nuit du 20 au 21 juillet, Eddy Merckx, lui, roule sur Paris et l’Europe tout entière.
Les Français ne peuvent que constater les dégâts : le coureur Christian Raymond le surnomme le «Cannibale», tandis que Jacques Goddet, directeur du Tour de France de 1937 à 1988 (c’est dire s’il en a vu d’autres !), parle de «Merckxissimo».
Il faut dire que Merckx dévore tout et tous: six victoires, dont le contre-la-montre par équipe, le maillot jaune, le maillot vert, le prix de la montagne et le classement par équipes… Si le prix du meilleur jeune avait existé, il serait encore pour lui. Un exploit jamais réédité depuis, ni par lui, ni par personne d’autre. Il relègue à plus de dix-sept minutes son premier concurrent, Roger Pingeon, hier héros national français, désormais coureur parmi d’autres vaincus. Selon le mot d’Antoine Blondin, chroniqueur lyrique des épopées de bitume, Merckx est le numéro «hun», ne laissant que des ruines dans son sillage.
Il faut écouter notre plume nationale (qui en a également vu d’autres), décrivant dans ses chroniques cet Attila moderne.
«Merckx commence à afficher la mine odieuse de fraîcheur et d’insolence du prix d’excellence qui s’applique à empocher jusqu’au prix de gymnastique. Il décime les classements, dépeuple les palmarès avec un absolutisme de tous les instants, se dore sur tranche. Que faire? Sinon répondre à cette politique de la terre brûlante par celle de la terre brûlée… Le laisser, comme l’albatros de Baudelaire, exilé sur le sol au milieu des nuées… Courir une autre course, une autre fortune que la sienne. […] Alors, devant l’ampleur de cette moisson, il ne reste plus qu’un seul mot d’ordre: que le meilleur glane!»
Ou encore, en une formule plus ramassée: « L’ennuyeux, avec Merckx, c’est que tout donner ça consiste à tout prendre.»
[A. BLONDIN, Tours de France. Chroniques de L’Équipe (1954-1982), La Table Ronde, Paris, 2011, p. 532 et 529.]
Ce n’est qu’un début: Merckx conquiert le Tour 1970 après avoir remporté coup sur coup Gand-Wevelgem, Paris-Roubaix, la Flèche wallonne, le Tour d’Italie, le Tour et les Championnats de Belgique … C’est bien simple, il est le seul et unique coureur pour lequel on ne mentionne que les courses qu’il n’a jamais absorbées - parfois, pour ne jamais les avoir mises au menu: Paris-Tours, Bordeaux-Paris et le Tour d’Allemagne. On le sait pour le répéter depuis l’arrêt de sa carrière, à la fin des années 1970, l’Ogre de Tervuren a englouti 525 courses sur route, 98 sur piste et deux en cyclo-cross, l’emportant ainsi près d’une fois sur trois.
On pourrait évoquer les belles performances de Joop Zoetemelk, Lucien Van Impe, Roger De Vlaeminck ou encore Hennie Kuiper. Ils ont été de beaux coureurs et méritent le titre d’Argonautes des Plats Pays. Ils ne sont pas Jason. Il n’y a de place sur le trône que pour un seul roi, le King de la pédale, l’Elvis des légendes épiques et des paysages flamboyants.
Johan Cruijff, le David Bowie des pelouses
À ce rockeur des plateaux répond, à la même époque, le David Bowie des pelouses, l’un partageant avec l’autre un art de remplir les stades, une vitesse d’exécution et - surtout - un adjectif aussi bref que percutant, parce que résumant ce qui ne se contient pas: «total».
Si l’artiste britannique a conçu pour beaucoup de commentateurs un «art total», on sait que Johan Cruijff a été le joyau du football total, conceptualisé par son entraîneur à Amsterdam puis à Barcelone, Rinus Michels.
Avec Cruijff, l’Ajax assure une domination sans partage sur l’Europe, remportant la coupe d’Europe trois années de suite, de 1971 à 1973, succédant à l’improbable Feyenoord Rotterdam qui avait créé la surprise en 1970.
Au lendemain de la finale perdue face à l’AC Milan en 1969, le monde du football garde en mémoire un nom, celui de Cruijff, dont le style et la rapidité technique sidèrent les adversaires et les passionnés, comme si ce sport entrait soudain dans la modernité.
Certes, tous reconnaissent dorénavant qu’il n’est pas le meilleur joueur de tous les temps, n’en déplaise à Michel Platini qui l’avait affirmé dans les années 1980, surtout depuis l’irruption de Cristiano Ronaldo et Lionel Messi sur la planète football.
Mais là où l’un comme l’autre sont des étoiles puissantes de ce système solaire, par la qualité de leur jeu, Johan Cruijff en est l’étincelante comète, comme joueur et comme entraîneur, marquant de son empreinte indélébile l’histoire du sport, encore aujourd’hui: le football de possession, c’est lui; le tiki-taka, c’est lui; la Masia de Barcelone, qui a formé Messi, Xavi, Iniesta, Busquets et Piqué, c’est encore lui; le mentor de Pep Guardiola, c’est toujours lui.
Johann Cruijff, contrairement à Eddy Merckx qui n’a été aimé par les Français que lorsqu’il s’est montré vulnérable, n’a pas suscité autant de passions dans l’Hexagone. Il était l’homme des trois Ballons d’or, le rebelle aux gestes techniques inouïs, mais il avait au moins le mérite de ne pas marcher sur nos plates-bandes.
Il ne serait venu à personne de lui donner un coup de poing dans les côtes, pendant l’un de ses efforts. Nous avons suivi sa rivalité avec le Kaiser Franz Beckenbauer (double Ballon d’or) avec intérêt, dont le point culminant fut sans nul doute cette finale de coupe du monde 1974 perdue par les «Oranges mécaniques», pourtant favoris.
Enfin, Merckx et Cruijff à la retraite, les Français ont remis les pendules à l’heure: nos saints Bernard, Thévenet et Hinault, ont repris le contrôle, tandis que Michel Platini égalait le record de celui que Marco van Basten appelle, dans son autobiographie qui vient de paraître, «Seigneur Jésus-Cruijff».
[M.VAN BASTEN, Basta. Ma vie, ma vérité, Solar Édition, Paris, 2022, p. 40-44.]
Mais que peuvent des saints face aux dieux, ceux qui dépassent l’ordinaire, qui ont repoussé les limites de leur art?
Thévenet et Hinault, c’était Rimbaud, Verlaine ou Mallarmé.
Merckx, c’est Hugo, le panthéonisé devenu mythe.
«Dieu existe, j’ai couru avec lui» aurait dit Joseph Bruyère, son lieutenant sur la route.
L’aveu d’un Belge, certes, mais qui porte une conclusion qu’un Français aurait dû mal à apostasier, toujours aujourd’hui.
© Pierre Gelin-Monastier, Magazine Septentrion 6, 2e semestre 2022
Pierre Gelin-Monastier est critique littéraire et d’art, de cinéma et de théâtre