Les Anglais sont là!
Félicien Barry
Texte
Dans les rues de Charleroi, on rencontrait des soldats français, des Russes, des Italiens, des Anglais, anciens prisonniers lâchés par les Allemands.
J’ai ramené chez moi deux Corses que j’avais trouvés couchés sur le trottoir de l’École moyenne. Mon papa leur a offert une vieille bonne bouteille de vin conservée pour le jour de la victoire. Tout requinqués, ils sont repartis, d’un pas plus joyeux, pour regagner leur pays.
On annonçait les Anglais à Binche, puis à Fontaine-l’Évêque, et finalement à Marchiennes-au-Pont.
Les troupes des griffons (les Allemands) repassaient depuis deux jours, chassées honteusement hors de notre petite Wallonie qu’elle n’avait pas su dompter. Une mer de drapeaux, d’emblèmes de tous nos alliés flottaient gaiement à toutes les maisons (c’était la fête pour tout le monde!). Et quand les premiers combattants, des Anglais, sont arrivés, ce fut du délire! Ah, mes amis, quelle agitation! On les embrassait, on montait sur leur chars, on les portait en triomphe!
Si nous n’avions eu que quelques boches à loger de 1914 à 1918, ça ne fait rien, on s’est rattrapé avec nos alliés. Les deux premiers qui sont venus dormir dans nos lits, c’étaient deux petits Anglais, estafettes motocyclistes à la 42e division XX, Ernest Roscoe, professeur de mathématiques à Manchester et Leslie Shaw, architecte à Londres. Des garçons bien élevés, joyeux, polis, qui faisaient partie du théâtre de campagne pour amuser les troupes, gais comme des pinsons, un bon sourire permanent sur leur visage, ils sont restés plusieurs semaines avec nous.
Au Nouvel-An dix-neuf, ils étaient toujours là. La famille, rassemblée dans la grande cuisine, déjeunait avec un bon café apporté par nos logeurs et des tranches de pain blanc que nous n’avions plus vues depuis des années, quand nos deux lascars sont descendus de leur chambre habillés en femme! Comme je vous le dis! Ils avaient des vêtements de femmes dans leurs bagages pour se travestir en fonction des rôles qu’ils remplissaient sur scène.
Ainsi affublés, c’est eux que nous avons attirés en rue, en inventant que la tradition voulait, en Wallonie, que chaque personne devait embrasser la première femme qu’elle rencontrait. Ils ne se sont pas fait prier! Je vous assure qu’on a ri aux éclats!
Nous avons eu comme logeurs, un médecin néo-zélandais et son ordonnance, qui n’ont dormi qu’une nuit.
Alors, il nous est arrivé une bande de military police australiens, des gaillards comme des armoires à glace. Comme il y en avait beaucoup, on a dû faire un partage. Mon frère Jean-Rémy et moi, nous avons laissé notre lit à Albert et Williams, des cadavres d’un mètre nonante chacun.
Nous pensions les avoir pour deux ou trois jours. Ils sont restés plus de trois mois, nous obligeant à coucher sur le plancher avec une seule couverture comme matelas. Nous avons eu l’occasion de voir ainsi que le métier de soldat dans les tranchées ne devait pas toujours être gai et confortable. Mais nous ne regrettions pas du tout notre petit sacrifice.
Le reste des policiers était logé dans deux pièces occupées par notre domestique Antoine qui conduisait les chevaux de mon papa avant la guerre. On les avait aménagées au plus vite. Comme il n’y avait pas de lit pour tout le monde, on avait étalé de la paille sur le pavement et, ma foi, nos soldats ne se plaignaient pas de leur paillasse.
Curieusement, un des sergents s’appelait comme nous Ted Barry de Sydney. Un tireur au revolver de première classe qui vous coupait un billet de tram à trois mètres! Moi, j’ai demandé à tirer sur une charrette à bras à quatre pas, on n’a jamais retrouvé la trace de la balle dans les planches!
Ces policiers-là étaient nécessaires. Dans une armée en campagne, il y a des gens plus turbulents. Il fallait bien des castards pour les remettre à l’ordre. Chaque jour, en soirée, ils partaient faire leur ronde dans Charleroi.
Une fois j’ai demandé d’accompagner une patrouille. Justement, comme on visitait la salle de l’Olympia sur la place de la Gare, maintenant le cinéma Le Paris XX, commençait une fameuse bagarre entre militaires. Mes compagnons ont foncé dans la bataille. On a entendu des «Oh» et des «Han!», des tables et des chaises qui se brisaient en morceaux, des verres et des bouteilles qui volaient en l’air dans un bruit de tous les diables et un quart d’heure après, tout était fini.
La military police avait rempli son service… Nous avons continué notre promenade nocturne comme si rien ne s’était passé!
La caserne des Chasseurs XX était aussi occupée par une compagnie anglaise. Le capitaine qui la commandait s’appelait comme par hasard Barry.
Un jour qu’il venait donner des instructions à nos policiers, il aperçoit la plaque de cuivre pendue à la façade de la maison. Intrigué, il s’est présenté à la famille en disant:
«Bonjour, cousin! Moi aussi, Barry!»
Le cousin était natif d’Irlande! Comme c’est drôle, hein?
© Félicien Barry, Souv’nances di quatôze, Charleroi, èl bourdon, 2014 et n° 718-719, septembre octobre 2019
Traduction du wallon (Charleroi) par Pierre Arcq, Jean-Luc Fauconnier et Jacques Lardinois.
Lire le texte original en wallon, également sur Revues be, Lès-Anglès sont la!
Notes
1. Il s’agit de la 42nd (East Lancashire) Infantry Division de l’armée britannique qui a combattu d’abord sur le front d’orient puis sur le front de l’ouest. Le 11 novembre, le jour de l’armistice, elle se trouvait aux environs de Maubeuge et c’est elle qui a libéré Charleroi.
2. Actuelle place Émile Buisset; le cinéma Le Paris a lui aussi disparu.
3. Il s’agit de la caserne des Chasseurs à pied; en 1914, elle était occupée par le 1er régiment puis à partir de 1919 par le 2e régiment.
Notes
- Il s’agit de la 42nd (East Lancashire) Infantry Division de l’armée britannique qui a combattu d’abord sur le front d’orient puis sur le front de l’ouest. Le 11 novembre, le jour de l’armistice, elle se trouvait aux environs de Maubeuge et c’est elle qui a libéré Charleroi.
- Actuelle place Émile Buisset; le cinéma Le Paris a lui aussi disparu.
- Il s’agit de la caserne des Chasseurs à pied; en 1914, elle était occupée par le 1er régiment puis à partir de 1919 par le 2e régiment.